LaRevue - Arts, cultures et sociétés


LaRevue, n°90


Éditorial

« La littérature c’est de la vie combinée avec plus d’audace et de logique. Une production ou mise au jour par l’analyse de possibilités, etc. C’est une ardeur capable de vous consumer jusqu’aux os en vue d’une fin émotionnelle d’ordre intellectuel. Le reste n’est que propagande. Ou c’est une lumière qui naît dans la chambre, un sentiment dans la peau, quand on repense à des événements vécus qui resteraient, sinon, indifférents ou confus. »
Robert Musil, Journaux, tome 1, cahier 5, p.288. (Ed du seuil)

À dix numéros du centième, que nous fêterons dignement, TK-21 LaRevue vous propose d’explorer, une fois encore, de nouveaux territoires, de découvrir des œuvres dont vous n’entendrez parler nulle part ailleurs. S’il est vrai que ce qui se passe dans le monde est très documenté, il n’en reste pas moins vrai que des artistes et des écrivains dont le travail est important existent et créent hors des radars officiels. Nous tentons d’être autant que possible auprès d’eux, c’est-à-dire là où les autres médias ne vont pas.

C’est pourquoi nous ouvrons ce Numéro 90 par un entretien avec Taysir Batniji, réalisé par Diane Watteau et Larissa Riahi, le texte étant mis en forme par Sophie Jaulmes. Palestinien vivant en France, il y évoque son parcours et sa vie, l’insoutenable situation en Palestine, à Gaza en particulier et la manière dont cela nourrit son travail. « Je suis un Palestinien enfermé en dehors de sa terre (en France). C’est une situation difficile, pénible, car je ne peux rien prévoir ni programmer. Ma famille me manque, ma géographie natale aussi, j’aimerais pouvoir mener des projets là-bas, comme tant d’artistes vivant entre deux pays. »

Nous poursuivons notre saga Alexander Kluge en publiant un remarquable essai d’Herbert Holl et Kza Han. Ils font partie de l’équipe très restreinte des traducteurs de l’œuvre monumentale en cours de parution chez P.O.L, intitulée Chronique des sentiments. En s’emparant d’un sujet aussi singulier que l’Avent, ils remarquent qu’un « beau jour, Alexander Kluge s’est promis de veiller sur la grammaire crevassée des « horizons ailés » du futur antérieur, avec tous ses modes distendus entre indicatif et optatif. » Avec l’Avent, c’est la boucle sans fin de l’attente qui est déployée comme un rêve devenu vrai.

Nous publions la deuxième partie de l’entretien que nous a accordé Alexander Kluge à l’automne dernier. On l’y retrouvera toujours aussi vif et envoûtant, nous racontant des histoires magiques relatives à l’histoire et à la géographie. L’entretien réalisé par Jean-Louis Poitevin et Hervé Bernard nous parvient en Français grâce à la traduction de Cornelia Geiser. Il explique aussi en particulier ce que sont les sentiments. Comme l’écrit Jean-Louis Poitevin dans le texte de présentation, « ils sont le moteur même permettant à quelque chose comme une voix « intérieure » de se lever en nous. Ils sont directement connectés à notre corps. Ils en sont même le vecteur essentiel d’expression. »

Dominique Moulon poursuit sa collaboration avec TK-21 LaRevue. En remarquant que « jamais une technique ou technologie n’a autant démultiplié les pratiques artistiques de manière aussi fulgurante que durable, à commencer par les domaines du son et de l’image qui en ont été profondément révolutionnés, au point qu’il n’est pas une seule œuvre, aujourd’hui, sans sa part, aussi infime soit-elle, de numérique », il s’engage dans une réflexion de fond sur la question de l’usage inévitable du numérique dans l’art aujourd’hui et sur ses enjeux et ses conséquences. Il convoque pour cela des œuvres d’artistes importants qu’il analyse avec justesse.

La Logiconochronie XXXIV, de Jean-Louis Poitevin, Allégories chinoises, est consacrée à la présentation de Zinitown, un projet pharaonique en Chine près de Canton dans un ancien complexe industriel de 90 hectares reconverti en immense centre voué à l’art. Il y évoque aussi la relation singulière que peuvent entretenir de jeunes couples chinois avec des images d’eux en tenue de mariés, images qu’ils viennent réaliser dans ce lieu, et en particulier la fonction du cliché au double sens du terme dans la propagation de la culture à travers les siècles !

Pier Paolo Pati,, artiste italien que TK-21 LaRevue suit depuis plusieurs années, a séjourné récemment en Iran. Il nous livre ici les premiers éléments relatifs à son séjour. L’ambition est noble et louable qui motive ce projet. « Tehran considered like a first step of a large cultural project, with a political and social character that wants to overcome the ideological borders that today are shrinking, multiplying and fragmenting the idea of the future, through the learning and knowledge sharing. »

À l’occasion de son séjour l’été passé à Samara en Russie, Martial Verdier a rapporté des images du travail de deux artistes italiens Stefano Bergamo et Renzo Durante. Renzo est un sculpteur très attaché à la "matière" traditionnelle (bois et pierre). Stefano est un artiste qui aime les provocations de l’art POP et va de la peinture au numérique. Dans une vieille maison du petit village russe de Shiryaevo, qui fut un jardin d’enfants puis une écurie, ils ont créé une exposition au goût vaguement rétro et extrêmement kitch, faite de liens entre les traditions locales et l’histoire de l’art occidental revisitée.

Pauline Lisowski nous offre un texte remarquable sur le travail que mènent ensemble et séparément deux artistes qui tentent de répondre à des questions bizarres : « Comment rendre compte des caractéristiques d’un territoire, qui par définition prend en compte la pluralité du vivant qui l’occupe ? Et comment définir la spécificité d’une pratique artistique liée à un territoire ? »
Pour répondre à cette question, Jean-Pierre Brazs et Agnès Prévost­ mènent diversement une enquête qui prend le temps de l’arpentage pour faire remonter à la surface des éléments qui témoignent du lieu en tant que lieu vécu.

Avec Dans Un Grain, récit photographique, en diptyque Guillaume Dimanche poursuit son exploration du Qatar . Il porte son regard sur une trace de vie dans le pays le plus gros émetteur de dioxyde carbone par habitant. Les diptyques, ce sont des raccords, des stéréos, des contrastes, des opposés, des contre-champs, des panoramas, des zooms. Ce procédé de photomontage est utilisé pour distancier le spectateur de l’objet montré.

Tristan Jeanne-Valès nous permet de découvrir certaines des images qu’il a réalisées au fil du temps. Elles sont accompagnées d’une texte court fait de souvenirs, d’anecdotes de travail ou de dérives plus poétiques. Il note en effet : « Je scrute l’inutile. Je suis du côté des morts, des morts à venir, des morts bientôt. J’aime l’érosion, j’aime la trace, le bruit de fond du temps qui passe. Je ne photographie pas la vie, je photographie la mort, la mort qui vient, qui est déjà là... »

Virginie Rochetti revient enfin avec S02-E01, le début d’un nouveau feuilleton en dessin d’animation, « pour ne pas être rattrapé par l’enfer. ».
À ne pas manquer !

Jean-Louis Poitevin a sélectionné une nouvelle vidéo courte de Frédéric Atlan intitulée L’inéluctable. Comme à son habitude, il tente de déplier à travers un court texte intitulé, lui, Grand tout et Petit rien dévalant les escaliers (de l’oubli), les arcanes secrètes de ces images si proches de « nous » qu’elles parviennent à faire se lever en nous un trouble irrépressible.

Mengzhi Zheng expose en ce moment au GAC d’Annonay. Outre la présentation de ses maquettes abandonnées sur des tables, ce qui permet de pouvoir réellement les « toucher de près avec les yeux », il accompagne cette nouvelle exposition de photographies de maisons prises lors d’un voyage entre Lyon et la Bosnie. Ces images forment une sorte de contrepoint qui renforce la dimension analytique et poétique de son propos artistique. Jean-Louis Poitevin accompagne ce nouveau développement dans le travail de Mengzhi Zheng de deux courts textes incisifs.

Martial Verdier et Xavier Pinon poursuivent leur exploration de l’ancien bassin minier et sidérurgique de Longwy dans cette Chronique de Longwy au 21e siècle. Ce sont les maisons qui font l’objet de leur attention aujourd’hui. « La construction de maisons fut une nécessité pour toutes les sociétés sidérurgiques du bassin de Longwy pour conserver une main-d’œuvre qualifiée rare. Il s’agissait souvent de petites maisons mitoyennes qui constituaient des rues entières, des maisons jumelées au milieu des jardins, ce qui a valu la dénomination de « cités-jardins ».

Télémaque Masson poursuit sa réflexion sur les fantômes et les spectres si chers à Jacques Derrida, que l’on retrouve d’ailleurs dans une de ces vidéos, en nous proposant avec On ne joue plus, deux vidéos et un texte sur le réalisateur, acteur et performeur Frederic Danos qui invite ainsi le public à un moment d’échange, présentant certains des spectres qui le hantent.

Comme toujours nous terminons ce numéro par la publication de textes littéraires inédits.

Laetitia Bischoff qui est poétesse avant toute chose, nous envoie aujourd’hui une brève méditation sur l’essence de la poésie. « La poésie s’étire en un trait de dessin. Elle parcourt la dent, la lèvre, puis l’œil et les cheveux d’un petit être ensommeillé. Elle longe son bras, le confond avec l’oreiller. »

Joël Roussiez revient avec deux textes courts et envoûtants qui nous conduisent, l’un « dans la tour franque de Jibbhâ où les corbeaux jacassent tandis que les choucas tournoient », l’autre au seuil du « sommeil profond ».

Alain Coelho nous livre un nouveau chapitre de son travail en cours, Images d’aurore, qui porte sur le Tunis de son enfance. Ce chapitre 9 s’intitule Les flacons et les corps. Voyage intérieur, ce livre en cours l’est absolument qui nous amène à nous interroger sur les modalités de la perception et du souvenir. « Seules les images demeurent, et avec elles des impressions d’aurores (à telle enseigne que ces souvenirs et ces scènes me font l’effet aujourd’hui de sommeils pleins et de réveils souverains que l’âge ne me permettra plus d’éprouver). »


Photo de couverture : Pier Paolo Patti

De nombreux problèmes subsistent encore pour des utilisateurs de Safari. Le mal semblant être profondément ancré chez Apple, nous vous conseillons de lire TK-21 sur Firefox ou Opéra par exemple.

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