lundi 28 janvier 2019

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Perce-voir un lieu

Jean-Pierre Brazs et Agnès Prévost

, Agnès Prévost , Jean-Pierre Brazs et Pauline Lisowski

La rencontre d’un lieu est pour Jean-Pierre Brazs et Agnès Prévost le point de départ d’expérimentations artistiques et géographiques. Tous deux explorent un endroit choisi dans une quête de rencontres, d’observations et d’attention à des traces, signes des relations et des passages d’êtres vivants. Depuis juin 2018, ils travaillent ainsi de façon parallèle dans deux régions très éloignées l’une de l’autre en suivant le désir commun de les « Perce-voir ».

Et ce mot est lui aussi choisi. Leur démarche poursuit le basculement de la conception courante du paysage (qui n’est qu’un système de représentation) vers une pratique (praxis) des territoires impliquant expérience et apprentissage. Elle se fonde sur l’expérience de ressentis, d’émotions, de relations physiques, qui nécessitent du temps long, pour créer une mémoire.

Comment rendre compte des caractéristiques d’un territoire, qui par définition prend en compte la pluralité du vivant qui l’occupe ? Et comment définir la spécificité d’une pratique artistique liée à un territoire ?

Pour répondre à cette question, Jean-Pierre Brazs et Agnès Prévost mènent diversement une enquête qui prend le temps de l’arpentage pour faire remonter à la surface des éléments qui témoignent du lieu en tant que lieu vécu.

Jean-Pierre Brazs a vu dans le Mont Salève, site emblématique du paysage du Genevois, un terrain de recherches, d’expériences et de construction de récits. Si au départ, sa pratique consistait non pas à introduire une « œuvre » dans un lieu mais à y intervenir à partir de points de vue précis pour en modifier la perception, il privilégie désormais une attention aux marques, traces, empreintes (volontaires ou involontaires) abandonnés dans les territoires. Une façon d’en sonder les profondeurs. Selon l’artiste, « les lieux sont construits, dans le sens où il s’agit de portions d’espace circonscrites et nommées. Ils sont pratiqués, parce qu’ils accueillent les activités de différents êtres vivants, dont les êtres humains. Ces activités peuvent être simultanées (synchronie, superposition dans l’espace) ou successives (diachronie, succession dans le temps). Les activités génèrent des transformations dans le paysage. Ces transformations sont de différentes natures et interviennent à différentes échelles. (Depuis des défrichements, des terrassements, des constructions d’infrastructures ou de bâtiments, des plantations, etc., jusqu’à des interventions infimes, parfois intimes.). Chaque pratique laisse des traces dans le paysage. Elles peuvent être très éphémères ou plus ou moins pérennes. Elles s’ajoutent, à la manière d’un palimpseste, aux traces du passé [1]. » Il a découvert sur le mont Salève des traces de « feux de camp » récents ainsi que de nombreux signes gravés et peints dans les rochers de Faverges. Il a repéré différentes traces qu’il interprète comme des signes pouvant prendre leur autonomie et constituer la matière de futurs récits.

Le territoire des Calanques marseillaises choisi par Agnès Prévost lui impose comme tout lieu sa complexité, au sein de laquelle marches et prises de vue photographiques et dessins permettent une première entrée. « Le lieu est pour moi un inconnu, et il devient sujet d’une rencontre. Telles les strates géologiques, il est ”multicouche”. Cet entremêlement dans l’espace et le temps lui confère une paradoxale illisibilité. Le lieu est un territoire vivant complexe, où histoire naturelle et histoire humaine sont souvent entrelacées. Or il faut à chaque fois en définir les limites subjectives. Vécu, le geste artistique va vers une forme de lisibilité du paysage. Il est le prétexte d’une/des rencontre/s possible/s, (tels d’autres gestes - jardinage, cueillette, chasse…), qui éclairent un peu le lieu. C’est un rituel d’inscription, de révélation - au sens où le révélateur révèle l’image photographique – et de mémoire [2]. » précise l’artiste. Dans les Calanques, elle a travaillé avec un natif des lieux, « passeur » qui lui a transmis des récits personnels aussi bien que collectifs sur ce territoire.

Ces deux artistes reviennent donc régulièrement sur les territoires pour y mener un travail qui s’apparente désormais à celui du géographe ou de l’archéologue. Ils travaillent sur les manières de (perce)voir autrement, au moyen de différents supports, des lieux dont ils s’imprègnent. Et qui finissent par les habiter.

« Je pense que pour un artiste intervenir dans un lieu c’est relier ; c’est donner au fouillis de pierre, de terre et de végétal, la forme d’un tout (provisoire et relatif) mais aussi convoquer le passé, l’ailleurs et l’autre, et donc négocier sa place. C’est par le relevé d’éléments formels, propres à un lieu, puis par leurs traitements par les moyens du dessin (manuel ou numérique), que je cherche à « perce-voir [3] ». témoigne Jean-Pierre Brazs au sujet de sa pratique artistique.

Agnès Prévost s’intéresse à la notion d’écospécie, un terme proposé par Augustin Berque pour traduire le concept de sumiwake inventé par le naturaliste japonais Imanishi Kinji. L’écospécie désigne le fait que chaque espèce construit son monde au sein de l’Umgebung (le donné terrestre) par un réseau particulier de relations. Ainsi émerge pour Agnès Prévost la nécessité de deviner (Jean-Christophe Bailly) le paysage : « Visibles ou invisibles, multiples et particuliers, déterminants tous l’apparence terrestre que nous connaissons, je me demande donc maintenant comment photographier, perce-voir, ces liens formant ces mondes spécifiques, tissés sous nos regards sans que nous les voyions ? J’aimerais engager un travail de représentation de cet in(fra)visible vital, signifiant […] [4]. »4 Cela dit, Agnès Prévost considère que « perce-voir » est à la fois actif et passif : il ne s’agit pas de projeter mais de faire attention à ce qui se présente devant soi, de le recevoir. Emprunter d’autres points de vue, se mettre à la place des autres êtres vivants pour mieux les comprendre et se relier à eux.

L’art ainsi que les savoirs scientifiques et vernaculaires se croisent au fil des démarches et marches de ces deux artistes. Le lieu qu’ils ont choisi leur offre une diversité d’expériences et d’attentions aux éléments constitutifs du vivant, aussi bien minéraux que végétaux. Tous deux pratiquent la collecte qui leur permet de perce-voir, de faire remonter à la surface ces réalités « invisibles » qui composent un paysage. Jean-Pierre Brazs extrait par le moyen de la photographie des signes qu’il découvre dans le mont Salève. La collecte d’Agnès Prévost se compose de regards, de sons, de perceptions, de dessins, photographies, écrits associés… plus rarement de plantes ou d’objets – fragments d’un tout, traces - prélevés sur place.

Jean-Pierre Brazs et Agnès Prévost révèlent les différentes temporalités que contient un lieu et accordent également une importance aux noms.

Jean-Pierre Brazs utilise un vocabulaire de signes pour construire des récits visuels. Il les nomme « Dits » en référence à l’expression « Lieux dits ». Agnès Prévost, quant à elle, a suivi le passeur qui marche devant elle et lui transmet les histoires qui fondent le terrain qu’elle arpente. Tout comme les noms sont des signes qui nous apprennent l’histoire et la géographie des lieux. « Liés à l’histoire, aux usages, les noms assurent une mémoire collective des relations entre humains et lieux. Ces précieux indices nous ménagent inconsciemment une place dans cette histoire [5]. »5 affirme Agnès Prévost, qui s’intéresse à la manière dont la langue révèle notre rapport au monde.

Ces deux artistes, à, partir de leurs recherches sur place, produisent des comptes-rendus graphiques, photographiques et plastiques.

Jean-Pierre Brazs met en place un processus de travail précis :

Inventaire photographique de signes / transcriptions graphiques primaires / Décomposition en signes élémentaires / Recomposition de façon à obtenir des « signes évocateurs » / Ajout à ce corpus d’autres signes correspondant à des éléments des paysages du Mont Salève : foyer, chemin, rocher, muret, arbre, branche, fagot, barrière, etc. / Utilisation de ce vocabulaire pour construire une réécriture du lieu parcouru (des histoires possibles du Mont Salève) sous la forme de frises proposant un parcours visuel.

C’est par la vidéo, le dessin et par la pratique photographique qu’Agnès Prévost choisit de restituer sa pratique accompagnée de ce paysage à la topographie abrupte. Son film invite à suivre un habitant des Calanques dans sa rencontre familière et érudite avec les différents êtres vivants de ce milieu. Et quoi de mieux également que le support cartographique ou celui du livre pour restituer et mettre en forme leurs explorations de ces lieux vécus, dont ils font le tour pour en donner à voir toute leur richesse.

Les œuvres de ces artistes proposent alors des transpositions historiées de lieux, destinées à s’inscrire dans un nouveau cheminement : celui des lieux de mises en exposition.

Ainsi, Jean-Pierre Brazs et Agnès Prévost soulèvent de quelles manières des lieux sont sources de récits et révèlent la nécessité du temps pour faire émerger différentes strates d’histoire et de signification de celui-ci. Au travers de leur expérience, de leurs allers-retours, du site à l’atelier, ils restituent un chemin qui s’ajoute à celui de la vie de tous ceux qui y ont laissé une trace, qui l’ont façonné et qui continuent de modifier le terrain. Ces artistes vivent intensément le territoire qu’ils ont choisi d’explorer. Ils habitent le lieu tout comme le lieu les habite. Ils mettent en évidence l’écart entre ce que l’on dit de la nature, comment on la façonne et l’expérience qu’on en a. Leur pratique artistique conduit à un changement de notre rapport au paysage. Et « Perce-voir » renvoie aussi à la notion de « sur-vivre » : vivre au-delà, de façon Autre.

Jean-Pierre Brazs, Feux du Mont Salève / septembre 2018
Jean-Pierre Brazs, Les rochers de Faverges
Jean-Pierre Brazs, Le dit des rochers de Faverges / 1(extrait)
Jean-Pierre Brazs, Le dit des rochers de Faverges / 2(extrait)
Jean-Pierre Brazs, Le dit des rochers de Faverges / 3 (extrait)
Agnès Prévost, Quelques paroles des Calanques (film).
Agnès Prévost, Quelques paroles des Calanques (film).
Agnès Prévost, Quelques paroles des Calanques (film).
Agnès Prévost, Quelques paroles des Calanques (film).
Agnès Prévost, Quelques paroles des Calanques (film).
Agnès Prévost, Devinement d’un lieu (photos, dessins). Extraits.

Notes

[1Entretien mené avec Jean-Pierre Brazs le 14 novembre 2018.

[2Entretien mené avec Agnès Prévost le 3 janvier 2019.

[3Entretien mené avec Jean-Pierre Brazs le 14 novembre 2018.

[4Entretien mené avec Agnès Prévost le 3 janvier 2019.

[5Entretien mené avec Agnès Prévost le 3 janvier 2019.