dimanche 31 octobre 2021

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Duras : l’interdit dit-elle

, Jean-Paul Gavard-Perret

Marguerite Duras, Le cinéma que je fais, Écrits et entretiens, Édition établie par François Bovier et Serge Margel, P.O.L éditeur, octobre 2021.

Ravir, être capturée, être prise, dépossédée, la peur de l’image, le désir de l’image c’est ce qui traverse l’œuvre cinématographique de Marguerite de Duras. Deux des films marquent des points limites : Son nom de Venise et Le Camion. Deux films incontournables qui seront suivis , selon les mots de l’auteur et réalisatrice d’un « échec » (Le Navire Night) et de trois désastres (Césarée, Les Mains Négatives et Aurélia Steiner).

On croit d’abord que l’image est au centre de l’histoire, des histoires. Mais c’est l’inverse qui se passe. Impossible de mettre l’image au centre de la narration filmique. Dans Son Nom de Venise, bordure, absence et dans Le Camion pure didascalie, pur commentaire, débordement, « comment-taire » de ce qui n’est pas ou de ce qui ne pourra pas être.

L’image reste en attente, en assise, en instance de désir. Rien ne passe, rien ne peut se passer. Ou presque. Mais le presque demeure, semble tout emporter sur son passage, tel un typhon mais, en même temps tel un barrage.

D’où une mise en abyme : Face à l’éblouissement, à la nécessité fatale, tragique de la représentation demeure un travail de résistance. L’image se transgresse, passe par la bande. Dans Son nom de Venise et Le Camion ne reste qu’une sonate creuse. Le crime perpétré contre la représentation.

Marguerite Duras — Son nom de Venise

Car il s’agit bien d’un crime. Mais à qui ce crime profite-t-il ? Apparemment à personne puisque personne n’a su l’exploiter (repartir de là où Duras l’a prématurément laissé). Personne n’a su rebondir dessus comme Duras elle-même avait su rebondir sur les images de Resnais au moment où il était encore un cinéaste qui avait quelque chose d’intéressant à dire, à montrer.

Sans descendance Duras. Elle seule pour montrer moins afin de voir mieux et d’une certaine façon moderato cantabile, en « mettant la caméra à l’envers, en filmant ce qui entrait dedans, de la nuit, de l’air, des projecteurs, des routes, des visages » (Préface au Navire Night) jusqu’à ce que tous les ingrédients habituels à la « suture » et à la saturation cinématographiques disparaissent.

D’où un nécessaire (in)accomplissement. Consumer l’image sans se consommer en elle. Le filmique « dit » qu’il n’y a pas de la réalité, pas plus que son fantasme. Il faut ainsi foncer, plus loin pour casser l’image qui feint de montrer. Montrer son mensonge en une sorte de récit évidé de l’objet et ce au conditionnel passé - pas au futur antérieur.

Une manière - la seule peut-être - de renvoyer le voyeur à sa misère, à sa déception même puisqu’il ne peut même plus bander. Ce n’est plus lui qui bande car son œil est bandé. Reste le dépouillement, pas le nu. Reste cette pornographie de la pornographie.

Marguerite Duras — Navire Night

« L’image sans forme simplement incomparable ». Reste la petite (pute), la grande (misère). Le lieu où le bât blesse. Non une évidence mais un évidemment. Effraction, interstice. Dévoilement déplacé. On ne peut plus mariner dans le bain amniotique de l’écran.

Duras crée ainsi sa mécanique plaquée sur la feinte du vivant, crée des histoires qui ne s’exhibent plus pour dire la douleur. La douleur (l’impossible du désir) ne se montre pas .

Le film reste en suspens - pas du pas. Passer par une autre musique, par la nécessaire incomplétude de cette image qui sort de son extase embryonnaire avant de retourner aux limbes ou en enfer.

Il n’y a que ce rebord, ce « C’est tout » . Créer le vide – le seul moyen de le faire résonner. Perte du voyeur dans le lieu de sa voyance. « L’interdit que je me pose, le film » (préface au Navire Night).

Marguerite duras — Le camion