dimanche 3 octobre 2021

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Trois artistes qui me parlent

Véronique Sablery, Lo Bricard et Léa Kloos

, Jean-Paul Gavard-Perret

Les choses simplement vues donnent aux photographies de Véronique Sablery une poussée créatrice particulière. Photographe de l’empêchement Lo Bricard trouve la voie qui évite le retour à la vieille naïveté réaliste comme à la tentative de vivre en pays conquis. Les photos de Léa Kloos nous font vivre plusieurs vies à la fois.

Les Décalages de Véronique de Véronique Sablery : décalages

Les choses simplement vues donnent aux photographies de Véronique Sablery une poussée créatrice particulière. Elles ne sont pas faites pour commémorer ni pour rapatrier vers un Eden artistique. En aucun cas leur créatrice ne les réduit à de petits traités d’archéologie du fugace. Elle a toujours su aussi écarter la tentation de l’exotique, du raffiné en préférant l’épure d’un langage qui nous ramène dans l’ici-bas de notre inconscient où s’ébrouent les multiples avatars encore non mis à nu de nos désirs et de leur revers et cette nostalgie insécable de l’origine dont ils ne malaxent que l’écume. De plus, l’artiste a compris qu’il ne faut jamais rechercher le prétendu marbre de l’identité supposée mais sa terre friable celle qui nous fait face dans le réel comme dans l’illusoire au sein d’un jeu de piste dont on connaît ni le point de départ (cette fameuse « nuit sexuelle » dont parle Quignard), ni celui d’arrivée. Bref la photographie, la « vraie », ne mène pas où l’on pense accoster. Et Véronique Sablery descend, descend, elle n’a pas peur que la terre lui manque et ne craint pas sa force de gravité. C’est sans doute pourquoi ses photographies « creusent » et font exploser l’âme par les corps qu’elles exposent.

Véronique Sablery permet d’atteindre ou de pénétrer ce qu’il en est de la trace car elle pense vraiment par un langage qui multiplie les prises et se découvre en avançant tandis qu’elle s’enfonce avec son regard vers son sujet « comme à la limite de la mer un visage de sable » (Michel Foucault) où vient « s’échouer » l’épure de ses portraits et de ses paysages. L’être soudain se voit en une image primitive et sourde. Il se découvre en cette chair plate, blanche, noire et ses dégradés de gris. L’être soudain capté n’est plus figé ou capturé : il sort de lui-même. Mais il y a plus : du « fond » de telles photographies se saisit l’absence, l’absence elle-même est donnée comme présence absolue - le mot absolu est ici à sa place puisqu’il signale la séparation éprouvée dans toute sa rigueur (l’absolument séparé). En cet abîme les travaux de Véronique Sablery appartiennent plus à l’espace de la vie qu’à celui de la mort même si la photographie est selon Beckett : « Cette l’erreur essentielle dont on ne se remet pas, dont on ne sort pas vivant - même si on met longtemps à le comprendre. » (Beckett). 

Véronique Sablery

À l’inverse des autres arts plus « plastiques » - la photographie joue contre le temps, sépare, divise, défait. Elle ne renvoie pas à la réalité mais à son fantasme. Elle n’inclut pas de vérité d’autant que la vérité n’a pas à être dite ou connue - elle ne peut pas se connaître elle-même : la rigueur vitale l’exclut. Qu’elle s’intéresse aux prisonnières de la Maison d’Arrêts de Rennes, aux figures de Saintes ou, comme pour cette exposition, à la Sainte Face (à partir des peintures du XVIIe siècle de Philippe de Champaigne et de son neveu Jean-Baptiste), la photographe poursuit donc un travail paradoxal. De l’objet sensoriel (la main hier, l’œil aujourd’hui), elle passe à sa « fonction » (le toucher, le regard). Pour « Tentation du visible » l’artiste rappelle que l’œil par lui-même est toujours trop loin pour qu’on y cerne le regard. Le premier navigue dans le vague, seul le regard traque l’appel à la présence. Le premier demeure attentatoire, seul le second devient « fable ». 

Passant d’objet à fonction l’œil devenu regard « change de main ». Et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de celui du Christ peint par Philippe de Champaigne, il n’existe plus de feinte : les paravents que constituent le mensonge, la culpabilité ou le repentir se taisent. Ne reste plus, dedans, de rumeur si ce n’est celle de la lumière de l’âme qui elle-même n’est plus très loin.

Chaque œuvre compose avec le diaphane. Non que la photographe refuse l’épaisseur voire les jeux de plan stratifiés qui désynchronisent parfois la représentation. Mais tout se fond dans un principe de divisé-divisant. Le visible (apparence) disparaît en tant que tel au profit d’une mise en aura. Certes une figuration demeure mais comme en trompe l’œil. De chaque « photographie » émerge un phénomène à la fois de dédoublement et d’enlacement. L’image se manifeste comme apparition mais indique aussi quelque chose qui ne se manifeste pas. Il y a donc là un phénomène indiciaire aussi subtil qu’étrange et qui tient lieu de trouble. Ce qui est montré ne signifie donc pas simplement mais annonce quelque chose qui se manifeste par quelque chose qui ne se manifeste pas.

Lo Bricard

Lo Bricard : habiter le temps

Tête hirsute un être cherche ses racines carrées sous la pluie d’hiver, sous la nuit d’été. Mais La Notte n’est plus celle d’Antonioni. Retour au néo-réalisme. Il n’exclut pas la poésie là où rien ne colle. Du moins pas comme il faut. Photographe de l’empêchement Lo Bricard trouve la voie qui évite le retour à la vieille naïveté réaliste comme à la tentative de vivre en pays conquis. L’artiste montre ce que nous ne regardons plus faute de l’avoir trop vu. Dans cette expérience a priori simple surgit quelque chose de bouleversant. L’ode au soldat inconnu de la misère et des trottoirs en devient immense.

Au sein des jeux entre la lumière et l’obscur, dans un noir et blanc fortement contrasté, Lo Bricard crée une étrange poétique de la ville. Elle devient « l’immonde cité » dont parlait Baudelaire. Les ailes du désir sont coupées en passant sous les fourches caudines de la misère. La vision du photographe est impitoyable sans pour autant tomber dans le « musérabilisme ». Dans Paris, Bruxelles et autres villes les perdants sans être magnifiques (ce qui ne serait qu’une vue bien étroite de l’esprit) gardent leur dignité au moment où le photographe plonge dans un voyage au bout de leur nuit. Des désocialisés l’artiste fait jaillir les obscures clartés d’oiseaux blessés, d’âmes perdues et d’existences laminées.

La réalité la plus triviale n’est jamais donnée telle quelle. Lo Bricard la multiplie dans des espaces et des temps asymétriques si bien que la photographie garde à la fois une force de mystère impressionniste mais tout autant une radicalité expressionniste. Le réel n’est plus un décor. Il devient les cercles d’un enfer dantesque qui n’a plus rien d’allégorique. Les être ne peuvent plus échapper à l’attraction de dérives et de chutes selon une approche qui tente de ré-enchanter ce qui ne le peut plus.

Lo Bricard permet de comprendre comment en déplaçant nos perceptions la photographie - lorsqu’elle est comme chez l’artiste, formellement aboutie - propose une cité mystérieuse où les êtres sont plombés. Comme un Ron Jude l’artiste saisit même sans le connaître et à l’instinct ce qui est arrivé à ceux dont il fait le portrait. Comme un détective mais surtout un poète il donne du monde une image complexe. Il y a la beauté et la souffrance, le désert et le bruit.

Lo Bricard

 

Multipliant plongées et contre plongées, mais étant tout aussi capable de capter de manière frontale, le photographe, au sein des jeux entre la lumière et l’obscur, fait jaillir une clarté d’angoisse, parfois de violence mais parfois de douceur. La rue ressemble parfois à une cours des miracles. L’artiste la photographie en plan général ou rapproché sans pour autant limiter ses prises à « du » reportage. Chaque photo devient un spectacle cérémoniel. La réalité la plus triviale n’est donc jamais donnée telle quelle. La photographie n’est pas celle d’un caniveau : elle ouvre à l’éclat de lune ses métamorphoses. 

Gravats, murs décrépis, routes ponctuées de détritus créent une narration terrible mais rehaussée par la dimension esthétique de l’œuvre. Implicitement Lo Bricard espère que la beauté puisse sauver le monde. On ne peut lui donner tord surtout lorsque cette beauté n’est en rien muséale et statique : elle ouvre à une interrogation. Il y a là des cimetières sous la lune. Mais l’espoir aussi qu’une aube les transforme en autre chose que champ des morts.

Lo Bricard s’empare des terriers du réel selon une largeur d’accès inédite. Il explore la gueule gigantesque qui engloutit les êtres. La vie est tout sauf une fête. Le background social, culturel et ethnique pèse de tout son poids. Mais en accordant son attention aux damnés de la terre, sous le regard et la prise bienveillante et par son témoignage, le photographe tente de remettre l’humanité en marche même s’il existe bien des grincements dans les rouages là où l’être lutte pour sa survie .

La quête de détail ni ne détruit les affres du passé ni l’illusion que le présent serait plus rassurant par la présence de visions sidérantes. Existe néanmoins une lutte contre l’agonie du monde. S’inscrit aussi une nouvelle vision du portrait. Elle empêche la mainmise trop prégnante des effets de réalité même si celle-ci n’est jamais cachée. La place de l’humain demeure centrale et l’artiste lui accorde une sorte d’aura.

Léa Kloos

Léa Kloos : portraits de femme

Les photos de Léa Kloos reviennent à vivre plusieurs vies à la fois. La créatrice les tisse. Elle sait dépasser les lignes d’ombres pour donner de la chair au ventre chaud des équateurs de ses invitées. Accord tacite. A corps partagés - du moins dans le fantasme. Dans le regard tactile le toucher est lueur. Même assis les corps circulent. Ils ont besoin de place.

Jour après jour l’artiste enfonce dans ses images. Et leurs paysages nous traversent en nous rappelant qu’amour bouillu n’est pas foutu. Lors de ses prises des jambes se croisent et se décroisent. Dansent parfois un Orfeu Negro, una serenata negra. Parfois elles restent statiques. De chaque sourire les frémissements frangent des lèvres. Une femme plus mutine que les autres semble dire : « si tu ne me trouves pas je suis caché dans le jardin ». Un acquiescement insolite au monde s’éclaircit. Par tous les angles l’artiste en apprivoise la surface. L’image retient, disperse en poussière narrative.

Léa Kloos

Plan fixe, mouvements. Raison vole. Le corps des Sirènes si reines flotte, coule, roucoule, gourmand de sa gourmandise. Chaque femme est d’un ailleurs mais reste proche quoiqu’effacée de la fresque commune par le choix de Léa Kloos. Il s’agit d’étreindre le corps fuyant du mystère. Femmes au bois mordant. Feu sous la cendre, nuit sur la nuque. Montez rideaux : la photographe tire les ficelles. Les femmes sont les diablesses de la sainte chapelle. Leur corps est disposé de façon à glisser dans la région où la pensée n’est que panier percé. Pliures d’ombre, chemin frayé par degrés autour des cuisses sabrant l’azur pour mieux suivre leur cours.

Véronique Sablery : https://veroniquesablery.tumblr.com

Lo Bricard : https://photosbylo.jimdofree.com

Léa Kloos : www.leakloos.com/

Frontispice : Véronique Sablery