dimanche 30 janvier 2022

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Pierre Molinier le pionnier

, Jean-Paul Gavard-Perret

Pierre Molinier invite à une fouille symbolique, savante et erratique.

Séducteur invétéré, fétichiste convaincu, travesti impénitent, bisexuel par inadvertance, Molinier aura été habité par deux désirs : « Jouir » (dit-il) afin d’accéder au paradis immédiat du plaisir sexuel et « laisser une trace dans l’infini du temps ». Son questionnement sur le sexe jamais vraiment apprivoisé, l’érotisation des images restent les bases de l’œuvre. La soie des photographies épouse le corps et son aspiration aux brillants essors de la perversité – du moins ce qui est pris comme tel. La dentelle ajourée dessinée qui voile les seins qu’elle révèle, offre et refuse et un visage qui semble voué à l’exigeante virginité des moniales ou à l’effroyable humilité des filles déshonorées propose un assemblage fétichiste « souligné » par la présence de deux hauts talons. Dès lors l’intimité ne se remodèle pas selon nature : elle s’enrichit par superpositions de strates parfois incompatibles.

Pierre Molinier invite à une fouille symbolique, savante et erratique. De tréfonds obscurs surgit le statut ambigu de la féminité dans une société avide de cloisonnements, de morales et de pérennité. Contrainte à une nudité distante, la femme propage une inflorescence qui la prolonge et l’isole. Le doute se mue en certitude. L’inverse est vrai aussi. C’est comme une stance surréaliste qui habillerait de pudiques fioritures un sentiment trop humain et un désir complexe.

La femme peut surgir en saltimbanque fatiguée et qui recouvre dans les coulisses de sa loge une identité dont la scène l’avait dépossédée. Ailleurs elle joue son rôle d’épouse les yeux fermés jusqu’à n’être plus qu’un trophée lumineux sur le phallus de cristal de l’orgueil masculin. Elle incarne aussi la veuve joyeuse voilée mais libérée du mensonge et de son statut d’infériorité. Elle avance nue sous ses dentelles, nue dans l’imbroglio d’une passementerie perverse. Elle prend, faussement, angélique les traits enfantins d’un archétype obsessionnel. L’amour pour elle n’est plus une menace assumée mais un jeu de poupée. Poupée âgée mais poupée tout de même qui ne craint plus l’épanouissement éphémère des roses du matin.

Pierre Molinier par ses mises en scène conserve sa place dans la constellation surréaliste. Mais une place excentrique et qui déborde cette école. D’autant que dans ses photographies il reste le précurseur de pratiques artistiques et corporelles qui tient à la fois d’une forme de désublimation (mais qui ne rejette pas le concept de beauté) et d’actionnisme. Le film Les Jambes de Saint Pierre de Dominique Roland présenté au centre des Congrès d’Issoudun en ouverture d’exposition donne une idée. De cet actionnisme particulier où le geste contrairement aux Viennois n’a une portée politique que par accident.

Les photographies de Molinier et leurs cérémonies possèdent une fragilité exceptionnelle et semblent le fait d’une improvisation qui continue de vibrer. L’artiste donne toujours l’impression du vivant saisi dans son aspect momentané mais non fixé. Surtout après 1973, lorsqu’il délaisse la peinture et bientôt au dessin pour se consacrer, jusqu’à sa mort, à des montages photographiques qui sont l’aboutissement d’une très longue pratique. L’artiste s’y engage totalement même si, à l’époque, la cote des photos sur le marché de l’art reste des plus modestes. La lumière des photographies de l’artiste accorde un profil perdu qui tremble au-delà de la simple lisibilité « documentaire ». La charge d’intensité érotique rappelle que toute rencontre reste un moment éphémère qui ramène au sentiment de la fugacité du temps et comporte un avant de mort.

Molinier était d’ailleurs familier de l’image de sa propre mort. Il en fit même l’un de ses fantasmes narcissiques privilégiés. Il donna finalement sa forme à son suicide sans forcément en constituer la cause. Il convient en effet d’établir une distinction entre l’image et l’acte. Toutefois on peut se demander dans le cas de l’artiste où pourrait se poser exactement la séparation. Certes ses autoreprésentations dans la mort appartiennent au champ de la fantaisie. Ce sont des travestissements. Elles font d’abord partie du même registre que les transfigurations érotiques de l’artiste. Elles participent du même emportement de vie, elles défient et même nient la mort plus qu’elles ne la préparent. Pourtant de telles « actions » artistiques ne sont pas innocentes. Et le geste ultime de l’auteur surgit dès qu’il lui apparut que l’avenir soudain se refermait sur lui et qu’il ne pourrait exiger de lui-même la possibilité d’excéder d’autres limites.

Molinier échappe donc aux échelles de valeur qu’on accorde généralement à l’art quel qu’en soit le genre. Ses dessins et photographies ne peuvent être classés dans la catégorie pornographique. Ils n’ont pour projet ni de satisfaire aux normes définies par la tradition ni de promettre par quelque bouleversement incongru la continuation d’une Histoire de l’Art ou dans celle du désir. Leur fétichisme est très particulier. Comme pour un Bellmer ses égéries sont des fétiches du fétiche. Leur provocation reste à double détente. Ni poupées, ni statues, à peine mannequins – sauf à admettre que la puissance onirique de cette dernière ne possède rien de trop intense – ses femmes laissent la question de corps ouverte. L’artiste a su ne pas s’embourber dans les nébulosités d’une métaphysique douteuse ou d’une pornographie purement canaille.

Entre caresse et plaisir ludique l’image franchit une succession de seuils et d’étapes afin d’atteindre ce qui intéressait avant tout l’artiste : un principe de féminité nocturne et première. Toutes ses œuvres tentent d’en recueillir la présence fondatrice. Ajoutons que le lien – et plus particulièrement en photographie – existe toujours entre le corps perçu et celui qui le regarde. Mais cette connexion ne se prête pas chez lui à une lecture immédiate. Molinier ménage des errements ou des « oublis », des intransigeances ou des omissions. L’œuvre ouvre l’arête du corps sur des sortes d’étendues et d’étreintes non consommables. Elles montrent comment le corps habite un vide dont l’écho retentit. Ce travail devient alors le miroir brisé du simulacre, sa vision remisée et son aveu contrarié.

Illustrations : photographies de Pierre Molinier