mercredi 1er mars 2017

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Voyage à Leipzig — V /VII

5 — Iéna

, Alain Coelho

Il y a dans notre cerveau tant d’histoires, qu’elles passent d’elles-mêmes sur le bout de nos doigts lorsque nous touchons quelque chose.

C’est ainsi que je m’avançai à Iéna sous la petite voûte de l’entrée et franchis la porte cochère de l’ancienne université de la Kollengienhof. Devant moi, la petite cour pavée offrait un volume si ténu dans son intimité, avec à un angle une fontaine, puis un grand blason chamarré sur une petite tour à pans et, dans le ciel au-dessus découpé comme sur un silencieux et calme monastère, les quelques dizaines de petites fenêtres des salles de cours et des chambres des étudiants de jadis, que j’eus en avançant l’impression de toucher et ouvrir un coffret déposé.

Des collines douces enserrent la cité de Iéna, font de la ville entière un lent étagement, la bordent du vert et du lointain des arbres, tout autant que l’hiver les vallons enneigés en ouatent les pourtours sur les cartes postales et sur les dépliants touristiques de Thuringe, où trône, improbable et arrondie comme un reflet de minéral et d’acier, la tour moderne et bleutée de Jentower.

Ancienne petite cité allemande des collines, les pentes sont douces et légères, et tout donne le sentiment d’arpenter sans relâche un léger, un infini et très moelleux coteau. Vers le sud de la ville, la gare, avec tout près l’observatoire de Schiller, se fond dans la largeur en dessous de la rivière, dans l’arc serpentant qui la borde, les pelouses longues et calmes, les bancs accueillants et ombragés, les beaux arbres pleureurs sur la Saale du grand jardin de Paradies. Alors ces coteaux tout autour, ces collines, ces images de champs verdis et de montagnes au loin, semblent se déployer comme le vrai motif, la forme dans la ville et la leçon du vrai dédale des lieux.

Il y a une sorte de nimbe des mythes dans les mots, entre l’écriture parfois, l’image qu’ils font dans notre esprit et leur sonorité. À Iéna, le nom de la cité en français se dissout dans l’orthographe allemande qui en ferait un adouci Jena, avec l’hésitation un instant de lire un pour la première syllabe, enlevant à tout un passé sa sorte de nerf et de batailles supposées, les couleurs d’une histoire, les uniformes militaires, puis retrouvés brusquement dans l’évidence du corrigé par l’esprit et prononcé enfin, repris, dans un lointain yod oublié en tête de Jena. Et Iéna ne joint pour moi que par là l’évocation de la Place de Iéna à Paris, le pont, l’avenue près du Trocadéro, l’impression et l’histoire de ces guerres dites napoléoniennes, avec leurs pans de jouets d’enfants grandis, à la fois désuets et claquants, comme l’effort et l’étrangeté de deux armées affrontées puis changées en des soldats peints dans leur destin advenu d’un conte de Grimm ou d’Andersen, les plans à l’encre noire délavée, les reconstitutions, les plaines, les vallons et les uniformes. Et si je n’ai pu ignorer les panneaux, les images, les dépliants signalant ces batailles autour de Iéna ni le scintillement des noms de la Prusse et de Napoléon, nulle matière pour eux ni aucune substance ne flottent en réalité pour nous dans les interstices de l’air à Iéna, entre la vieille université, la maison de Fichte, la Marktplatz médiévale, l’ancien Rathaus ni, plus loin, la vieille église Saint-Michel.

Iéna regorgeait pour moi de fantômes. Ils se tenaient vers la vieille université, dans un moyen âge de pierres brunies, dans la Renaissance, les discours de Luther, les journaux « littéraires », les églises, le jardin botanique dessiné par Goethe ministre alors du prince de Saxe, la maison de Fichte où se rendaient Novalis, Brentano, les frères Schlegel, Tieck, et Hölderlin enfin. Toujours dans cette poignante étrangeté, un peu naïve certes, tout autant que pour Goethe et Faust à Leipzig, et Schiller et Nietzsche à Weimar, tout autant que pour Bach à Leipzig ou devant la Kreutzer à Dresde, ne pourrait-on alors songer qu’arpenter des lieux chargés pour nous d’une telle confrontation enfuie dans des temps écoulés ne ferait que rendre simplement plus visibles les promontoires de notre solitude ?

Alors, hors le musée parfois qui rêve dans notre esprit, où le surmoi des mères et du monde encourage notre particularité attachante et inapte, d’avoir des « goûts littéraires » – ce qui est un pur contresens en réalité, la littérature étant notre pensée parfois clairement dite – ce que nous apprenons à partir d’êtres et d’œuvres, et que nous connaissons par là un peu, tandis qu’eux-mêmes, bien sûr, ni n’existent réellement ni ne nous connaissent, et dans l’œuvre et dans la vie desquels jamais nous ne fûmes, là le temps, ce temps que nous sentions si particulier en les lisant, le leur et qui n’est pas le nôtre, a pris la forme de tous nos états intérieurs.

Et il semble ainsi, avec les lieux que nous traversons, au fil de nos impressions et de nos pensées, qu’un surprenant entre-deux déploie son essence et son mouvement propre au cours de nos journées. Nous mesurons avec lui ce qui peut avoir lieu dans une vie et dans des œuvres, et aussi leur existence ténue présente, sans doute jadis lancée comme de l’écriture projetée sur d’autres œuvres et en d’autres vies, nous apprenons qu’ils sont exactement nous, qu’ils nous retrouvent dans le bonheur et la vie mouvante des lieux qui ont changé ; et les idées d’alors aussi ont changé comme les lieux, et les questions, les formes et les mélodies de ce temps, les pensées qui – au regard des années et des siècles si l’on songe à l’évolution d’une ville – ont été plus nettement encore « reconstruites », changées et « réaménagées » que les trottoirs, les pavés, les parkings ou les tours, les galeries, les vitrines et les immeubles de verre.

Nous gravissons dans Iéna les pentes et les coteaux de la ville qui donnent l’impression et le repère d’un centre dans leur croisement, d’une vaste place stable de la ville en bas, vers le Rathaus et la rivière jusqu’au jardin Paradies.

Sur le pourtour de la calme colline un peu excentrée où habite mon fils, nous parvenons parfois à un brusque panorama ; au loin les montagnes entourent la cité de leurs bois de pins verts, passent au dessus du toit des immeubles, offrant çà et là, comme en montagne dans une travée du regard, un clocher, une tour blanche auréolée d’une grande horloge de couleurs et que finit dans le ciel une fine flèche noire gothique.

Nous passons comme au travers de jardins et de bâtiments de l’université, qui est le cœur vivant de la cité d’aujourd’hui ; elle n’est pas limitée à un point, elle est ici partout, constituant le vrai tissu alvéolé de la vie de Iéna, et tel petit immeuble blanc au détour d’une montée ou d’un jardin, aux formes d’une grande demeure du XIXe siècle, accueille çà et là un restaurant universitaire ou de nouvelles salles de cours. Parfois, à tel escarpement, avec le premier plan d’une rampe de bois, c’est brusquement une belle tour Renaissance qui éclôt dans le feuillage et fait avec les montagnes derrière un bref décor large et vert sans les signaux qu’émet notre temps, pas même des câbles ni des poteaux, et souvent, comme de toutes parts aujourd’hui, dans le moutonnement vert et grenu des forêts des montagnes au loin, au contraire, ce sont les cubes brusques érigés et les arêtes vives d’aujourd’hui qui se pressent, enserrent une petite église de leur vie qui la mange.

Nous frayant un passage avec parfois des marches de bois comme sur un parcours en France de quelque chemin de randonnée, nous atteignons les jardins et l’entrée d’un restaurant universitaire. Il est 13 heures. Foule et jeunesse. Mais sans ce son particulier ni ce sentiment de cohue de la France, de l’Italie et des pays latins qui demeure leur essence et leur indéchiffré langage. Trois étudiants, des amis de mon fils, nous sourient, hèlent mon fils, puis viennent nous saluer. C’est étrangement lent, sérieux, courtois et cérémonieux face à moi. Ils confieront peu après à mon fils leur surprise de ma tenue « à l’ancienne manière », et me voyant sans doute comme une involontaire réplique de quelque improbable et un peu ridicule Hercule Poirot, tant ils se vêtent eux, on le sait, de façon tout uniment pratique. Mais l’apparence et l’apprêt sont aussi un des noms de l’âge parfois (nous le sentons crûment quand nous voyons sur une vieille personne l’ascendant seul et les plis demeurés d’un costume, d’une tenue, de bijoux). Et comme pour ma jeune logeuse peu avant à Weimar, c’était au fond avec courtoisie et respect ce qu’ils avaient éprouvé à mon endroit dans le si simple langage des corps, comme un signal qu’ils émettaient pour moi, tout autant que le sentiment que l’âge nous éloigne plus encore l’un de l’autre que la difficulté de langues étrangères, ou le désir bientôt pour les années qui viennent.

Passée, en haut, la silhouette de ruine préservée de la petite poudrière médiévale des anciens remparts, la Pulverturm, avec son air et ses créneaux effondrés de maquette et de château fort miniature, à un détour des ruelles revenant dans la Kollengiengasse, se présente le diptyque involontaire de la ville et du temps. S’offrent brusquement au regard l’évidence et l’étrangeté de la cité de Iéna. Les années ont forgé ces deux étranges moitiés juxtaposées d’un impossible et géant sablier. Sur notre côté, à gauche, se dresse dans son jet soviétique des années 1970 la Jentower, haute tourelle de verre et de métal luisant, avec à sa base une galerie marchande, et arborant dans son élan vers le ciel une sorte aussi de fin liseré, d’abord imperceptible, puis montant en oblique à l’instar d’une moderne, rêvée et laborieuse tour de Pise de métal et de verre. N’exhibant cependant nulle arête franche, semblant plutôt se refermer sur elle-même en quelque tension interne d’ombilic retenu, et brisant, dans les courbes de son cercle rêvant, dans sa lumière réfléchie et bleutée, les angles des rues tout autour (jusqu’à l’écho et l’image d’autres tours dans notre esprit, la tristesse pesante et un peu funéraire d’une tour Montparnasse à Paris ou d’une tour Bretagne à Nantes), la Jentower miroite aussi dans Iéna comme un bloc solidifié de simple pacotille, signant un étrange et tardif « soviétisme neuf », s’alignant sur d’involontaires et internationaux Sofitel ou Ibis, récents, et aux façades d’un instant.

Mais à l’opposé, sur le côté droit de notre visée près de nous, ce qui la rend moins petite qu’elle ne l’est en regard de la très haute Jentower, se dresse dans le même temps la belle tour médiévale et octogonale du Rathaus avec son ancienne horloge. Or le brun clair des pierres et l’impression générale de vieille Allemagne émanant de la tour du Rathaus établit alors avec la Jentower contre elle et se dressant, à elles deux improbables et stables, comme une porte de la ville, ses emblèmes et ses repères, une sorte de cadre parfait de Iéna. Là les temps et les formes se côtoient comme sans se toucher ni ne semblent à jamais empiéter l’un sur l’autre.

Plus bas, après le Rathaus, s’ouvre la place médiévale de la Marktplatz. Il est presque deux heures de l’après-midi, il fait doux et soleil, les lieux sont imprégnés encore du marché qui s’est tenu le matin, camions, étalages repliés ; et les terrasses arborent l’entrelacs des petites et colorées limites au sol que font les bacs des géraniums, les parasols et les tables dehors. S’il y a toujours une trompeuse irréalité en pays étranger, comme une immunité, le flottement de ne pas être totalement « visible », ni dans la langue qui s’y déploie ni dans un rythme de l’existence qu’on n’y maîtrise pas et dont on serait par là exempté de la brusque réalité, il y a aussi parfois, en retour, un étrange emmurement muet qui en demeure le singulier pendant. Ainsi, à Weimar, à Erfurt aussi bien qu’à Iéna, quand je me retrouvai seul et sans l’interprète que mon fils se faisait pour moi, ai-je élu – était-ce l’esprit et le corps de la ruche ? – souvent un havre provisoire dans un café où un restaurant « italien », ouvrant au fond sur les sons et les arcanes de ma première langue étrangère. Sans doute comme de traverser la troublante membrane ramenant à soi seul, voulais-je simplement parler « à voix haute » – si futiles et de peu de portée soient les paroles émises, un caffè macchiatto, per favore, si, subito – prendre place à nouveau dans le verbe des hommes ?

E italiano lei ? No, sono Francese, …mia madre… da quale cità ? Alors face au café, dehors, la place du Vieux Marché avait comme changé de nature, ou plutôt devenait une belle scène dans mon être assuré dans l’entour des mots italiens, avec la beauté et le luxe souverain du sentiment d’être en éternel voyage et de parler « dehors », à voix haute en effet, comme d’avoir renoué quelque fil des actes, des muscles et du mouvement. Se mêlaient le charme des sensations aussi de l’air et de la vie d’Allemagne, la quiétude moelleuse et les effluves de l’arôme du café contre moi, et au fond de la place, de l’autre côté, la façade de la belle maison à colombages, colorée de volets peints et de bacs de fleurs, comme autant d’images de la vie défilant de pays et de mondes.

Derrière, au-dessus de la crête des toits et des maisons anciennes, le clocher de la vieille et belle église Saint-Michel se profilait, montrait les pierres et les filaments gothiques tels les signes longilignes écrits des aiguilles de son horloge, à l’état d’indication et d’une trajectoire suspendue.

Grazie buongiorno. A riverderlei. Je traversai la place, laissai sur mon côté le petit monument blanc de Bismarck, désuet petit bloc en strates, fausse fontaine et recueillement vide évoquant en une miniature involontaire telle gigantesque et pompeuse « machine à écrire » de pierres blanches à Rome de Victor Emmanuel. J’étais à peine en vue de l’entrée de la belle petite église Saint-Michel – où prêcha jadis Luther et qui garde sa pierre tombale – que déjà me parvenaient les sons de l’orgue. Et sans doute à travers l’orgue, Bach me revint, et je retrouvai aussi – les impressions s’enchâssant comme dans leur noyau pur – la voûte de Saint-Thomas laissée à Leipzig, avec au sol la pierre tombale de Bach insérée dans les dalles du chœur.

C’était une répétition pour le concert du soir annoncé sur l’affiche de la porte demeurée grande ouverte. J’étais entré, m’étais installé sur un banc, l’orgue en haut derrière moi m’entourait de ses sons de tous côtés dans l’église déserte et fusait. L’organiste reprenait inlassablement quelques mêmes mesures, semblant les décomposer puis les rassembler à nouveau, et tentait-il simplement de les maîtriser mieux. Je ne reconnaissais pas l’air, ni la ligne esquissée, ni les reprises, mais en même temps comme dans la plénitude de cette chance et de ce hasard donné je commençai de goûter le bonheur rare de l’orgue avec, dehors, tout près, la largeur et la douceur de cet après-midi d’été.

Mais étais-je si loin de la maison de Fichte à « échelle des formes » ? Était-il si impossible ce détour, si loin des fantômes des romantiques de Iéna de la maison de Fichte où j’avais décidé tout d’abord de me rendre ? Je demeurai assis, immobile parmi les flux de l’orgue dans la miraculeuse et insoupçonnée église Saint-Michel. Alors, sans doute, comme dans la configuration géographique de Iéna, l’église Saint-Michel qui évoquait pour moi abruptement Bach demeuré jusque là à Leipzig, ne me sembla se trouver en effet qu’à quelques centaines de mètres du Löbergraben, comme à échelle aussi d’une proximité plus profonde, et au détour de laquelle nichait le petit édifice vert pâle de la maison de Fichte. Brusquement les lieux si ténus de Iéna tenaient pour nulle la distance apparente des écoles et des années, comme d’infimes plis sur le monde. Les romantiques de l’Athenaeum, Goethe le grand classique, Goethe de Weimar et qui vécut aussi à Iéna, Goethe qui fit nommer les professeurs de l’université de Iéna et, irradiant d’Allemagne dans l’Europe, ceux qu’on dira les idéalistes allemands, Fichte, Schiller, Schelling, Hegel, les « poètes » aussi, Hölderlin, Brentano, Novalis ; ils n’étaient pas les contemporains de la musique « romantique », mais de Haydn, de Mozart, de la Flûte enchantée, de la Création, de la Cantate du café et des Passions de Bach retrouvées.

C’est un petit édifice d’un vert pâle préservé. Jusqu’aux géraniums en fleurs en cette saison sur les marches de chaque côté de la porte rouge à deux battants de l’entrée, il offre la dimension accueillante et domestique d’un petit immeuble d’un étage, et qui aurait été augmenté d’un niveau et d’un étage plus étroit aux jolies fenêtres alignées. Un peu plus petite certes, mais comme dans une même mesure de leur réputation et de leurs « émoluments » de professeurs et d’écrivains, sans voisinage aucun avec les grandes demeures « italiennes » de Goethe, la maison de Fichte, à Iéna, fait un étrange écho à la maison de Schiller à Weimar.

Il n’y a, passé le seuil, qu’un immense silence feutré, et l’on sent des effluves de cire et de méticuleux ménage tandis qu’une dame un peu âgée nous reçoit – nous sommes seul – derrière la sorte de comptoir chamarré de dépliants où elle se tient, de cartes postales et de gravures sous verre. Le ticket. La bienveillante courtoisie. C’est un peu comme d’entrer dans quelque wagon préservé d’un train bleu aux fantasmes d’antan, mais dont toutes les foules et toutes les cohues seraient reparties dans un silencieux passé, dans l’absence, dans les images alignées aujourd’hui sur le comptoir désert.

Nous connaissons, bien sûr, tant d’instants si semblables, et comme un fonds commun de l’expression courante qui s’en trouve saisi, nous en dispensant presque. On pourrait avoir certes ici la brusque lumière, la réminiscence d’une formule connue, telle déjà récitée en nous : cette volonté qui fut, si on la connaît, de « rendre poétiques la vie et la société ». Elle demeure sûrement accessible et recueillie, en allemand, au fil d’un ou de plusieurs des ouvrages de la petite bibliothèque à vitrines dans un coin de l’entrée. On sait que cette proclamation écrite, publiée, vient d’ici, des premiers « romantiques » de Iéna qui se retrouvèrent chez le professeur Fichte. Et toutes les vies aussi, et toute la poésie, et toute la société des hommes, prennent un jour, nous savons, ce silence, cette senteur de bois verni et de plancher ciré, de musée inévitablement (celui-ci heureusement est dépeuplé et peut nous offrir alors l’intimité et l’illusion d’y passer seul). Mais c’est involontairement aussi un sanctuaire de la vie calme enfin, qui est le goût rêvé et la quête du Harry Haller d’un immué et vivifiant Loup des Steppes.

Après être repassé dans les salons et les petites salles des deux étages, avoir vu le mobilier et les tentures faisant toujours, comme dans tous les lieux qui furent des maisons et devenus des musées, un étrange appel de vies manquant dans les pièces, errant de ces scènes vides et réduites à d’insondables couloirs vides, je découvris au rez-de-chaussée, pas très loin du comptoir aux dépliants où se tenait la dame de l’accueil, un passage vers le fond.

Il en venait un bruissement de voix. Sur la porte presque refermée était affiché un texte bref en allemand avec l’heure et le jour, un cours ou une conférence. Et j’avais dérivé seul dans les étages déserts, ignorant cette foule silencieuse se pressant. J’ouvris plus grand la porte et entrai. C’était une longue salle de conférences, celle probablement, à présent aménagée et entretenue, pour laquelle Fichte jadis avait décidé de ne plus donner de cours que chez lui, de faire de sa demeure ainsi un amphithéâtre.

Je crus détecter dans l’exposé du jeune homme, en allemand, au milieu de ses étudiants ou des jeunes visiteurs (une trentaine peut-être), les noms, dans leur prononciation allemande pour moi, de Fichte, de Tieck, parmi tant d’autres sans doute que je ne pouvais identifier. Pas un seul regard ne s’était tourné vers moi, et la conférence se poursuivait, à telle enseigne que je suis ressorti le plus silencieusement que je pus pour ne pas entraver quelque culte se poursuivant et ainsi infiniment psalmodié.

Cependant quelque chose continuait pour moi de manquer à Iéna.

Avec mon fils, suivant les pentes et les coteaux, après un vieil immeuble blanc aux fenêtres harmonieuses et détourées d’un beau liseré gris, telle une généreuse maison pansue de notaire de France et qui était un bâtiment encore de l’université, traversant des jardins, nous parvînmes sur une crête. S’étendait le petit cimetière, le Johannisfriedhof, comme un jardin encore, avec au fond du « jardin » la belle et petite église ancienne de Friedenskirche.

Il y a une impression particulière dans les lieux que les photographies, si l’on en cherche, ne peuvent pas rendre et c’est pourquoi sans doute celles qui nous intéressent, celles que l’on trouve belles, créent à leur tour un univers qui n’est pas rendu non plus autrement sur la terre ; nous avançons dans le vieux cimetière médiéval comme en un parc dans la cité, lumineux et clair en cette saison d’été, et çà et là, depuis les fines allées et les parterres, des pierres tombales percent, émergent, quelquefois s’entrecroisent dans le lierre courant sur le sol. Un monument se dresse avec une petite statue, et là une grille. Les arbres, le calme des petites allées, les bancs de pierre et le lierre font à la fois un mouvement d’ensemble et un flux du détail ; savoir que c’est là une petite pierre tombale d’abord penchée et qui a glissé sur le sol, offrant les signes brouillés par l’humus et le temps de ses lettres anciennement gravées, change le regard brusquement et rapproche de l’esprit son image, tandis que l’ensemble demeure pour nous le parc stable et serein du cimetière irisé dans le jour et dans lequel doucement nous continuons d’avancer. Au fond, la Friedenskirche, avec parfois ses arceaux et ses fenêtres arquées de grande et ancienne demeure baroque déchue, fait un pan jaune et clair dans le jour comme la scène fixe d’un mur de décor au fond du cimetière, et au détour duquel se dresse une fontaine où une statue s’effrite. Vieux murets, sculptures grises et brunies, pierres et grilles, composent un instant – nous sommes dans un jardin de sépulcres – l’étrangeté de formes d’art, une impression d’un univers de roman flottant sur les tombes. Et l’on aura, au détour d’une petite allée et du lierre disposé comme une écriture armoriée sur une pierre émergeant à peine du sol, le sentiment peut-être, le lien trouvé, d’un romantisme anglais tout proche, aux accents un peu différents certes et aux atours d’un gothique plus noir, avec la mousse sur les pierres, la pluie, se muant alors depuis cette douceur étrange du cimetière allemand jusqu’en les parodies d’un Poe, les fantômes de Ligeia, de Morella, et de belles disparues.

Et je vis là, bien sûr, ce que je ne pouvais trouver dans la maison de Fichte, et qui fût la sève, dans le bel horizon au fond des pans de murs clairs de la Friendenskirche qui en clôturait le grand parc, la vie des romantiques de Iéna, leur exaltation de soleil et de nature déposée autour des tombes sur les formes légères, aériennes en cet été clair, ouvertes dans l’air montant du petit cimetière.