dimanche 2 avril 2017

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Voyage à Leipzig — VI / VII

6 — Erfurt

, Alain Coelho

Si quelque chose pour moi continuait de manquer à Iéna, quelque boucle incomplète, elle allait étrangement apparaître à Erfurt.

Pour nommer au plus vite cette façon dont se joignent parfois nos respirations, nos visions, nos idées, et notre peau et l’air, c’était de l’ordre de la connaissance, celle qui nous est propre. Je ne l’avais pas sentie dans la ruche cependant des universités de Iéna où je m’étais enfoncé, dans cette ombre vivante et heureuse encore en nous que l’on dit des savoirs, des mots et des civilisations, des dictionnaires et de l’histoire comme autant de couloirs silencieux dans notre esprit proches d’une salle d’étude rêvée, éternelle, qui serait celle enfin de notre vie et du monde. Et nous retrouverions le centre précieux et le temps de rester, de demeurer, approché parfois dans un tableau flamand, où tel savant de Vermeer toise l’univers et son propre goût de rester, de regarder l’axe de vivre, tout près, à portée, celui du globe terrestre peint. Et demeurant dans la pièce ainsi entrevue et trouvée, on demeure comme dans le savoir et dans la connaissance elle-même, tandis que dehors le soleil pacifié et heureux et l’univers clair semblent de la même fine texture que l’air respiré aussi au travers l’ouverture des beaux carreaux des fenêtres serties.

Autant Iéna m’était parue plutôt comme une scène vide dans un flot possible et enfui où, dans le langage, dans un étrange effort où se rencontrent et se mêlent parfois – si l’on y croit, comme dans d’autres sociétés se convoquent sans doute des esprits – les silhouettes et les scintillements, tels des contours découpés, de prestigieux fantômes, quelque théâtre d’encre et de papier à présent silencieux, autant le passage d’un monde hellénique et romain à celui d’Allemagne m’est brusquement paru palpable à Erfurt. Ou plutôt, à Erfurt, comme dégagé de tout enjeu, quelque chose m’apparut pleinement et que je ne cherchais pas, mais trouvai ici plus qu’ailleurs en Thuringe et en Saxe, et qui peut pour certains d’entre nous, un instant à nouveau jubilants et surpris, nous faire retrouver le sourire d’Ulysse oublié enfant, les tours et les détours d’une odyssée toujours affleurant en nous, l’impression – si improbable de prime abord ici dans les formes et les cités germaines – de souvenirs d’Ithaque.

Certes, à Erfurt, dans la vieille cité et se touchant presque, se dressent les anciennes églises « romaines », arpentées tout le jour, les anciens monastères bien antérieurs à la Réforme et à Luther, avoisinant plutôt un monde de Charlemagne, de l’ancien empire germanique, du moyen âge romain et de l’antiquité, avec le couvent d’Ursulinenkirche et son cloître, ou l’église et le monastère Augustiner dont le prieur d’Erfurt, Maître Eckhart, enseignait les saintes écritures, traduisait les œuvres de Boèce, d’Augustin, d’Averroès, d’Avicenne et d’Aristote.

Mais ce n’est pas exactement ainsi ; pour peu que le démon de l’analogie vive en nous, impétueux toujours et parfois trompeur, mais qu’on y projette et vive tous nos mythes, ce sont les formes et les pierres qui relient brusquement pour nous à Erfurt d’un seul rai de lumière l’ancienne Allemagne, les humanistes et les Grecs, le Moyen âge et la Renaissance, Erasme et Maître Eckhart, Augustin, les Stoïciens, ceux que l’on dira les Mystiques rhénans, dans un ensemble soudainement entrevu.

Nous nous tenons sur la Domplatz, manière de maquette à elle seule d’une ancienne Allemagne, avec en arène tout autour en bas de la place les beaux immeubles à colombages peints, de rouge, de bleu, de vert pâle, et aux toits rouges que surplombent finement au loin, criblant doucement l’horizon, les flèches brunes et étroites des clochers des anciennes églises. Ici, et de façon générale dans les vieilles cités d’Allemagne aux toits encore groupés et bas des maisons et des immeubles anciens, il semble parfois que les clochers, fins et noirs, multiples, se dressent au-dessus des toits comme de les garder, font dans l’imagerie de notre mémoire sur les cités des sentinelles teutoniques immuées, campées sur la terre et campées dans le temps.

Face à nous, de toutes parts s’ouvre la belle place de la Dom, avec la cathédrale, mais une impression de maquette infinie et d’emboîtements fins se poursuit, et tout s’assemble comme une colline des vies et des formes. La grande cathédrale Sainte-Marie, en haut, n’offre qu’une partie d’une sorte de vaste édifice rêvé de pierres, d’églises, de montées et de ciel. Au centre de la place et montant, se tient le grand escalier qui la joint et la sépare de l’autre église aux trois minces clochers de plomb et d’ardoise sur la droite, l’église Saint-Sévère. Et elle-même surplombe les fins étagements encore aux toits rouges des vastes demeures en dessous bordées de touffes d’arbres, et ceignant la belle montée dans l’esprit que fait la Domplatz tout entière au-dessus de l’arène de vie de ce centre d’Erfurt. Il semble enfin que le grand escalier qui invite à gravir les formes, d’en bas, les sépare et les assemble, les dessine comme pour un chantier immense et merveilleux de perspectives et d’essais d’un Léonard ou d’un Tintoret, et invite à se frayer alors dans la sorte de passage aveugle, préservé, passée la belle porte de pierres ciselées de la cathédrale en haut, le chemin invisible qui conduit sur le côté droit, au loin hors de fins signes de remparts, à la grande et ancienne citadelle fortifiée, en dessous de laquelle je logeais dans Andreasstrasse.

Mais en bas, sur la place, près de nous, tandis que de l’autre côté se dresse un obélisque, nous nous tenons abrités sous la belle statue ocre d’Athéna, dont la lance dressée et le port tout entier, jusqu’au casque liseré d’or, veille en gardienne sur la Domplatz, sur les temps, les forteresses et les images d’une Allemagne du Moyen âge et de la Renaissance. Et il semble que la statue veille sur cette boucle en nous, sur une si simple et si radieuse porte, celle pour nous de l’hellénisme allemand. Elle appose le sceau de son antiquité grecque (cependant qu’on désigne ici la statue plutôt de son nom romain de Minerve) en une sorte alors de traduction de mondes, comme celui de langues et de formes, dans un même univers de cités, de papiers, de civilisations, de pensées et d’idées, de livres, d’études et de travaux, de dictionnaires, de manuscrits anciens tels ceux jadis pour les présocratiques d’un Diels ou d’un Krantz, et que feraient ici les pierres.

Nous dérivons, et très étrangement en des cercles sans fin, s’ils semblent aussi se réduire et dans lesquels jamais nous ne nous perdons. Ce sont les cercles des villes et des abris des hommes, les formes de leurs vies assemblées et comme les traces laissées dans le sol, dans les rues et dans les édifices, de leurs sèves vivantes, de leurs pas sur les marches, de leurs souffles juste au-dessus des marches usées dans l’air, les sécrétions de leurs corps, de leurs fatigues, de leurs miroitements aussi d’animaux au cerveau et aux sens scintillants dans l’éclat de leurs yeux, de leurs disparitions et de toutes leurs croyances.

Si toutes les cités anciennes ont certes, à des degrés divers, cette configuration de cercles et de dômes qui s’élargit, on dérive ainsi dans des orbes à Erfurt, et leurs écarts se recoupent, semblent s’insinuer en nous tout autant que nos pas dans la cité, se retrouvent distendus, effilochés un instant et filant, heureux et rendus aux points de lumière scintillants sur le cours vif et léger des filaments brusques, changeants au soleil, que fait en cette saison la Gera. Semblant plus une source vive qu’une rivière, elle rejaillit çà et là en de petits cours d’eaux étroits et bas. Ses bras se divisent en de vifs et bruissants ruisseaux clairs, et qui criblent moelleusement le vieux centre d’Erfurt depuis Hermannsplatz au sud de la Dom jusqu’aux alentours bientôt du vieux pont Krämer et, au-dessus encore, vers le monastère des Augustins et le cloître.

Une sorte de courbe des églises aussi ponctue le cours de notre marche, avec çà et là des haltes, des retours, des départs et d’infimes pans qui remontent vers la Domplatz, font brusquement rejaillir devant nous la Cathédrale Sainte-Marie, et l’église adossée Saint-Sévère, puis la Citadelle, ou vont s’appuyer dans un étrange silence et un étrange filet fin de vie – si réduite – et se mouvant au-dessus du petit cours frais d’un bras de la Gera, à peine sensible et si précieuse et si douce à présent.

Le plus étrange et le plus naturel dans la cité – sans doute parce qu’elle semble si petite en regard de l’impression de grande cité que fait le pourtour d’immense « basilique » et de vraie citadelle des formes que constitue la Domplatz – demeure cette sorte d’ombilic d’ensemble, se reformant et recouvrant les lieux de sa manière de réflexe d’aller de « côté » en pourtour de grandes places, configurant jusqu’à la forme aussi de ce point de rendez-vous dans Erfurt, qui est pour les habitants la petite place évasée avec ses petites terrasses de restaurant et ses bancs, dans un « virage » en réalité face à l’ancien Rathaus médiéval.

Là, cet arc de cercle que fait aujourd’hui l’ancien grand Marché aux poissons, depuis la rue venant du pont du Moulin Neuf, véritable entrée de la ville et conduisant dans son mouvement torse vers la gauche sur les flancs et la grande place pour l’heure invisibles de la colline des églises et de l’Athéna de la Domplatz, sur les bancs, face au Rathaus restauré en néogothique et qui garde en son sein les boiseries flamandes et les scènes peintes de la vie de Luther, tout continue de bruire calmement. Les cars et les tramways se faufilent, tournent lentement comme des jouets regardés et, dans la courbure de cette vie, comme un repère et comme le rythme particulier de seuls habitués, sur la petite place du Fischmarkt, devant les enseignes des restaurants et les beaux édifices médiévaux et baroques, peints et alignés comme autant de petits galions à quai et revenus d’une mer improbable, devant la haute statue dorée sur une colonne et un immeuble étrangement mauresque, sur les bancs, on s’attend, on se retrouve, on se rejoint dans l’arc de la place presque invisible où s’étoilent – la Domplatz vers la gauche, les rues commerçantes, luxueuses, et le quartier du pont Krämer vers la droite – toutes les voies de la vieille cité.

Il y a un charme du bruissement de la vie dans chaque cité, et nous allons tout contre y gorger tout notre être manquant. Cependant notre goût des théâtres de vivre et de l’art fait de nous parfois des lucioles hypnotiques de la mort et des fins, des amants triomphants de la tragédie. (Mais les leçons de la tragédie ne sont-elles pas aussi gorgées d’une vie encore et sans fin, scénique, qui est de se voir mort, et d’être aussi dans la foule celui qui le sait et qui pleure ?)

Et l’on connaît, dans les torsades baroques des statues, dans les tableaux, dans la littérature et le chant, dans le pouls faiblissant au fil des phrases, ou des pages et des scènes, toutes les morbidités radieuses, apaisantes dans leur beauté enfin juste et trouvée. Elles sont poignantes parfois dans le domaine de la musique et des sons, et peuvent « recouvrir » notre esprit de leur inoubliable toit d’évidence et de sens comme la Maurerische Trauermusik de Mozart, où il semble que nous nous disperserons ainsi dans des points de l’azur, ou encore dans le crucifixit de Bach de la Messe en si mineur, où nous percevons enfin de la vie les ors pâlissant des êtres et des sonorités, le souffle qui diminue, le canon exténué des voix qui se retirent de l’air.

Il est peu de mises en forme, équivalentes en densité sans doute, d’un sentiment identique et scénique, de nos « naissances », qui cependant abondent. C’est ce que font les ruisseaux et les ponts de pierre, et les moulins, et l’eau en Allemagne pour moi, comme de très beaux et très modelés seuils, constitués de nature, de civilisation et de cité mêlées. Ils semblent éternellement, en ces lieux plus qu’ailleurs, évoquer l’exacte substance de l’aventure commençant, la sève de vivre et tous les heureux départs, comme au début des Scènes de la vie d’un propre à rien d’Eichendorff, les promenades que je me figure de notes naissantes de Beethoven, de Schubert, avec la matière vivifiante et légère de l’air, les voix et les chants au loin, les sifflements d’oiseaux, le chuintement des ruisseaux, le cliquetis des roues à aubes et le bruissement de l’eau claire.

Ainsi ai-je d’emblée aimé Erfurt dès mon arrivée. Je parvenais à l’eau vive et basse du petit Moulin Neuf pour la première fois depuis la gare, juste avant le petit coude de la place face au Rathaus, et ne comprenant pas de suite que j’étais en réalité au-dessus de la rivière représentée sur les plans et traversant la ville, la Gera, et qui était ainsi basse en cette saison. L’eau claire et courante sur les graviers me sembla plutôt d’un immuable et petit ruisseau vif marquant l’entrée dans la cité ancienne, comme un antique gué pour une antique assemblée s’y pressant. Et ce sentiment de vie naissante du ruisseau n’émergeait pas au sein d’une plus vaste nature rendue aux seuls éléments, ni même d’un hameau comme dans une gravure de Dürer apparaissant dans les vallons et les bois. C’était au cœur de la cité elle-même, comme son indication, son dessin et la vie surgissant (impression sans doute quêtée dans tout l’art des fontaines, ici réalisé enfin par la nature et la cité à sa plus vaste échelle).

Alors au soleil de l’après-midi, sur le petit pont du Moulin Neuf, qui est en réalité le nom ancien du vieux moulin médiéval, peu avant le Krämerbrücke sur notre droite, la petite place du Rathaus dans le tournant devant nous, au-dessus du fil de l’eau claire et vive sur les cailloux scintillants du fond, pouvons-nous éprouver comme à l’autre extrémité d’un arc éternel des représentations et des formes en nous (si nous savons bien sûr que dans le domaine du réel ces naissances sont improbables), cette netteté d’un fil de la vie, la durée palpable et fusant dans le creux de la main d’infinis jours à venir.

Il est jusqu’au quartier du pont Krämer qui semble battre et vivre dans ce sentiment général et tournant de petits et heureux abris ; une perspective d’ensemble est souvent dérobée, et le célèbre pont médiéval de boutiques sur la Gera, jadis pont des épiciers et qui abrite aujourd’hui des magasins d’artisanat et des antiquaires, ne se dessine pas « de loin » sur la cité d’Erfurt, sauf si l’on y accède d’un seul et ténu point d’ouest, à la différence du vaste et citadin ponte Vecchio de Florence depuis le cours et les ponts de l’Arno. Et si l’analogie ne s’était pas établie hâtivement, se tenant debout, dans la vie à Erfurt, elle ne nous viendrait pas, hors le même et inévitable sentiment, quand on est sur le pont, d’être simplement dans une sorte de ruelle refermée sur elle-même, sans aucune percée ouvrant sur des « côtés » des petits édifices serrés. Est-ce en raison des réduites et belles dimensions de « maquette » ou de crèche que fait le pont Krämer, comme dans une suite de gravures anciennes colorées ou de photographies, d’anciennes cartes à jouer décorées de couleurs et de blasons aux symboles composites ?

Il y a un seul regard d’ensemble sur le beau pont Krämer à un angle à l’ouest, au soleil parfois, mais qui s’incurve encore (du reste les photographies qui y sont prises tronquent le panorama d’une courbe souvent et d’un surajouté grand angle) comme le regard qui se perd, dessous, sur le cours vif de la Gera sur les cailloux clairs du fond. Alors le pont tout entier dans notre esprit, du dehors avec ses petits immeubles à colombages peints au-dessus des petites arches sur l’eau, de l’intérieur avec ses petites boutiques, offre en réalité le charme de miniatures, de jeux heureux édifiés par les hommes dans les cités par malice ou par bonne humeur, comme pour la ruelle des Alchimistes à Prague du côté du château. Et le pont Krämer semble ainsi se situer et vivre dans l’imagerie des contes, y attendre quelque joueur de flûte pour nous guider en son fil et en ses enchantements, pour séduire et sortir enfin le flot des promeneurs, les éloigner des boutiques serrées, les conduire dehors près de la sève de clair ruisseau que continue de sécréter, frémissante, la Gera, les sauver en réalité vers le seuil toujours vivifiant du Moulin Neuf, aller vers les terrasses en plein air, où scintille sur les tables la vraie magie du lieu après quelque étroit et impossible passage, retrouver la vraie largeur et l’immensité du temps heureux des hommes, les plaisirs et les sourires, les joies d’être vivant, avec de toutes parts, dans des terrasses sans limites, les longs et les fins et les pétillants et les frais verres de bière comme sur un autel.

Ce mouvement sur soi-même que nous éprouvons si bien à Erfurt n’est-il pas à lui seul la vraie pensée des lieux, de niches et de cités, d’églises et d’assemblées, le volume incernable et la vision jadis de la « forme » du Dieu ? Dans les ruelles, sans cesse recoupées – le vieux centre d’Erfurt est d’une précieuse échelle pédestre – nous cherchons la vieille synagogue, difficile à localiser dans ses rares pans de murs préservés. Mais les traces de vie tout autour pour finir nous attirent, les senteurs du déjeuner, les döner kebab dehors et les grillades dans les si petits et multiples jardins alentour qui bordent le Krämer.

Mais nous nous retrouvons vite en déambulant dans le cercle déjà familier des églises, des monastères et des cloîtres.

Si l’on entre goûter le silence, le recueillement tour à tour et la fraîcheur dans la conque des églises et des pierres, une étrange et bouleversée succession se fait. Il y a les intérieurs des églises de la Réforme, blanches et claires, mais qui gardent parfois comme une pièce nue un tabernacle gothique et protubérant, coloré, des reliefs de bois peints et sculptés qui font penser à des enseignes. Et il y a aussi les intérieurs catholiques puis réformés, comme un rangement fait, un vide et un blanc, mais où trônent parfois, comme dans la Wigbertkirche, des statues noires de bois torsadées telles venues de Bohême, ou dans la Neuwerskskirche où resplendit l’orgue dentelé triomphant et un plafond bariolé d’un baroque d’Italie. Alors arpentant à nouveau Erfurt, nous sommes bientôt au nord à la Mickaeliskirche, remontons un peu à droite, traversant les bras clairs et vifs de la Gera, jusqu’au monastère des Augustins, puis descendant à nouveau nous passons par la Schottenkirche et la Kaufmannskirche pour parvenir – c’est la foule d’été sur la percée des grands magasins d’Angerstrasse – jusqu’à Usrsulinenkirche, puis par le sud nous parvenons à Wigbertkirche, et nous retrouvons bientôt à nouveau en bas de la belle colline des églises de la Dom.

Quelquefois, gorgés du silence de la nef, à l’intérieur d’une de ces églises, nous sommes-nous arrêtés, comme pour ressortir du silence que fait terriblement sous les voûtes blanches notre être toujours involontairement chuchotant, face au panneau pédagogique. C’est parfois sur Luther, parfois sur Maître Eckhart. On pourra rêver là un instant aux voyages d’Eckhart à Paris, à ses conférences à Cluny, ou à la Sorbonne, et le sentiment net se noue, comme une claire indication tissée en réalité dans les parcours entre les églises d’Erfurt, d’un incessant va-et-vient. C’est un mélat très étrange et très fin de la jouissance du savoir d’après la fin de Rome, de joie de la connaissance, des études latines et grecques, du christianisme mêlé à l’antiquité et à la nuée des mythes ainsi qu’Athéna dans les nuages du ciel. Alors, dans le silence recru de nos marches de tout le jour, tout près des traces d’Eckhart, dans la brusque proximité des pierres, des tabernacles, des manuscrits et de la travée des siècles, Erfurt nous apparaît dans son noyau natif, comme cette université nouvelle de l’intériorité.

Selon les angles, les lumières et les heures du jour, la Domplatz change, si elle demeure toujours la vraie et mystérieuse citadelle de la cité, manière de citadelle d’un Dieu très ancien et incompréhensible avant la dite « citadelle » des remparts et des armées anciennes à laquelle elle conduit en haut sur la colline au nord. Le soleil joue tout le jour sur l’immensité dentelée. Le matin il pénètre les pierres, les gorgeant de chaleur rosée – et la statue d’Athéna nous fera alors songer à « l’aurore aux doigts de rose » de l’Odyssée, réalisée chaque jour sur la Domplatz – faisant le soir un vaste contre-jour des masses projetées de Sainte-Marie et de Saint-Sévère sur la belle arène claire des immeubles à colombages en bas. En haut des escaliers, comme de gravir alors l’échelle symbolique vers soi-même et vers la pureté figurée dans les tableaux médiévaux, la Cathédrale Sainte-Marie déploie sur le côté gauche ses vitraux et ses contreforts ciselés, les étale au-dessus de gradins et de minces portiques dessous dans un large évasement scintillant, une grossesse douce et radieuse des arches et de la cathédrale, une authentique Sainte-Marie formosa, à la fois enceinte et comblant les formes, miroitant dans sa beauté, tandis qu’à droite des hauts gradins clairs des escaliers les fines flèches de Saint-Sévère tentent le ciel, verticales, posant leurs traits bruns comme une idée prolongée de la montée, des gradins, des escaliers, des fines voûtes levées des vitraux et des jointures de plomb argenté de Sainte-Marie, avec la flèche en dessous sur la place de la lance d’Athéna qui est encore dans notre visée et dans notre cerveau. Et cet accueil évasé, hypnotique, de l’éternelle formosa mêlé à ces lignes dressées des clochers sur la droite, fait de l’univers entier de la Domplatz la célébration plus encore d’un plus vaste accueil sans limites, tel rêvé, éternel, immense, immué, que brouillent à peine en bas le mouvement aujourd’hui des voitures, les tramways et les cars sur le sol pavé et strié des rails.

Il y a pour nous des pans si différents des jours en voyage, comblant semble-t-il tous les étages en nous depuis la sensation immédiate, la compréhension, et enfin la raison, que l’on pourrait passer une vie à les parcourir à nouveau. Mais quelque chose chaque fois a changé, hormis dans la très rare éternité de certaines visées inépuisables, telles le « dernier » regard donné avant de repartir à Venise depuis le pont de l’Académie vers la pointe de la Dogana le soir, ou encore à Lisbonne, l’ultime regard une nouvelle fois et qui sera suivi d’un autre sur la place dou Comerciou et les paillettes de lagune du Tage. De façon plus générale, quelque visée accomplie dans les lieux semble sans retour aussi intense que la quête indistincte ou le dédale premier. Et à Erfurt alors, si la statue d’Athéna sur la Domplatz fut la belle ligne nette d’une manière de monde enfin révélé et heureux pour moi, elle demeure aussi un repère de la fin du voyage. Rose et belle, survivante dans l’ocre du soir d’été, elle est le dernier fil trouvé et posé sur l’ensemble de mes trajets, des cités de Thuringe et de Saxe. J’allais repasser bientôt par Leipzig, puis par Berlin, mais une sorte de départ déjà se trouvait accompli, et un arc léger, clair dans mon être, se refermait après Erfurt, et après s’être ouvert sur l’Allemagne, y avoir respiré heureux.

Revenir ? si l’on revient avec résolution en ces lieux où il semble de manière nouvelle et précieuse que l’on a perçu et trouvé ce que l’on y cherchait sans savoir dans une sorte de direction tâtonnante, on aura le sentiment alors qu’on ne s’y rendra plus pour y « voir » autre chose, ni pour « visiter » bien sûr. Ou alors ce serait comme pour y vivre, pour retrouver notre simple marche sur la terre comme on le fait avec bonheur naturellement « chez soi ». Mais pour l’heure, avant de repartir, nous continuons d’avoir devant nous quelque point fixe et qui n’est exactement ni un lieu, ni une rue, ni un angle particulier des chemins, des places, des montées, des maisons, des arbres, des étendues et des routes, des belles places, ni des maisons, ni des monuments, de la rivière et des églises, mais le flottement d’une heureuse connaissance, d’une idée, et qu’il ne faut pas perdre dans la croisée des images ni des idées encore que donnent sans fin les jours et les autres images encore.

Bien sûr, nous sentons bien que le voyage ici à Erfurt, comme peu avant à Dresde, à Iéna, à Weimar ou Leipzig, que les trajets ont posé une question étrange très précise et très particulière, celle d’un sphinx pressant, mais qui bientôt se taira sur notre corps et sur notre pensée.

Nous continuons de marcher, d’arpenter la cité avec bonheur avant de retrouver les avions, les trains, les horaires, les cars et les gares. Nous ne sommes plus au centre de curiosités à parcourir, ni à rapporter ; nous continuons de regarder, et il semble un instant que nous nous tenons alors en des points plus inextricables et plus incompréhensibles encore que n’étaient sans doute les promenades dites régulières d’un Kant, ou celles exploratrices d’un Rousseau. Et nous sentons que, à l’image peut-être de ces promenades de jadis dans la nature et les parcs, dans les villes aujourd’hui nous effectuons des promenades dans une nature qui serait celle de nos vies, des siècles, du temps, des pensées et des lueurs des êtres entrevus et retournés dans l’ombre.

Nous dérivons encore à Erfurt, comme de prolonger sans fin la douceur de pensées imprécises et de l’air, la belle surabondance de nos heures d’été, sur le Ring Youri Gagarine, croisant alors comme de très heureux cosmonautes les foules calmes devant les magasins, dans les tramways et devant les vitrines ; et parmi les autres « cosmonautes » pour nous, qui sont aussi nous, tout autant que les personnes côtoyées, la statue de Bismarck indique sa maison natale, se dresse au dessus des vêtements de mode étalés et de mannequins de couleurs vives aux sourires rouges figés avec les panneaux triomphants des prix et des soldes, en une très belle et involontaire et surréelle galerie d’art.

Plus loin nous parvenons aux « limites » de la vieille cité, sur la Place Karl-Marx, petit carrefour de rues et minuscule îlot de pelouse qui héberge dans son mince parterre de fleurs pour personnes âgées une sorte de femme de bronze de Maillol, assise face à nous. Puis nous nous arrêtons un instant dans les beaux jardins d’Hirschgarten, avec leurs bancs occupés à cette heure et les enfants jouant, et nous avons l’impression fugace mais palpable un instant d’être en réalité à Vienne, dans une même et douce et retranchée, et si quiète désuétude.

Des degrés et des modes de l’être s’étirent ainsi sur tout le globe, et leurs fines lisères sont millimétriques, s’étendent quelquefois sur quelques centaines de kilomètres, ou des mètres. En réalité, tout cela n’est rien, mais nous fait simplement ressentir plus nettement à quel point la musique, et les formes, et les œuvres et les lieux, et nos bonheurs, et manger et rire et parler ensemble, et Athéna sur la place du Dom qui nous sont si proches, si familiers, sont au contraire ici une fine et renouvelée volonté, une conquête sur la fluidité, sur la vie et la durée dans les êtres, au fond desquels un étrange équilibre semble rêver, comme l’axe des vies et comme celui des villes.