samedi 1er mai 2021

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Une école en Dordogne

, Alain Coelho

Comme celui d’écrire, le chemin de l’école était à la fois droit et courbe.

Je l’aimais ainsi qu’une terre de légende abordée. À Périgueux, après la rue des Remparts, je longeais un muret d’où débordaient les gerbes immenses des feuillages et des arbres, et j’avais l’impression un instant de m’en nourrir, parvenant à l’école tout gorgé encore de cet air et de cette sève.

Il y avait dans la salle de classe l’odeur du bois ciré, le silence des rideaux, l’estrade, le tableau, les ciseaux et les éponges, l’émanation étrange de la librairie et du papier, des beaux petits volumes aux couvertures glacées de la Bibliothèque Verte, des cartes de géographie et des buvards près de la cathédrale Saint-Front et de la place ronde et claire du marché.

À ma table, dans un trou du bois, j’aimais l’orbe parfait et blanc de l’encrier de porcelaine. L’encre bleue tirait sur le violet, s’irisait et séchait sur le bord, coulait dans l’encrier quand la maîtresse l’emplissait. Je recherchais le bruit étrange, un peu mat et feutré, comme le contact fragile et précieux d’une dent dans ma bouche lorsque la pointe invisible de la plume touchait le fond de l’encrier dans l’ombre.

La maîtresse passait, se penchait sur nous dans le silence et la douce quiétude des heures. Le soleil s’élargissait l’après-midi sur les rideaux tendus. Je respirais l’odeur un peu âcre de l’encre, saveur de pain azyme, fleur doucereuse du lilium, tiges fanées des bouquets et des vases.

Quelquefois l’encre tachait la page. Je posais un buvard, l’encre s’éclaircissait sur le papier, semblait aspirée, se délaver et s’étendre dans le rose grumeleux du buvard, comme si j’avalais moi-même cette substance de l’encre dans mon souffle et dans l’air. Apprendre à écrire fut cette sorte de culte et cette minutie, cette douce absorption, troublante, heureuse, de l’encre et des lettres sur la page, tout autant que des formes des lettres et leur sens. Elles se posaient sur le blanc du cahier, sous le regard des adultes qui semblait les attendre.

Je traçais des lettres rondes, des « pleins », des « déliés », et les courbes de l’encre accompagnaient leur mouvement sur la page dans le moelleux sous mes doigts du fin porte-plume de bois, lequel disparaîtra plus tard lors des années du lycée, et sa plume de métal souple s’ouvrait, se dilatait, se refermait sur un trait fin retenu tout au bord des quadrillages atteints et de la marge du cahier. C’est en traçant ainsi à la plume des lettres, des lignes sur la page, que j’entrais dans le monde rêvé d’enfant et d’école des adultes, qu’il se posait sur moi, apaisé, et c’est ainsi que je commençais moi-même d’arpenter ses trajets, ce fil droit et courbe des choses qui se tenait hors de ma portée. Tout était net et clair, l’écriture absorbait la gravité des adultes, absorbait l’austérité des heures et de la classe, ainsi que le buvard absorbait l’encre, la changeait en des formes rêveuses, finement estompées, papillons délavés donnant sur les récréations, sur le jour qui changeait, sur les magasins de Périgueux qui fermeraient bientôt après l’école, sur l’impression de durée, dehors, derrière les vitres et sur la cour des marronniers.

Musée La maison d’Autrefois à Chasseneuil du Poitou

Les maîtresses s’affairaient, souriaient, parlaient près de nous ou brusquement interrompaient un jeu. Il y avait des éclats de voix, des rires et des cris tout autour. Les enfants s’agrippaient l’un à l’autre, couraient. Je peux retrouver contre mes chaussures le bruissement encore des feuilles jaunes et brunes qui s’amassaient sur le sol. La sonnerie retentissait, se superposait aux paroles dans l’air de la cour, et les rangs se formaient.

L’odeur des arbres, le froissement du gris des tabliers et des vêtements, le souffle court d’avoir trop couru, tout semblait attendre la sonnerie, conduire à l’assemblée des maîtresses venant vers nous, se taire, bruire, se reformer déjà dans le silence de la classe et le maniement des cahiers, dans le toucher sourd de la plume au fond de l’encrier, avec la poudre un peu rêche de la craie sur les doigts, le molleton étrange et épais des brosses de feutre au pourtour de bois verni pour les tenir, la grande et haute surface toujours effacée et lavée du tableau au-dessus de l’estrade, et tout un monde sur le monde, sans fin, continuait de se tisser.

La quiétude et les heures s’étendaient sur les lignes tracées, sur les mots sans cesse dictés et repris, qui ne désignaient pas exactement des choses, mais formaient tant de choses nouvelles, un réel des réels et celui de l’école. Monde des trinités, des ardoises, de la craie et de l’encre, des personnes du verbe, des adjectifs et des prépositions, tout convergeait pour faire une infinie et géante « maquette ». Il y avait bien l’air dehors, les rues, les murs d’où dégorgeaient les touffes des arbres, les passages de pierre blanche ciselée et gravée, la place du marché et les maisons claires près de la cathédrale Saint-Front, mais sur l’ensemble triomphaient et régnaient en réalité les tableaux des conjugaisons. Les personnes du verbe resplendissaient de ruses et de seuils déjoués, les vies du passé simple et du passé composé semblaient se lever, heureuses et claires dans la pleine lumière, la maîtresse souriait, semblant guetter le passage de ces vivacités dans l’air, et le silence s’étirait à nouveau sur la classe.

À Périgueux j’aimais le square de la « Tour de Vésone » où nous allions goûter, son bel édifice ancien se dressant au-dessus des futaies et des bancs où nous nous asseyions. Son abri, sa présence proche de monde romain demeurait tout au-dessus de nous, offrait le cerclage troublant pour moi de ses briques maçonnées et anciennes, fines dans l’emboîtement haut et brun des pierres, comme dans une main posée du temps et des livres d’histoire.

Si nous nous y arrêtions, aussi bien avec ma mère lors de promenades qu’au cours de sorties de la classe avec les maîtresses, hors ce square de jadis et qui ouvre à présent sur un musée gallo-romain, renouant sans savoir dans son mouvement de visiteurs et de couloirs à prendre avec mes impressions anciennes un peu fades des rares « sorties scolaires », il était rare d’y croiser les maîtresses et même des enfants de la classe.

L’école donnait sur cette orée. Tout le reste de la ville, les rues où je ne pouvais m’aventurer seul semblaient régir en secret la paix de ce square en bordure, dans le contentement, dans l’inquiétude des adultes, mais aussi dans la pitié pour moi, l’insoutenable pitié d’être si infime et perdu dans cette cité tout entière de Périgueux dont je ne maîtrisais ni l’agitation et ni les directions, ni l’immensité enfin de grande ville que je lui supposais. Et j’ignorais qu’elle n’avait d’immensité en réalité que celle des quelques personnes çà et là entrevues, vendeuses de produits de beauté que ma mère achetait, de lieux retrouvés, de quelques magasins et du marché, des Nouvelles Galeries, de la Poste, de la BNCI où ma mère retirait des espèces, de la belle promenade des cours et des arcades. Et il y avait là, à s’ouvrir sur les cours, le petit musée que j’aimais et où ma mère trouvait sans doute à attendre avec moi, déambulant dans les salles, tandis que mon père repasserait nous chercher en voiture. J’y vis pour la première fois des sesterces, des récipients gallo-romains en verre et issus de fouilles, talismans, magies répondant pour moi à un monde du square de Vésone, mais qui était en réalité le monde limité de quelques trajets toujours répétés pour nous, dans cette cité de Périgueux que j’ignorais être un arrière-poste de petite province de France.

Les rues et les vitrines, le verbe et les cahiers, les personnes du verbe, les craies, le silence et le gris des tabliers de notre école publique de garçons dont l’intitulé était gravé au-dessus de l’entrée en lettres capitales dans la pierre comme sur un monument, les heures près des rideaux jaunes qui se coloraient du soleil du dehors, tout donnait sur l’immensité cependant de la société des hommes au travers de l’école, sur leurs sciences et sur leurs connaissances, et cette somme merveilleuse flottait sur le bruissement des feuilles tombées des marronniers contre mes pieds sur le sol, se posait sur la buée de nos vies ainsi que mon souffle se posait aussi dans la solitude et le silence vivant sur le verre des vitres, à la maison, un soir humide et frais.

Puis nous nous installâmes hors de Périgueux, dans le petit village de Saint-Astier, sur la base militaire en haut des collines où était affecté mon père. Outre le fil et les rives de la rivière, l’Isle, et qui était la même qu’à Périgueux juste en dessous du square de Vésone, le véritable fil se poursuivant fut celui de l’école, donnant sur la grand-place du village et sur les marronniers. Cependant, déjà le bruit des feuilles, celui des pas de ma grand-mère dans les couloirs disparus de cette maison de Périgueux laissée pour notre installation à Saint-Astier, les bruits du cheval à bascule de bois sur le plancher çà et là défoncé au grenier, les sons secs des morceaux de bois et des branches brisées dans le jardin en pente sous les pommiers près de la maison, rien ne résonnait plus de la même façon dans l’espace du souvenir immédiat et de la distance, si je ne me souciais pas alors davantage de cet effleurement étrange contre moi, et leur réalité aurait été de devenir des noms, eux qui n’en étaient pas.

Saint Astier — L’église et le pont sur l’Isle

À Saint-Astier, les maîtresses de l’école, tout autant que les enfants de la classe, se retrouvaient comme nous, se croisaient dans le mouvement, les lieux et les activités de chaque jour. Et je les croisais même sur les bords boisés et heureux de l’Isle, tout près de chez nous, descendant avec mon père de la base militaire, juste en dessous de la colline, sur la route et au niveau de la rivière, tandis que chaque fois j’aimais avec mon père « aller au garage », vaste grotte naturelle en réalité où nous laissions la voiture parmi celles des autres militaires.

L’école donnait sur la grand-place en pente légère, avec son kiosque des fêtes et de remise des prix devenu aujourd’hui « L’office du tourisme ». Et tout autant qu’à l’école de Périgueux, la sensation demeurait pour moi que tant de choses nouvelles et précieuses, le verbe, les adjectifs, les personnes du verbe ou le Mont Saint-Gerbier de Jonc, les sources de la Loire, n’existaient pas réellement, hors de ce fil poursuivi de l’école. Ou plutôt, toutes les sources, comme celles de la Loire ou celles aussi de la petite rivière de l’Isle, faisaient avec le fil de l’école une fiction radieuse, posée sur le mouvement et sur le monde des adultes, et tirait, coulait, s’étendait, établissait des réalités claires et vastes, mais sur un plan qui n’était ni celui des rivières réelles ni des fleuves car il appartenait, comme plus vaste et stable, éternel, au monde de l’école encore.

Et l’école fut ce jeu parfait dans lequel j’excellai ainsi que tant d’autres enfants, pourtant si je cherche aujourd’hui demeure comme une incertitude. C’est un trou vide un instant dans le ciel, le chevauchement très étrange de lignes, de mondes se croisant dans la maison de Périgueux ou celle de Saint-Astier, et où ma mère et ma grand-mère parlaient entre elles cette langue que j’ignorais une langue et qui était l’italien, qu’elles retrouvaient parfois comme un miracle, une saveur enfuie, parlant avec des marchands d’olives, de tomates et de basilic, à Périgueux sur le marché devant la cathédrale Saint-Front.

L’organisation somptueuse des conjugaisons s’étendait, flottait sur quelque obligation dont le sens m’échappait, mais échappait de la même manière à nous tous peut-être, et il semblait que les personnes et les verbes, les temps, les prépositions, les adjectifs venaient en réalité de la classe elle-même, en étaient les contours recherchés, parfaits, en demeuraient l’accomplissement rêvé.

Devant l’école à Saint-Astier se tenait la fête des noix, puis celle des châtaignes. Toutes les personnes que je voyais, que je reconnaissais se retrouvaient là et passaient, parlaient, et les maîtresses aussi, dans un monde pour moi où la vie du village, celle des maisons et des rues, des rassemblements, des fêtes et de l’école, était le même univers s’épanchant, telle la dilatation d’une substance des vies, se répandait en la forme de la campagne et des rues, des êtres, de nos saluts échangés, des sourires, et jusqu’à la fraîcheur de la fontaine dehors, au bord de la rivière, où je reconnaissais de loin, parlant bientôt avec ma mère dans la douceur du jour, une des maîtresses en robe légère, venant aux beaux jours remplir deux immenses pichets.

Ce halo dense continuait de relier les heures, la classe, l’odeur de l’encre, les lignes du cahier, l’épaisseur rose et grumeleuse des buvards coupés dont le bord s’ébarbait d’infimes morceaux de papier léger, tissé comme dans le bonheur des pleins et des déliés sous mes doigts, immobile enfin sur le plancher de la classe, comme dans la forme fixe et changeante des rues et des vitrines dehors.

Je serrais mon cartable dehors contre moi. Les trajets et les lieux continuaient de se fondre à l’école, qui entretenait avec les rues tandis que je marchais, avec le porche de pierres ciselées qui donnait d’un côté sur l’église, de l’autre sur la librairie, avec la vitrine des livres convoités des Lettres de mon moulin, de David Copperfield, ou des Trois Mousquetaires, avec les quelques magasins enfin et le fil changeant des heures au cours de la journée, une sorte de cercle naturel et parfait, une courbe retrouvée, et dont l’ajustement sans fin semblait la promesse et le bonheur d’une vie à venir.

L’écriture et l’école changeaient la parole, qui devenait elle aussi droite et courbe. Et comme des chemins différents empruntés changent pour finir notre impression de dimensions premières ou modifient l’effet de lieux déjà connus, elle changeait à son tour toutes mes impressions, les passages et le monde de Saint-Astier, le débouché des pierres blanches gravées entre la petite place du parvis de l’église et la grand-place avec le kiosque des fêtes, changeant mon existence aussi, qui se frayait un chemin vivifiant et heureux sous les hauts murs longés de pierres d’où dégorgeaient, au printemps, les gerbes de lilas comme la langue française, les beaux noms de « Pâques » ou celui de « l’été ».

Frontispice : Musée d’Art et de Tradition Populaire