dimanche 31 octobre 2021

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Une bien jolie vie

, Joël Roussiez

Viens, viens, c’est une bien jolie vie dans laquelle je sombre !

I

Quatre trèfles dans la balance pour faire bon poids dans la pesée des radis que tu as achetés ; le marchand t’a aimée et veut ton bonheur ; c’est lui qui a choisi pour toi que faire de ta vie… Ta vie, tu la promènes au gré des vents car tu es devenue marin ce qui arrive peu dans ce monde masculin. Mais le métier te plaît, le vent, les gréements, le bric-à-brac technique des navires te charme. Tu ne sais pourquoi mais dans les courses, tu vois ton bonheur qui approche et souris aux chants des embruns qui mouillent ton visage… Mais parfois tu te plains, ouvrant la main aux brumes qui te dérobent l’horizon, tu souffres devant l’étroitesse de ce qui s’offre à toi ; tu gonfles tes joues comme le mérou et gémis : que te propose la vie ?

Tu te perds dans le maniement des cordages et des cartes. Tes cheveux tombent sur ton regard qui revient vers toi et donne à ton cœur des élans qui ne sont pas choisis. C’est ton bonheur qui vient mais tu ne le connais pas, tu sens des transports qui ne se déterminent pas. Le monde autour de toi forme un panorama mais tu rêves d’y baigner tes jambes, d’y enfouir tes cheveux, les oreilles qui entendent et les muscles de ton visage… Tu nages comme un chien, la tête ébouriffée car il faut respirer mais noyer les yeux et le nez, c’est sur soi mieux sentir sa peau sous l’eau fraîche… Je suis le cachalot qui divague dans l’eau, le dauphin qui plonge sous l’écume, le requin pèlerin qui flâne bouche ouverte ; j’avale les plantes minuscules et parfois des poissons ; à la table des algues, je déguste des huîtres ; j’avale dans les vases des mollusques et sous la roche même je poursuis les crabes … Viens, viens, c’est une bien jolie vie dans laquelle je sombre !

Gustave Courbet — Vague

II

Au soir de sa vie en la ville de Vannes, un marchand sans histoire raconta qu’il avait senti ton bonheur tandis qu’il mangeait des radis à la table d’une auberge… 

Tu t’es arrêtée en Grèce car c’est ici le port d’attache du navire sur lequel tu as mené ta vie. Tu as pris pied sur le sol ancien d’une île et tu t’es souvenue d’un bonheur d’habiter que l’on t’avait décrit. Chaque jour tu fais ta promenade le matin tôt et le soir au coucher. Ainsi tu surprends des animaux et dans le silence des feuillages tu perçois des mouvements dont la vivacité calme tes impressions. Des oiseaux chantent à l’extrémité des branches, à la cime des arbres, au sommet des buissons, étrangers l’un à l’autre et joyeux dans leur babillage, ils bordent tes trajets. Tu entends les mélodies qu’ils tentent et l’espace alentour s’élargit un peu ou se resserre. Chaque jour au matin tu vas dans ton jardin et sarcle, désherbe, plante pour le plaisir de faire. Tu as suffisamment pour vivre et ta vie sous un climat dolent se déroule sans accroc ; tu es là et tu es satisfaite… Un marchand t’a donné ton bonheur, quatre trèfles en la ville de Vannes et si tu le comprends maintenant, ce que tu sens est bien étrange. « Je ne suis pas heureuse bien que je sois satisfaite », voilà comment sur le port de Petra, tu expliques au marin la vie qui est la tienne et qu’un marchand… Et qu’un marchand au marché de légumes avait vue comme une chance.

Frontispice : carte marine ancienne.