vendredi 31 décembre 2021

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Aux sources de la joie

Shabestarî, Tapis Paris/Cracovie

, Joël Roussiez

J’étais triste, un roi m’a rencontré, une rose blanche dépliait ses pétales à ma table tandis que je vieillissais et que mon écuelle vide tintait sous ma cuillère.

La rose était si belle que sa contemplation éloigna mes gémissements. La joie tout doucement dans mes yeux se leva et comme on s’étire glissa jusqu’à mon cœur qui se souleva. Que n’ai-je pour la rose un pinceau habile ! Car ma joie rêvait de se répandre… Et je m’inquiétais : que n’ai-je papier, couleur, chiffon pour réussir la rose ? Et à contrefaire la rose, je m’imaginais m’échiner sans parvenir jamais ni pour mes yeux, ni par mes mains à contenter cette joie. Je m’inquiétais donc davantage tandis que me venaient en bouche des saveurs sucrées, parfums de roses qui répandaient en douce ébriété le velours des pétales dont l’enroulement raffiné offraient l’irrésistible couleur blanche, lumineuse et crémeuse comme la soie…. Je m’allongeais alors sur le tapis des rêves : kilins, lions, gazelles s’ébattaient dans un jardin ; des sources coulaient aux pieds des arbres verts et ceux couverts de fleurs les enlaçaient ; et les plantes s’exaltaient l’une l’autre en des couleurs si douces et si intenses que je ne savais où dans ce paysage saisir ce qui me saisissait… Et puis Princesse aux pieds nus foulait ce sol soyeux, marchait par déhanchements sur la mouse du tapis, s’allongeait à côté de moi : « un roi m’a rencontré… » murmuraient ses lèvres rouges … Des jeunes filles au bain cueillaient des fleurs de lotus ; on agitait des draps pour jouer avec la lumière et les pétales blancs de la rose brillaient, s’ombraient comme l’étoile du berger au soir d’un jour. Ainsi la main pétrit la pâte d’un pain, ainsi je fus remué par cette contemplation et dans l’univers silencieux la rose devant les yeux, je visitais un paysage qui me prit le bras : un roi m’a visité… Je t’offre une coupe de vin ; veux-tu bien l’accepter et prendre dans tes doigts fins cette fraise des bois. Je tiens l’aiguière ouvragée pour satisfaire ta soif, dans tes yeux pétillent des brillances et des ombres. Veux-tu l’ombrage d’un arbre, la chaleur d’une nuit d’été, l’humidité d’un bois ; je te l’apporte, je te les donne, mes mains sont à ton service… Ah, que de tourments ! Te quitter est une souffrance et ta beauté silencieuse étourdit … Une vie que j’ai menée sans souffrir beaucoup. J’ai compris ce que c’est que l’amour et le tracas des jours. À quoi cela sert-il ? Dans mon cœur des lenteurs affaiblissent le cours de mes journées et comme pour compenser je suis ému d’une rose plus qu’il ne faudrait quoique à la réflexion sous ces fines extases le cœur pour ma satisfaction puisse se soulever et lâcher tout d’un coup.

Frontispice : Deux roses, Edouard Manet, 1882, MoMA.