jeudi 1er juillet 2021

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Cinq autres petits récits

, Joël Roussiez

Je vois l’obscurité grandir et le froid s’installer...

Sous le dais du soleil (J. S. Bach)

Sous le dais du soleil et des arbres, l’esprit occupé par ce qui s’offre, je donne ma faiblesse au monde qui m’entoure. Prends, prends donc mon cœur de cristal ! Coule donc mes humeurs fantasques dans le flot de tes impressions. Je marcherais dans tes bois et, parmi les violettes, je m’égarerais. Il me faut disparaître un peu et si tu le veux, je peux aussi jeter mon corps parmi les nénuphars et les joncs. Dans l’étang, qui nage cependant ? Dans la main de l’herbe des prés qui somnole à sa guise ?

Sous la brise qui caresse mes joues, voilà, je marche. Sous la voix qui me conduit, à la source je bois. Sans éteindre la faim qui tiraille mes nerfs, je nage dans la ferveur et le regret. Je cours, pourquoi pas, affolé et perdu parmi les bêtes et les plantes. Quand la rumeur du monde m’envahit, je dévale les pentes poursuivi par mes pas ; sans maître et saisi par ce qui m’attend, j’apprends les choses qui ne consolent pas ; les sols me sont étrangers comme les voix sous le dais du soleil et la rumeur des arbres…

À la nuit qui s’annonce, je dédis un regard, les étoiles m’emportent avec les nuages et dans les clignotements des lumières furtives, je trouve des images qui s’estompent. Je vois l’obscurité grandir et le froid s’installer ; une grange dans le monde, une étable, un garage ; c’est la fable qui reprend comme je marche en aveugle sous le dais des ombres. Les bêtes sont surprises et s’enfuient ; j’erre sans attendre demain dans la forêt profonde sous la brise des arbres. Les animaux me quittent, pourquoi donc ? Pourquoi donc, les génisses se sauvent quand j’entre dans leur champ ? Sous les étoiles aussi, j’entre dans le champ, voilà, je cavale à mon tour, me voici !

Grandville (dit), Gérard Jean Ignace Isidore

Je demande pardon (C. Marot)

J’écrirai vos épitaphes sur une ardoise noire sans tenir compte des événements passés, jouant avec vos noms comme égrenant des notes à la surface de vos vies qui furent ce qu’elles furent. En dire davantage, mes amis, me semblera impertinent et retenant mes larmes, je rirai de bon cœur si quelque jolie trouvaille vient au bout de mes doigts. En attendant, que sais-je de vos vies ? Qu’irais-je m’y mêler quand ce que j’aime et j’aime encore, c’est la présence variée de vos apparitions et le jeu joyeux de vos conversations… Hier, j’ai tenté de nourrir deux minuscules mésanges tombées du nid, un ver, une graine, rien ne semblait adapté et ce matin je les ai trouvées mortes. Que puis-je faire pour vous, que pouvons-nous pour l’un, pour l’autre ? Vos âmes viendraient-elles errer autour de ma maison pour consoler vos pertes ? Sous le soleil réjouissant, je peaufinerai une épitaphe à ma manière, comme Clément Marot en avait la marotte, je placerai les notes :
Amis à moi, à mi-chemin
À mort mortelle vous mit Destin
À l’âme, la larme, le chagrin
À l’âne, à moi, la lame, le chardon
Amis, n’est-ce pas bien malin
De vous je ris, je pleure et demande pardon !

William Bouguereau — Enfant composant une couronne de fleurs

Attendre est bien long (bylines, chants épiques de Russie, Attila Joseph)

« Couché dans un lit comme un maudit esprit, les jambes entravées et les bras liés, je pense à l’avenir qui vient vers moi et je ne me réjouis pas. J’accepte de disparaître mais attendre est bien long » Le sage Bagatyrs dans son immense lit devisait ainsi avec sa sœur Dora qui lui tenait la main. Au matin d’un troisième jour vint à la tente du sage trois tous petits enfants qui s’approchèrent de son lit. Une toute jeune enfant de trois ans lui demanda pourquoi il était allongé-là sans rien faire, et sa voix était si menue, si menue… Son front, elle l’avait ceint d’une couronne de lierre, derrière elle se tenait son frère, plus jeune au visage d’un joli brun tendre. Il écoutait, il écoutait attentivement et ouvrant de grands yeux, semblait ne pas entendre. Ensuite parut leur sœur, plus âgée et souriante, elle avait les pieds nus : tu es allongé comme dans un cercueil et tu n’es pas mort ! Voilà ce qu’elle dit au grand sage qui lui répliqua : où as-tu mouillé tes pieds ?

— Dans la rivière, dans la rivière ; la rivière, elle coule, elle bouge et toi tu restes là !

— Ah, mais tu ne te gênes pas avec moi, tu me grondes comme un enfant ! Et le sage Bagatyrs était si content qu’il rit et s’ébroua comme le clown Zavata. Mais alors sa sœur, la sage Dora lui dit : regarde, vois c’est ici une couleuvre, là un orvet argenté, une anguille à ta jambe droite et un jeune boa à celle de gauche ; vois, ils s’en vont et les nœuds de tes liens se défont… Sonnait alors comme un gong un chaudron de fonte régulièrement dans toute la campagne ; et l’on vit des chevreuils sauter tout autour de la tente et beaucoup aboyaient craintifs et nerveux. Le sage Bagatyrs s’étira sur son lit de misère, il étendit ses bras pour saisir les enfants et embrassa leurs bouches sucrées.

— Je pensais à l’avenir et je ne me réjouissais pas ; la mort m’attendait et c’est la joie qui est là. Serrez-moi fort comme à la mort, comme à la vie ! Il reprenait les mots d’Attila Joseph pour inciter les enfants à s’occuper de lui. Et tous trois le serrèrent en se tenant par la main, aucun d’eux ne pouvait en faire le tour mais ensemble, ils serraient, ils serraient. Et comme les arbres boivent la lumière, le sage buvait avidement cette force tendre qui lui soufflait par les fentes de ses bouches le souffle qui dessouffle.

— Ma sœur, je perds l’esprit maudit qui entravait mon corps.

— Tu perds aussi le sang qui arrosait ton visage, déjà tu es tout pâle, adieu mon frère, je t’ai aimé à vie, je te regrette mort.

Jean Baptiste Camille Corot — La madeleine lisant

Vêtue de ton sourire (Shabestarî)

Quand tu étais vêtue, tu paraissais dévêtue mais lorsque tu étais dévêtue, tu paraissais sans vêtement et ton corps nu alors tentait le monde autour qui voulait s’en emparer, le prendre, saisir à pleines mains ces formes qui paraissaient s’offrir. Toujours en mouvement et pourtant au repos, tes chairs lisses produisaient des vapeurs, ondes rutilantes, c’est leur nom, qui s’élevaient et troublaient les contours de tes membres qui dansaient… J’ai vu venir vers moi ton pas feutré et délicat, dans la pénombre de la nuit où tu marchais aveugle et reposée derrière tes yeux, tandis que dans mon lit je tournais et retournais les fables des jours qui passent … J’ai aimé ton corps voluptueux et la grâce de tes formes ; j’ai saisi de mes mains tes bras et tes seins. Tu étais un peu forte des os et si fine pourtant que des obscurités venaient s’adjoindre aux caresses de ta peau. Parmi les nerfs et les vaisseaux, lorsque tu bougeais, des souplesses soudain émergeaient sans pudeur… Ah, chaleurs attirantes, rondeurs diffuses sous l’épiderme mobile ; à saisir ces formes, les doigts, les yeux et le corps tout entier se démenaient et la sueur perlait ; sous la chaleur exténuante des tropiques, les doigts glissent sur le corps et les yeux suivent des ruisseaux. … Voluptés inoubliables, jeunesse merveilleuse, tout est devenu friable comme du sable dans l’écoulement des jours qui ne s’écoulent pourtant pas. Immobile dans le temps qui passe, voici venir ton corps dévêtue et ton visage qui sourit !

Alexandre-François Desportes — Chienne blanche devant un buisson de sureau

Sur la planète vague (Attila. J., I. Andric’, F. Nietzsche)

Puisque tel un chien tu croiras qui te fait confiance, va devant vers la vie qui s’offre à toi sans craindre les déceptions et les coups ; rien ne t’attend, rien ne te pousse mais il te faut bouger ; alors, va sur les routes et vagabonde au gré des senteurs qui te happent. Comme un chien tu trouves les caresses et ne les cherche pas. Voici les champs de juin et les fleurs dans les foins répandent leurs corolles… Ne te déchire pas en toi-même, tu ne t’égares pas dans ce monde car c’est aussi le tien. Des notes s’égrènent et se rassemblent au hasard des inerties et des forces ; des mélodies naissent, des chaos se dispersent… Ah, je t’aime non pas dans la douceur de ton pelage chaud mais dans tes errements et tes hésitations sur la route des fortunes où tu flaires. Qui donc vas-tu rencontrer, la mort désespérante ou la vie haletante, toutes deux enfermées dans le buisson d’épines où tu te débats un peu. Les limaces s’en satisfont, va donc, que le ciel t’emporte où les odeurs te poussent ; je vois des brillances émerger du noir de ton iris. La chevelure des arbres dansent dans le vent sous les nuages gris et la pluie fine rafraîchit ; va, va où courent les brises et les humeurs !

Sur la planète vague où vaguent tes galops, erre à ton tour, danse dans ce chaos où les lucioles clignotent sous le ciel des odeurs de la terre que tu foules. Fais confiance et frappe à la porte du monde car ton plaisir passe au travers et s’égare des sables du désert aux glaces des pôles, dans les rizières fertiles et les torrents impétueux ; tout ceci à ton jeu et ta contemplation ne s’offre, ni ne se refuse et c’est ce qui t’attend…

Frontispice : Jean Baptiste Camille Corot — Le berger sous les arbres.