samedi 1er mai 2021

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Poétique de la « maison de l’être »

Enquête sur la pensée Ricciotti de Jean-Louis Poitevin, aux éditions marcel

, Jean-Paul Gavard-Perret

Poitevin met en exergue ce qui demeure l’essence de l’œuvre de Ricciotti. Un tel architecte est avant tout poète et grammairien.

Peu de place pourtant à ce nouveau langage en une époque (mais ce n’est pas nouveau) où la norme reste la duplication du semblable dans l’érection de bâtiments porteurs des valeurs de la société de consommation. C’est pourtant sur ces « ruines » des spectacles architecturaux vivants que Ricciotti fait de son approche une expérience sensible et métaphysique. Au besoin elle « concubine » avec ce qui peut sembler excessif mais cela lui a permis de trouver son assise à travers une double filiation géographique entre un Sud catholique et romain et un Nord protestant.

D’où - aussi - le « sourire sardonique » d’une telle architecture. Poitevin le relève et révèle. Circonstanciée, précise, argumentée son analyse montre la voie aussi étroite que royale qu’invente au fil du temps un tel créateur. Il met la main dans la matière tout en se confrontant à une haute culture. Moins pour la reporter dans ses œuvres que pour y trouver des outils de déconstruction d’idées spécieuses tant sur le plan de l’imaginaire que du réel. Le tout à la recherche d’une beauté qui n’a sa source que dans sa puissance d’effraction. Et ce en se libérant du jeu sournois de la dialectique qui met en opposition d’un côté une beauté « classique » répondant à des normes parfois intelligibles parfois absurdes, de l’autre une beauté « toujours bizarre » chère à Baudelaire mais qui peut tout autant devenir complaisante et, sous effet pétard, faire prendre des vessies pour des lanternes.

Dans cette optique il s’est donc tenu éloigné d’une conception passéiste du beau. Celui-ci « se cultive ou n’existe pas » écrit-il. Il ne s’agit donc pas d’une compilation de formes définies, mais d’une attitude existentielle. Et -souligne l’essayiste - « La beauté est le nom que Ricciotti donne aux affects et à la passion qui seuls permettent d’inventer un sens à la vie et de le vivre comme la manière dont s’incarne, ici et maintenant, le sentiment que chacun a de son éternité ».

Refusant de se murer dans la simple posture d’une spéculation critique qui demeure toujours qu’une commodité de la conversation et qui fait prendre des lâchetés esthétiques comme le summum de la construction, Ricciotti prouve ce que Poitevin souligne : la beauté n’est pas une donnée immédiate de la conscience. Elle s’inscrit dans le temps long et répétitif de l’existence. Et ce à travers des usages inédits nés des chocs qui remuent l’âme. Si bien que l’architecture avant d’être élément de décor s’habite de dedans. Leçon que rejoindrons hélas peu de ses contemporains ou de ses héritiers potentiels à l’exception d’un Rem Koolhaas et son O.M.A.

Par ailleurs Poitevin note combien Ricciotti s’est éloigné des idées à la mode de diverses périodes. Proche d’une certaine manière d’un minimalisme de Tony Smith et de son « Cube », il refuse d’assimiler l’architecture à une œuvre d’art comme de la réduire à un gadget ou foucade écologique. Pour lui il n’est de maison que de l’être. Il existe du Bachelard dans cette approche. Ce dernier pourrait s’ajouter aux références importantes que Poitevin souligne (Alberti en premier). Et à partir de ce principe l’architecte ne crée plus des normes mais s’occupe des usages. Si bien que la forme venant de l’intérieur de l’être, elle impose des structures paradoxales et surprenantes que l’œil qui virevolte doit apprendre pour se transformer en regard.

Mémorial du camp de Rivesaltes, 2005-2015
© Kévin Dolmaire

La part éminemment poétique et vision anticipatrice du créateur de génie n’y est pas pour rien. Existe ce qui différencie l’inventeur du faiseur. Le premier à l’inverse du second ne sacrifie pas la vie affective à l’architecture. Or pour Ricciotti celle-là demeure sa référence. Elle seule justifie sa création. Et Poitevin de souligner la lucidité du créateur face à des architectes individualistes qui n’ont « jamais construit le moindre bâtiment » mais font preuve d’un narcissisme déplacé ou d’une affiliation à une modernité dépassée depuis belle lurette, comme d’une post-modernité enlisée dans ses répétitions.

Contre ces effets d’aveuglement et de croyance qui dénotent de l’aliénation et de l’affadissement des consciences, l’auteur met en évidence la lutte d’un tel architecte contre le pessimisme, la sophistication naïve, l’iconographie de masse, la jouissance infantile d’images nourries par des lois économiques, médiatiques et politiques. Face à cet état des lieux Ricciotti ose ce qui semble irréalisable mais dont le livre donne de superbes preuves en ses illustrations. Les constructions produisent une sensation quasi tactile de l’espace. Le créateur veut les libérer parfois dans un minimalisme (mais jamais hors sol) comme s’il voulait réparer le trauma de l’époque. Elle croule sous les images aussi répulsives qu’attirantes qui entraînent vers un lieu d’enfermement ou plus sûrement encore de chaos.

L’ouvrage met en évidence l’originalité de celui qui ose « dessiner mentalement un bâtiment sans véritablement passer par l’étape crayon » et qui prend feu pour défendre les causes qui sont au centre de ses préoccupations : « que ce soit pour dénoncer des dysfonctionnements dans le champ de la construction ou pour défendre des éléments comme il le fait avec le béton ». Mais surtout l’auteur souligne l’importance pour un tel concepteur de la vision du corps, « ou du moins une certaine conception du corps qui est à l’œuvre ». Et d’ajouter : « le corps ici, comme source et comme aboutissement, est l’élément et l’acteur essentiel autour duquel se constitue et se construit la pensée » d’un tel architecte.

Il y est parvenu à la fois par reconnaissance et l’acceptation voire la défense et la motricité de ses racines d’où commença son combat. « Par fidélité à Pasolini, je me définis par intuition comme anarcho-chrétien » dit cet admirateur d’Arthur Cravan, et c’est bien là la clé de celui qui a transformé ce que précise Poitevin : « une appartenance de fait à un champ culturel en un recours conscient et actif ». Existe dès lors dans l’œuvre un phénomène indiciaire aussi subtil qu’étrange et qui tient d’un soulèvement, d’une élévation. La révulsion du simple effet de surface joue pour créer une ouverture énigmatique. Le regard devient abyssal face à une œuvre qui n’est plus surface enrobante mais une interface agissante entre le sensible et le sens, le possible et l’impensable. L’architecture s’ouvre alors à un autre esprit de compréhension. L’être est confronté à ce qu’il croit être dedans, à ce qu’il croit être dehors : « être » devient alors la réalité commune et iconoclaste de l’architecture.

Adepte des grands renversements face aux impératifs conceptuels conçus comme éléments intellectuels (détachés des conditions matérielles) reproducteurs des « critères si anciens qu’ils se confondent avec un paternalisme autoritaire appelant à un surcroit d’obéissance », Ricciotti sait que nul ne peut séparer l’être de sa maison, et la maison de l’être. C’est la condition de sa liberté. C’est le devoir de l’architecte. Et ce non par goût de l’exploit, mais par nécessité de pousser tout projet à ses limites et hors de toute zone de confort. Habitué à l’emprise des affects et de la vie pour se dépasser il sait mieux que personne et comme l’écrit Poitevin « rebondir plus près du ciel ». Que demander de plus à l’architecture ?

Rudy Ricciotti et sa grand-mère maternelle Domenica Bazzochini
devant un cabanon près de la Sorgue (Vaucluse) dans les années 1950.

 
Enquête sur la pensée Ricciotti
Jean-Louis Poitevin

isbn 978-2-9563413-9-0
éditions marcel
7, rue Houdart 75020 Paris
35 €
https://www.editionsmarcel.fr

Frontispice : MuCEM - Musée des Civilisations d’Europe et de Méditerranée, Marseille, 2002-2013, © Lisa Ricciotti