lundi 31 mai 2021

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Les singes et les miroirs

Beckett et la peinture

, Jean-Paul Gavard-Perret

Qui aime l’art contemporain doit toujours se souvenir du soupir de Winnie dans Oh les beaux jours de Beckett : « Assez les images ».

L’auteur dans Peintres de l’empêchement en appelle à ce que Diderot écrivait déjà dans ses Salons : « l’image, dans mon imagination, n’est qu’une ombre passagère ». Afin qu’elle se réduise encore, en écho à Beckett, tout un pan de l’art s’est voulu rémouleur de quintessence en quittant non seulement la figuration mais l’abstraction. L’image ne fonctionne plus comme un piège à regard : elle l’ouvre.

S’agit-il d’éviter le rapport trop étroit de la peinture avec l’émotion ? Pas forcément. L’objectif de Beckett comme des artistes qui vont en son sens est plus profond. Retirer de l’image dans l’image n’est pas synonyme de disparition des affects mais devient la manière de les solliciter autrement. Preuve que l’image la plus forte, c’est l’image de rien, de personne. Seule cette image « idéale » de l’extinction de toute visibilité permet d’atteindre ce que Schopenhauer puis Beckett demandèrent à l’art : « la suppression et l’anéantissement du monde ».

Beaucoup peuvent penser que la peinture n’a donc plus rien à dire, à montrer. Or Beckett leur répond à travers « l’inoffensif loufoque » à qui est dédié Le Monde et le Pantalon : « tout est objet pour la peinture, sans excepter les états d’âme, les rêves et même les cauchemars, à condition que la transcription soit faite avec des moyens plastiques. Mais il est intéressant de savoir ce qu’on entend par moyens plastiques ». Contre les absurdes et mystérieuses poussées vers l’image - dans lesquelles aucun ébranlement du regard n’est demandé à cette très vieille chose qu’est l’art -, décréateurs et dépeupleurs vont imposer, à la suite de Beckett, leurs images paradoxales.

Bram Van Velde, Nocturne
1981 - source : wikiart.org

Dès les années 40 Riopelle, Sam Francis, Tal Coat, Giacometti, Hayden, et bien sûr les Van Velde entament la recherche qui pousse à l’enfouissement et au rejet de la vieille peinture qui s’est mépris comme le souligne Beckett : « Blanc Bonnard et Bonnard blanc, Manet navet, Derain inconcevable, Renoir dégob, Matisse beau bon Coca-Cola » écrit-il. Et il en appelle à un espace d’épure éloigné du motif.

Tout un pan de la peinture va donc porter plus loin le travail d’abstracteurs de la première heure, premiers tels que Malevitch, Mondrian, Lissitzky, Moholy-Nagy. Ils ont compris que c’est désormais dans une peinture « formlessness », une peinture sans forme que l’être va être renvoyé à sa misère, au secret de son identité verrouillée. Et pour Beckett c’est la seule peinture. Elle ouvre, au cœur du système pictural, sur un vide illimité, hors figuration.

Avigdor Arikha - ami de Beckett - est, après la Seconde Guerre mondiale, un des premiers à cultiver la fuite devant l’image solaire pour faire de son œuvre une suite d’images « léthéennes » au moment où toute logique de la situation (eu égard aux atrocités de l’Histoire) semblait imposer à l’art sa disparition. Surgissent des formes presque effacées issues du fond de l’abîme de l’être, du moi dissous, du Je fêlé, de l’identité perdue.

Samuel Beckett - Profil - Avigdor Arikha

Les frères van Velde (eux aussi amis longtemps très proches de l’auteur de Malone meurt) sont de ceux qui ont favorisé cet outre voir. Leurs images deviennent bien autre chose que la possession carnassière des apparences, autre chose que la mimesis en laquelle, depuis la Renaissance italienne, la peinture s’était splendidement fourvoyée et dont le réalisme représente la forme la plus détestable. « Qu’ils ne viennent plus nous emmerder avec ses histoires d’objectivité et de choses vues » écrit Beckett à propos des peintres réalistes.

Mais Avigdor Arikha reste pour Beckett - « étant donné les erreurs dans lesquels les van Velde ont fini par se fourvoyer » - un des peintres de la nudité absolue. Dans l’énoncé pictural l’image est dissoute par la plénitude lacunaire de ses blancs, comme si la matrice pesait de tout son poids sur la plus faible ligne jusqu’à ce qu’elle éclate. Chez un Henri Hayden (encore un proche de Beckett) la peinture devient aussi un exercice d’épuisement même si le peintre accepte encore un semblant de figuration. Mais de celle-ci le créateur ne retient que le côté dérisoire et humoristique. Le réel semble victime d’une erreur de distribution, surgit un étrange ordre des choses, fait d’ordre en mal de choses, de choses en mal d’ordre.

Tout un pan de l’art est donc héritier de Beckett. Le minimalisme en particulier. Ce mouvement cultive donc une matière ostensiblement absente. Le monde disparaît à travers les traces irréversibles libérées des contraintes spécifiques de la spatialité picturale admise. Une telle peinture ne cherche plus l’hallucination par les images, mais l’accession à une sorte de littéralité soustractive. Elle permet de toucher des lieux inconnus de l’être où il n’existe plus d’image « possible ». Ne subsiste plus rien, entre « exaltation et anéantissement éternellement, perpétuellement » dit Beckett.

Cy Twombly - Untitled (Bacchus)
2005

Une telle esthétique reste la tentative essentielle qui refuse le chemin du retour « à la vieille naïveté comme le désir de vivre sur le pays conquis » écrit l’auteur de Quad. Elle s’oriente dans une voie qui bifurque vers, écrit-il encore, « l’absence de rapport » sous toutes ses formes et dans l’absence d’objet. Cette figuration de l’infigurable, cette figuration impossible reste de l’ordre non de la représentation mais de la re-présentation dans le « blanchissement » que la rhétorique beckettienne chercha par d’autres chemins artistiques. 

Il s’agit de toucher fondamentalement le point, le lieu où l’image s’épuise mais où paradoxalement le regard s’ouvre. Trouvant paradoxalement prise, il devient capable d’arracher du visible quand le visible s’arrache à lui. A ce titre il ne s’agit plus de saturer le contenu des images mais d’en vider de le contenu. Surgit une peinture qui fait du vide comme Beckett l’avait appelé et comme Cy Twombly l’aura montré à travers ses biffures en une destruction et moquerie de toute fixité. Dans les toiles de l’Américain comme dans les pièces pour la télévision de Beckett (Nact und Traümeé entre autres) plus rien ne « tient ». Et tout paradigme de ressemblance est refoulé soit dans le gribouillis soit dans le fondu au noir de « ... que nuages... ».

Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision (1992), Le Monde et le Pantalon (1993), Editions de Minuit