mardi 28 novembre 2017

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Il est Homme en sa destinée toute tournée vers la connaissance. Il pourrait s’en tenir là, établi en son ambiguïté de fond, sans franchir les limites consistantes de la sphère tellurique maternelle.

Autre voix. Masculine peut-être

[...] Il ne voit pas, il n’entend pas. Il n’a pas encore appris à regarder ni à écouter. Mais il touche, il hume, il goûte. Son nez et sa langue lui ouvrent la matière, en son intimité. Le voilà rempli de sucs et de relents. La jouissance est prompte et plus vaste que son corps. Elle engendre le désir et les limites reculent. C’est comme le feu qui précède le vent, et qui dévore au-delà du souffle. Et la reptation même, son seul moyen de conquérir l’espace, évoque l’incendie. Tout ce qu’il vient à toucher, avec ses mains à l’avant ou sous le rouleau de son ventre, se met à flamber, d’un coup, et se consume entièrement. La terre est toute rouge de ferveur inapaisée.

Au commencement était la braise qui enveloppait le corps de son manteau. Au commencement était la nudité, tandis que le désir brûlait. L’être arborait sa totale nouveauté. Il régnait sur le brasier et le brasier régnait en lui. Quand viendrait l’âge des cendres, il se découvrirait nanti de mémoire. C’est alors qu’il pourrait se tenir longuement à genoux, à souffler sur les tisons enfouis. Le désir serait suffisamment tempéré pour que la créature cesse d’être une tempête et devienne un homme. Un partage s’établirait. Il y aurait la Nuit et le Jour, la ténèbre et la lumière. [...]

Ainsi, l’Être premier est indissociablement Homme et Femme. Il est Femme en son fond et son origine. Il est Homme en sa destinée toute tournée vers la connaissance. Il pourrait s’en tenir là, établi en son ambiguïté de fond, sans franchir les limites consistantes de la sphère tellurique maternelle. Cependant, la nativité est inexorable. Le désir de lumière l’emporte sur l’attachement à la ténèbre originelle. Ainsi l’Être se dégage de son fondement, il s’extirpe de la gangue qui le retient. Soudain il est dehors, et c’est le premier jour.

Homme d’argile

[...] Il erre alors, ébloui, désemparé. Du bout de ses membres, il prend contact avec la finitude de l’espace et se tient, lui-même, dans la proximité des choses. Cependant, son aspiration à la lumière s’est logée en lui avec toute l’évidence d’une âme, d’un esprit. L’existence se fait jour alors dans le temps comme une tension permanente entre lumière et ténèbres, désir de connaissance et aspiration à l’abîme nocturne, féminin, maternel. Telle est, dans son équilibre chancelant, la condition de l’androgyne originel. Il lui restera à rompre l’harmonie toute tendue de ses contra- dictions et à scinder ses composantes d’homme et de femme. L’argile devenue chair, devenue sexe, devenue forme réduite, insatisfaite et désirante, entre dans l’histoire. De son passé immémorial, fait de bonheur aboli, de crises et de mutations, elle garde sa capacité toujours ouverte de souffrance et d’angoisse et la fragilité de son accomplissement. Il est de sa nature de limon d’aspirer à la régression, à l’indétermination, d’abandonner, pour reprendre les termes de Bachelard, les rêveries de la volonté au profit de celles du repos, dissolvantes et annihilantes. [...]

Né du limon
Texte de Claude Louis-Combet — photographies d’Élizabeth Prouvost
éditions Fata Morgana
parution décembre 2017