mercredi 1er avril 2020

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La puissance discrète du sourire

, Christian Globensky

« Rire et sourire. Plus l’esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l’homme désapprend le rire bruyant. »
Humain, trop humain, Nietzsche

1.

L’une des leçons fondamentales que l’on retrouve dans un petit manuel d’ethnographie de 1926, est que « les phénomènes esthétiques forment une des plus grandes parties de l’activité humaine sociale », et contrairement à ce que nous pourrions penser, ils ne le sont pas simplement à titre individuel, car « une chose est belle, un acte est beau, un vers est beau, lorsqu’il est reconnu beau par la masse des gens de goût [1]. » Ce que l’on pourrait appeler à la suite de Marcel Mauss, une grammaire du Partage, du Don, est, sans aucun doute à l’origine de cette phraséologie polyglotte qui sur des millénaires s’est incrustée dans nos corps pour en façonner différents types de caractères (religieux, artiste, etc.). Et c’est ainsi que « tous les phénomènes esthétiques sont à quelque degré des phénomènes sociaux [2] », et qu’ils le sont, parce qu’en eux la subjectivité s’expose à l’objectivité, et qu’ainsi, le personnel apprend au pluriel à se conjuguer. Dans cette optique, on pourrait à juste titre s’interroger sur l’ensemble des phénomènes qui contribuent à la « force comique » de l’art ainsi qu’à tous ces artifices qui ont pour but de nous délester des illusions les plus lourdes. Autre manière de se demander si la « force plastique », terme cher au jeune Nietzsche de la Naissance de la Tragédie, si cette « force plastique » stimulant sans cesse nos vies, ne serait pas plus percutante sous l’effet du rire, de l’ironie, de l’humour, ou tout simplement, sous la puissance discrète d’un sourire ?

Sans doute est-il temps aussi, comme le suggère Peter Sloterdijk, « de dévoiler l’homme comme une créature qui naît de sa répétition [3] », au moment même où un tournant « anthropotechnique  [4] » s’amorce, où une ère placée sous le signe des « exercices de soi » s’ouvre devant nous. Et nous aurons tout à y gagner. Il s’agit d’introduire une langue alternative dans une optique bien précise : transformer tout un groupe de phénomènes liés à la spiritualité, la religion, la morale et l’ascèse en de nouvelles expériences recentrées sous l’égide du phénomène esthétique. Certes, comme le souligne l’ethnographie, « l’importance religieuse des phénomènes esthétiques, connexes des phénomènes religieux [5] », sont indéniables. Et si la doctrine de Preuss sur les origines communes de la religion et de l’art — « origine religieuse de l’art, origine artistique de la religion [6] » — fait encore aujourd’hui force de lois, il est temps d’apporter un nouvel éclairage à cette théorie des représentations collectives et historiques de nos civilisations. Il importe d’introduire dans notre propos une distinction éthique là où la répétition perd justement de son innocence, une contribution qui sera donc ici aux antipodes des effets d’art tonitruants d’un rire mécanique, compulsif, antidépresseur d’une culture nihiliste, mais bien plutôt à la recherche des interstices infra-minces, fondateurs d’un rire d’or, et dans lesquels pourrait se lover un homme nouveau, un homme transformé par la seule puissance de son sourire.

Christian Globensky, VERTICAL TENSIONS
Left : Rubens (Study of Nietzsche in profile), National Gallery, Prague. Carte postale, 10x15cm. KTA Studio, 2016. Right : Rubens (Nietzsche carrying Christ on his descent from the cross), Cathedrale of Our Lady, Belgium. Carte postale, 10x15cm. KTA Studio, 2017.
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Premier petit aparté sur le portrait de Nietzsche reproduit ci-contre : il s’agit d’un vrai-faux tableau de Rubens, intitulé Portrait de Nietzsche de profil. Cet improbable Rubens, on s’en doute bien, est le résultat d’une manipulation numérique, que j’ai réalisée en carte postale et qui est distribuée par mon atelier-agence KTA Studio dans les librairies de musées. Un vrai tableau de Peter Paul Rubens, Study of a Man in Profile (1611-1612), se trouve bel et bien à la National Gallery de Prague (République Tchèque). En faisant quelques recherches, j’ai découvert que cette « étude » avait été réalisée en vue de la préparation d’un triptyque, La descente de la croix (1616-1617), aujourd’hui à la Cathédrale Notre-Dame d’Anvers, où notre homme de profil est l’une des six personnes qui descendent le Christ de la croix. L’image est trop belle pour être vraie : Nietzsche portant le Christ à sa descente de la croix. On y entend les échos assourdissants du Ecce homo de Nietzsche : « Dionysos contre le crucifié », ou encore, « Bouddha contre le crucifié », mais entendu ici non pas comme une confrontation surexcitée, mais comme un méticuleux réajustement des tentions verticales jusqu’ici codées par la religion et la métaphysique.

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2.

Ouvrons donc sans attendre cette réflexion par une idée miroir : on peut arborer un sourire du matin au soir, et ce, sur une vie entière, à l’image du sourire du Bouddha, mais on ne peut pas rire perpétuellement, jours après jours, année après année, au risque d’en perdre l’entendement. Platon insiste d’ailleurs dans la République sur le fait que le rire fait, pour ainsi dire, perdre la raison. Et la sentence tombe pour les siècles à venir : le rieur est « dominé par le rire » (III, 389a), au lieu d’être maître de lui-même. Nous connaissons la suite : les artifices comiques, la légèreté qui porte le danseur, et la force plastique qu’irradie le héros sont condamnés sans sommation. Sous d’autres latitudes, l’énigmatique sourire du Bouddha, est quant à lui l’attribut de « celui qui parfait tous les buts », — traduction littérale de son premier nom, Siddhârta. Ce sourire reflète la liberté dont jouit celui qui a renoncé à croire que les idées auraient une existence propre, mais en reconnaissant bien au contraire dans l’opinion quotidienne, « la véritable doxa qui empoisonne tout [7] ». Ainsi, les mots dont usent pour décrire ce type de sourire pourraient bien être le siège des idées d’une théorie globale de l’existence en exercice. Enfin, et non sans une certaine sérénité, l’on pourra peut-être accepter avec le Bouddha que le corps et l’âme atteignent ensemble l’autre rive, ou ne l’atteignent pas du tout.

Dans cette optique, il nous faut donc partir du principe que nous avons besoin de l’émotion esthétique pour nous sentir en paix avec nous-mêmes et les générations futures. Mais voilà : quels sont au juste les critères de la beauté plastique, mais aussi de cette force plastique ? Et tout compte fait, s’il n’y en avait pas ? On pourrait ici citer à point nommé cette maxime nietzschéenne : « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Et pourtant, on ne fait que ça [8]. » Elle nous dit, cette maxime, que nous n’avons pas de critère absolu pour discuter de ce qui constitue la beauté d’une vie humaine. Que l’éthique de la bienséance devrait même nous conduire à taire nos penchants esthétiques, mais que c’est plus fort que nous, nous ne faisons que ça, dans toutes les conversations de notre vie quotidienne, jusque dans notre regard porté sur le monde. Et selon Nietzsche, toute philosophie ne fait qu’exprimer ses préférences esthétiques en matière de jugements, d’éloges, de qualités que l’on peut prêter à la valeur d’une vie, mais aussi de procès, de dépréciations et de condamnations à la vie elle-même — cette fameuse doxa quotidienne qui empoisonne tout.

Ceci étant maintenant posé, nous pouvons affirmer que tout sentiment esthétique est d’une certaine manière subjectif. Lorsqu’une véritable émotion esthétique s’empare de nous, telle une force plastique capable de nous soulever de terre, nous sommes tout à coup seuls au monde. C’est renversant et l’on ne sait pas comment fonctionne cette tension verticale, cette verticalité ascendante. Nous ne discutons, ni avec les autres, ni même avec soi : nous sommes exposés à une forme d’autorité esthétique à laquelle nous ne sommes pourtant nullement subordonnés. Nous sommes tout entier, corps et esprit, moteur d’une plénitude exaltante, ou, pour reprendre l’image du Bouddha, sur le point d’atteindre l’autre rive. C’est dire que nous ne formons plus qu’un avec le monde dans une expérience non répressive de la différence des autorités hiérarchiques. Voilà pourquoi notre jugement de goût est à la fois subjectif et universel, comme le souligne paradoxalement Emmanuel Kant à la fin de son œuvre [9]. Subjectif, car sans critère objectif, fondé simplement dans l’harmonie des subjectivités humaines. Mais universel, car on ne doute pas un seul instant que ce qui nous touche ainsi puisse toucher les autres. Nous approchons là un secret bien gardé depuis l’aube des temps dans l’image d’un simple sourire. Il sera notre guide, précieux, car lui seul peut nous mener à la réalisation pleine et entière de notre vie — et peut-être même, de l’humanité à venir.

Christian Globensky, K21 (the stair) Dusseldorf
c-print, 60x80cm, 2017, ©globensky.
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Deuxième aparté sur une photographie de musée de ma série Inside the museum. Presque tous les musées du monde partagent une même qualité essentielle : ils sont lumineux. La lumière est l’essence d’un établissement culturel, le point de rencontre des ses différentes composantes. Salles et seuils du dedans et du dehors, ces vides auxquels les architectes vont poser les fondements de leur musée, échafauder en tensions verticales. Sans cesse, du début à la fin, de bas en haut, ils reprendront la circulation des vides, retraceront la circulation de la lumière, de cette information pure sans contenu. Les black box, ces salles obscures des musées se tournent souvent du côté du cinéma et de la vidéo, en projetant leurs faisceaux lumineux chargés de contenus. Les salles de projection ont tendance à nous rappeler un peu brusquement que les musées sont des institutions qui ont une propension à édulcorer le contenu politique des œuvres. Mais c’est au contraire parce que le musée se vit dans l’après-coup de l’histoire, qu’il est par définition « inactuel », et que l’on y pressent d’autant mieux le frémissement d’un futur à venir.

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3.

Je souhaiterais poursuivre en présentant quelques exemples esthétiques liés à la sculpture pour appréhender d’entrée de jeu le phénomène des tensions verticales, des verticalités ascendantes et leur implication dans la réorganisation de nos existences en exercices. Les allégations qui suivent devraient aussi nous inciter à redéfinir les sources d’autorité éthiques et esthétiques et nous faire comprendre comment tout un ensemble de phénomènes qui étaient jusqu’ici interprétés comme de suprêmes autorités divines s’incarnent en réalité dans un sentiment esthétique. Que l’on confonde toujours avec celui de la reli­giosité donc, et que seul Nietzsche, ce « Schliemann des ascèses [10] », a su mettre au jour, dans le « continuum des hautes cultures, l’empire trimillénaire des exercices intellectuels, des auto-dressages, des auto-élévations et des auto-abaissements, bref : l’univers des tensions verticales codées par la métaphysique [11] » et la religion.

Comme nous l’évoquions à l’instant, rire et sourire ont été condamnés depuis fort longtemps par la philosophie occidentale, puis diabolisés par la chrétienté. Et s’ils ont réussi à se nicher dans le théâtre grec, joué pendant les dionysies, ces fêtes en l’honneur de Dionysos, on réalisera rapidement que même le sourire, cette toute première manifestation de tensions verticales aux commissures des lèvres, s’est longtemps fait rare dans la grande histoire de l’art et de ses représentations. Notons ici simplement que le plus ancien sourire dont la pierre témoigne est apparu il y a fort longtemps, et sans doute de façon fort déraisonnable, sous les traits d’un gouverneur de Mésopotamie. Il s’agit d’une petite sculpture que l’on peut voir au Musée du Louvre, représentant Ebih-iI, nu-banda (Ebih-iI, l’intendant » qui a été trouvé sur le site de Mari, en Syrie, dans le temple de la déesse de la fertilité, Ishtar. Gravée sur son épaule droite, une inscription nous renseigne : « Ebih-iI nu-banda a offert sa statue pour Isthar ». Sont aussi gravées des étoiles, car Isthar est la « Dame du Ciel », et plus précisément, l’incarnation de la planète Vénus, qui apparaît deux fois dans le ciel, le matin et le soir. Au fil des études, cette statue est devenue l’archétype de la statuaire votive mésopotamienne de l’époque du Dynastique Archaïque (2950-2334 avant notre ère). Le terme de nu-banda désigne sa fonction, qui fut d’abord traduite par « intendant » mais renvoie plutôt à une charge à tonalité administrative et religieuse.

Regard émerveillé, sourire béat, une attitude exceptionnelle pour l’époque, alliant le geste de l’adoration à la position assise. C’est un sourire empreint de religion — à la manière dont Shakespeare fait dire à Juliette, à propos des attentions de Roméo : « il y a de la religion dans vos baisers [12] ». Une prière souriante à la déesse protectrice de la province où officiait le gouverneur, et que l’on implore en fixant son regard, matin et soir, vers le ciel, sur l’étoile de Vénus. Ici, l’élément vertical qui oriente les ascensions est clairement mû par un attracteur externe, une divinité figurée par l’étoile de Vénus. À la même époque, l’Égypte a étonnamment produit le même type de statuaire votive, où prière en position assise, sourire et regard sont ici adressés à l’un des plus anciens dieux de la mythologie égyptienne, Horus, le Dieu à tête de faucon. Horus signifiant « Le lointain », en référence au vol plané et majestueux du rapace, en haute altitude. Ou encore, le sourire du roi Amenhotep II, aux environs de 1200 avant notre ère et qui lui aussi est entièrement dévoué aux dieux — mieux : monté sur le trône, Horus est l’incarnation du Dieu Ré, aussi représenté par une tête de faucon, mais surmontée d’un disque solaire. Inutile ici d’insister sur le double attracteur externe qui oriente les tensions ascendantes.

Ebih-iI, nu-banda, (2950- 2334 av. notre ère) musée du Louvre, Paris ©globensky (…) Tête de sphinx — roi Aménophis II (1427- 1401 av. notre ère), musée du Caire, Égypte. ©globensky (…) Bouddha debout (II siècle avant notre ère) musée des arts asiatiques, Nice.

Mais le sourire qui retiendra tout particulièrement notre attention est celui d’un Bouddha du Gandhara, du IIe siècle avant notre ère, très bel exemple de cet art gréco-bouddhique qui se développera dans la région du Gandhara, dans le Pakistan actuel. Ce n’est qu’après le passage d’Alexandre le Grand et l’influence laissée par les sculpteurs grecs sur le Gandhara, que le développement de cet art progressera, forgé aussi par de nombreux emprunts à des cultures diverses de régions voisines, où des groupes de cultures différentes se rencontraient sur les routes commerciales, ces fameuses routes de la soie. D’ailleurs, les commanditaires, souvent bouddhistes laïcs, étaient majoritairement des commerçants en rapport avec ces routes : tournées vers l’Inde, l’Iran, les steppes, l’Asie centrale orientale et la Chine. Chose encore plus étonnante, c’est sous la forme « gréco-bouddhique », dans l’art du Gandhara, que furent réalisées les premières représentations humaines de Bouddha. Dans les sculptures et bas-reliefs précédant le IIIe siècle avant notre ère, l’omission de l’image du Bouddha s’expliquait par l’état inattaquable de celui qu’on ne peut plus atteindre. « Après tout, le pur bonheur est bien une inattaquabilité intérieure ? [13] » Ces représentations humaines de Bouddha apparaissent en deux points éloignés : d’abord au Gandhara, puis à Mathura, en Inde.

Christian Globensky, Bouddha de Mathura, c-print, 80x60cm, 1997, ©globensky.
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Troisième aparté sur une photographie que j’ai réalisée lors d’une résidence en Inde, à Mathura, — tout près d’Agra —, qui compte parmi l’une des sept villes saintes de l’Inde, des villes où la libération spirituelle pourrait être atteinte plus facilement et qui sont toutes exclusivement végétariennes. Sculpture fragmentaire, corps mutilé, ce torse autonome dit mieux que mille mots la nécessité de penser avec le corps, qu’il n’y a pas de pensée sans corps, ou encore, pour reprendre l’image du Bouddha cité plus haut, que le corps et l’esprit atteigne ensemble l’autre rive, ou ne l’atteigne pas. Sublime et parfaite tension verticale de ce torse apparemment autonome, puisque tout de même soutenu par ses jambes en position du lotus. Jambes sur lesquelles reposent les deux mains en position tournées vers le ciel, symbole de l’équilibre parfait de la pensée et du corps. Plus que jamais ici, on est confronté au « concept de l’objet qui se dit lui-même et du corps qui se publie lui-même en pleine possession de son pouvoir (…) et ce, précisément du fait qu’il constitue seulement le reste d’une sculpture complète. » Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 38.

* * *

4.

Je formule ici l’hypothèse que l’on trouverait dans cet art gréco-bouddhique l’exemple du plus parfait des sourires pour les siècles à venir — qui n’a peut-être d’égale celui de la Mona Lisa — et même pour les millénaires à venir. De fait, que nous révèle l’énigmatique sourire du Bouddha figuré en position assise dans toute la statuaire de l’Orient extrême, de l’Inde au Japon ? Que ce qui s’expose soi-même en perpétuelles tensions verticales — torse, sourire — et ce, sans faire appel à des attracteurs externes ; que celui qui a fait ses preuves en créant un au-delà qui ne soit au-dessus de rien acquiert une autorité dénuée d’arrogance. Le sourire du pleinement Éveillé est la contre-image par excellence des portraits du type de caractère des religieux, modelés par la violence de terribles ascèses, et stigmatisé par le désir de vengeance envers toute forme vitale autonome. « Contrairement au visage du Christ, nous rappelle Sloterdijk, qui se donne pour objectif ou bien la souffrance finale, ou bien la représentation de la transcendance, le visage du Bouddha montre le pur potentiel d’une possibilité absolument immanente d’être touché par ce qui se passe devant lui. Par son état d’apesanteur joint à une propension à la résonance, ce visage est proprement l’évangile réalisé ; il n’annonce rien, il montre ce qui est déjà là. [14] »

Pour reprendre une image nietzschéenne, de par sa réalisation pleine et entière de sa propre forme vitale, le Bouddha offre à l’humanité le plus grandiose présent qu’elle n’ait jamais reçu : la création de l’homme par l’homme. Le Bouddha tire haut la main son épingle du jeu de ces fameuses « luttes de la générosité », dont fait état Marcel Mauss, où le plus respecté sera celui qui aura offert, y compris en les détruisant, le plus de richesses [15]. Le Bouddha, qui démonta de manière extrêmement méthodique toutes ces petites illusions créées par le langage, dira simplement : « Ne point croire : “Je suis cela” ; voilà la liberté. » Avec une infinie patience, il expliqua à ses disciples que toute perception du monde sensible est une première traduction d’abord rendue possible par nos différents organes sensoriels. Et qu’ensuite, poursuit en quelque sorte Nietzsche, le langage s’empare de cette force plastique saisie par le corps et vient redoubler cette interprétation en la nommant. « Le grand mérite du Bouddha, mais aussi sa grande liberté d’esprit, est d’avoir fait tomber tous les masques de toutes les religions de son époque et de celles à venir, en ignorant l’idée du péché, mais aussi celle de la rédemption. “ Être attaché à une chose et en mépriser d’autres choses comme inférieures, cela je l’appelle un lien “, dira-t-il, coupant court à l’apparition de la détresse intérieure qu’entraîne nécessairement le désir immérité du miracle de la rédemption, sous la forme d’une dette infinie. [16] » On comprend ici toute l’importance qu’il y a à considérer le langage comme un phénomène esthétique, dont la matière première n’est nulle autre que cette force plastique capturée par votre corps, et sur laquelle s’exerce votre puissance artiste à créer un monde renouvelé à chaque perception. « C’est à l’aune de la création esthétique, et d’elle seule, que nous avons appris à nous exposer à une forme d’autorité qui ne nous mette pas en esclavage, à une expérience non répressive de la différence hiérarchique. [17] »

Personnage masculin
fragment d’une statue de marbre, Ier siècle après notre ère, Musée Rodin Paris. ©globensky.

5.

C’est par le concept de « torse autonome », découvert auprès de Rodin, et dont il fut le secrétaire particulier de 1905 à 1906, à Meudon, que Rilke expérimenta pour la première fois le phénomène des « tensions verticales », et les manières dont elles sont induites par leur source d’autorité esthétique. C’est par ce biais que Rilke s’inscrit dans la percée de l’art moderne vers le concept de l’objet qui se dit lui-même, et une forme de réorganisation de son existence en exercice. Avec son poème, Torse archaïque d’Apollon, de 1908, il acquiert la certitude que c’est des choses elles-mêmes, de ce qui est là, devant lui, que doit émaner toute autorité.

« Car il n’y est de point [sur ce torse] qui ne te voie. Tu dois changer ta vie. [18] »

Rilke aurait découvert le modèle réel du torse autonome en faisant l’inventaire de la collection personnelle de Rodin, aujourd’hui au Musée Rodin, à Paris. On ne peut vraiment mesurer l’influence qu’aura le sculpteur démiurge sur lui. « Les hommes ne causaient pas avec lui. Des pierres lui parlaient », dira-t-il de Rodin. Et à propos de ses sculptures : « il y avait infiniment d’endroits, il n’y en avait aucun où rien n’arrivât ». Par ce concept d’objet entendu comme une chose singulière qui prétend à l’intégralité de notre regard, Rilke fait l’expérience nouvelle d’un ordre venu de la pierre où la multiplicité des points que compose la surface de la pierre mutilée se révèle être autant d’yeux qui le regardent. Dès lors, il accomplit « une opération dotée d’une qualité “microreligieuse“ et que l’on reconnaît sur tous les plans, une fois compris, comme le module primaire d’une action intérieure “ pieuse “… [19] » Mais ici, point d’attracteur céleste, ni d’autorité divine, mais une disposition que l’on porte avec soi, comme un don qui appelle à se développer de lui-même. « Le salaire de ma propension à partici­per à cette inversion de l’objet et du sujet me parvient sous la forme d’une illumination privée — dans le cas présent, sous celle d’un saisis­sement esthétique. [20] »

En marge de l’exposition universelle de 1900, à Paris, Auguste Rodin fait construire le Pavillon de l’Alma, entièrement dédié à son œuvre. Le projet est fort ambitieux et requiert l’appui financier de trois banquiers. Rodin souhaite en fait que le pavillon devienne un musée permanent, mais un musée qui soit aussi un atelier de production d’œuvres. Un concept révolutionnaire pour l’époque, mais qui devra être abandonné, pour des raisons financières et de sécurité. Le Pavillon sera finalement démonté et reconstruit à Meudon et deviendra son nouvel atelier musée où des visiteurs du monde entier se presseront — c’est l’incroyable Musée Rodin Meudon dont la visite reste encore aujourd’hui une expérience unique en son genre. Et c’est aussi lors de cette exposition universelle que Rodin récupère cinq moulages du Bouddha du Borobudur en méditation exposés au pavillon des Indes néerlandaises, et qui viendront compléter sa collection personnelle qui comptait déjà plus de 6000 pièces. Il installera l’une d’entre elles en extérieur dans les jardins de Meudon. « Un plâtre javanais, que je trouve maintenant la plus belle sculpture. Ah, la sereine pensée comme le temps, elle est à l’unisson. Nirvana jouissance sans mouvement. [21] »

Mines
serre-joints, cubes de plexiglas, 24 exemplaires, 22x22x22cm (chacune), 2004.
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Tout a démarré avec un énoncé étrange : les non-concepts déterminés, aussi appelés les noms-concepts, des termes minés. Immédiatement, sa forme plastique est apparue : les six côtés d’un cube maintenus par six serre-joints. Cet énoncé illustre à merveille l’étymologie du mot « concept » qui serait en terme aristotélicien la faculté de “tenir ensemble” le sens. Ainsi, les serre-joints sont utilisés pour leur forme et pour leur fonction. Une vraie mine conceptuelle. • Je suis parfaite, gommes orange, marquage blanc. 2000 ex. KTA Studio, 2015. Une simple gomme rectangulaire, presque carrée, de couleur orange, légèrement translucide. Dans une typo de type écrite à la main, encre blanche, un message très simple : « Je suis parfaite ». Sans aucun doute la phrase que tout le monde, quelque soit sa culture, aimerait pouvoir dire de soi-même. L’humour dans tout ça, c’est que si nous sommes nous-mêmes parfaits, nous n’aurons jamais à utiliser cette gomme. • Extrait de la couverture de mon livre, Comment j’ai appris à me tenir droit (Paris, KAT Édition, 2014), vrai-faux manuel d’esthétique, ludique et pédagogique. Destiné au grand public mais aussi aux fins connaisseurs, ce livre engage le lecteur dans une philosophie et une esthétique de l’être, une exploration dans l’univers des tensions verticales comme son titre l’indique, dans un langage simple et plein d’humour.

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Comment j’ai appris à me tenir droit (KTA Éditions, 2014-18, diffusion les Presses du réel) • Rubens (Study of Nietzsche in profile), National Gallery, Prague. Carte postale, 10x15cm. KTA Studio, Paris, 2016, ©globensky • Christian Globensky (avec la complicité de Abbas Akhavan et du MAC de Montréal). ©photographie : Perin Emel Yavuz

Artiste professeur d’art contemporain à l’ÉSAL Metz, docteur en arts et sciences de l’art et chercheur associé au laboratoire Environnement numérique, Cultures Architecturales et Urbaines, de l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de Seine, j’œuvre depuis plusieurs années sous la bannière de la Keep Talking Agency aussi appelé KTA Studio, ou KTA Éditions, selon les différentes activités que je réalise, produit, édite et distribue. Un atelier d’artiste donc, que l’on pourrait définir comme un laboratoire d’art et d’idées. KTA Éditions s’est confrontés en 2014 au livre de développement personnel, un genre à succès dans les librairies d’un monde en quête de spiritualité et de sens. Sur le mode du pastiche et de l’humour, Comment j’ai appris à me tenir droit est un livre qui s’offre au lecteur comme un petit manuel d’esthétique pour apprendre à faire de sa vie une œuvre d’art. Plasticien Multimédia travaillant à partir des pratiques de l’installation et des interactions multimédias (vidéo, son image et texte), il a présenté son travail dans de nombreux Centres d’Art Contemporain en France et à l’étranger. Il a aussi participé à de nombreux festivals vidéo et a reçu plusieurs soutiens à la création. Il a accompli une résidence à New Delhi (Inde), dans l’un des ateliers de Culture France. Docteur en Arts et Sciences de l’Art (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et des Beaux-Arts de Paris, Christian Globensky (christianglobensky@icloud.com) enseigne la pratique et la théorie des arts multimédias à l’École Supérieure d’Arts de Lorraine (l’ÉSAL Metz). 

Christian Globensky, Marginalia
Vidéo couleur, 8’35 (en boucle), photographies et textes génératifs, KTA Productions, 2020.

Dans mon travail de photographie numérique, je traque les recoins de ces hétérotopies que sont les musées, ce qui devra nous permettre de prendre littéralement conscience de ce qui se joue dans ces marginalia de la monstration, mais aussi de nos postures d’être au monde. Et l’on tentera ainsi de "se tenir à l’extrême limite du champ d’investigation de la phénoménologie qui explore, au moyen de l’époché, ce suspens censé nous ouvrir les portes de la perception juste, la possibilité de percevoir et de comprendre que ce que nous regardons est aussi une entité, vivante ou non, qui nous regarde." (Jean-Louis Poitevin) Dans mon travail d’artiste chercheur, les générateurs de textes se sont toujours révélés de subtils stimulants à la recherche par la création. En s’appuyant sur les travaux de philosophes, de sociologues, de biologistes, mais aussi et surtout d’artistes, l’on pourra mettre à l’épreuve du numérique la sensibilité humaine, ses passions, ses sentiments qui doivent, quoi qu’il en soit, prendre part aux explications qui nous mèneront aux mécanismes de la vie elle-même, et des conditions de sa régulation — de l’homéostasie à l’hypothèse Gaya. 

Notes

[1Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 2002, p. 65. Ce à quoi s’attache Marcel Mauss dans les passages de cet essai consacrés aux phénomènes esthétiques, c’est leur aspect ethnographique, c’est-à-dire l’histoire de la civilisation artistique. Et d’y affirmer qu’une grande part de notre histoire de la civilisation est le fait de l’art.

[2Ibid. p. 65.

[3Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, tr. de l’all. par O. Mannoni, Paris, Libella, 2011, p. 16.

[4Ibid. p. 55. « Nietzsche se situe (…) au tout début des ascétologies modernes, non spiritualistes, avec leurs exercices de physiotechniques et de psychotechniques, de diétologies et d’entraînements autoréférentiels, et donc de toutes les formes (…) de travail à sa propre forme vitale, que je regroupe dans le mot “anthropotechnique“ ». Forme vitale que les neurosciences nomment aujourd’hui « homéostasie » et dans laquelle les sentiments esthétiques sont déterminants dans nos inventions culturelles. Cf. Antonio Damasio, L’Ordre étrange des choses, Paris, Odile Jacob, 2017.

[5Marcel Mauss, op. cit., p. 68.

[6Ibid. p. 68. Konrad Theodor Preuss, ethnologue allemand, exercera une influence décisive sur la réflexion de Cassirer à propos de la pensée mythique exposée dans sa Philosophie des formes symboliques (1926), qui se présente comme une tentative d’exposer une philosophie de la culture des pratiques humaines en générale.

[7Peter Sloterdijk, op. cit., p. 578.

[8Nietzsche reprend ici un proverbe Romains de l’Antiquité — " de gustibus et coloribus non disputandum " — qui dans son Zarathoustra, dans le chant intitulé Des hommes sublimes, devient : « Et vous me dites, amis, que “des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter “. Mais toute vie est une lutte pour les goûts et les couleurs ! ». Ainsi Parlait Zarathoustra, tr. de G. Bianquis, Paris, GF Flammarion, 1996, p. 162.

[9Dans ce passage, j’emprunte quelques formulations au très beau livre de Charles Pépin, Quand la beauté nous sauve, (coll. Marabout, Paris, Robert Laffont, 2013), et plus particulièrement, des pages 43 à 55. Le livre d’Emmanuel Kant auquel il est fait allusion est Critique de la faculté de juger (coll. Folio essais, Paris, Gallimard, 1989).

[10En référence à l’archéologue allemand qui découvrit l’antique ville Troie. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 55.

[11Ibid. p. 55.

[12Shakespeare, Roméo et Juliette, (Acte 1, scène 5). L’original, comme toujours, est encore plus percutant : « You kiss by the book. »

[13Christian Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, Paris, éditions jannink, 2017, p. 56. L’une des spécificités de mon travail d’artiste plasticien se trouve du côté des corpus que je convoque, mobilise et réactualise. Ce processus de décantation conduit à des créations transdisciplinaires, de l’installation à la photographie, ainsi qu’à l’écriture de livres d’artiste cernant certaines des questions liées aux ambiguïtés de la production artistique dans une époque de doute envers notre réel et l’épaisseur de nos expériences. Le premier rapprochement fait entre Nietzsche et Bouddha s’est opéré par le biais d’un concept « d’hybridation d’auteurs », que j’ai créé il y bien des années de cela, quand j’ai sollicité un programmeur afin de développer un générateur de texte. Il s’agissait d’un geste d’appropriation engendré par une pratique de génération de textes où j’implémentais à l’ordinateur des extraits de textes de différentes provenances : Lewis Carroll et Williams Burroughs donnaient par exemple un Alerte aux pays des merveilles. Ou encore, des positions lexicales comme : Warhologie. La citation « le pur bonheur est une inattaquabilité intérieure » est issue de ces manipulations textuelles et informatiques.

[14Peter Sloterdijk, Bulles : Sphères I, tr. de l’all. par Olivier Mannoni, Paris, Pauvert, 2002, p. 196.

[15Les protagonistes de ces luttes de la générosité ne recherchent nullement un gain matériel, au contraire, ils manifestent « tout le mépris pour la richesse qu’ils éprouvent envers la richesse pour elle-même, et tout le prix qu’ils attachent à l’honneur, à leur prestige, en se montrant chacun plus généreux et le plus dépensier de tous. » Florence Weber en introduction à Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, PUF, 2012, p. 13. Dans un magistral essai, La compétition des bonnes nouvelles, Sloterdijk présente Nietzsche, à la suite de Bouddha, comme un enseignant de la générosité, un sponsor de la générosité, au « sens où il contamine celui qui reçoit son cadeau avec l’idée de la richesse, qui ne doit mériter d’être acquise que dans la perspective de la possibilité de la gaspiller. » (p. 75) Si l’avenir de l’humanité est test, Sloterdijk à la suite de Nietzsche, se demande s’il est possible que le ressentiment dans son rôle de première puissance historique misologique puisse être « éteint » par une nouvelle force eulogique du langage. Et de conclure avec cette imparable question : « or, qu’est-ce que l’œuvre moralo-philosophique de Nietzsche si ce n’est un grand exercice de dépassement du besoin de rabaisser les autres ? » (p. 89) La compétition des bonnes nouvelles, tr. de l’all. par O. Mannoni, Paris, Mille et une nuit, 2002.

[16Christian Globensky, Comment on devient Bouddha — selon Nietzsche, op. cit., p. 53.

[17Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 35.

[18Rainer Maria Rilke, in Œuvres, 2, Poésie, tr. de l’all. par J. Legrand, Paris , Seuil, p. 227. L’injonction lancée par Rilke dans le dernier vers, Tu dois changer ta vie, est aussi le titre d’un livre de Peter Sloterdijk — qui deviendra en Allemagne à sa sortie en 2009 un véritable bestseller vendu à plus de 100 000 exemplaires — livre dont les deux premiers chapitres auront nourri bon nombre de concepts élaborés dans cette communication. Il s’agit du chapitre premier, L’Ordre venu de la pierre, l’expérience de Rilke, et le deuxième, Regard lointain sur l’étoile ascétique, le projet antiquité de Nietzsche.

[19Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, op. cit., p. 35.

[20Ibid., p. 35.

[21Note inédite citée par Bénédicte Garnier, Rodin Intime, Paris, éd. du Chêne, p. 105.

Dans cet d’article, paru dans le numéro 37 de la revue Figures de l’art*, Christian Globensky souhaite débuter son propos par un constat : on peut arborer un sourire du matin au soir, et ce, sur une vie entière mais on ne peut pas rire perpétuellement, au risque d’en perdre la raison. Dans cette perspective, on réalisera rapidement que le sourire s’est longtemps fait rare dans la grande histoire de l’art et de ses représentations. Et pour cause, le sourire est la plus discrète manifestation des tensions verticales, cette légère ascension des commissures des lèvres, tensions verticales que nous dépeindrons ici comme un saisis­sement esthétique. Auréolées de mystère, formes d’illuminations privées, les tensions verticales se définissent aussi en rapport avec les formes d’autorité qu’elles tutoient. À l’aide de quelques exemples esthétiques liés à la sculpture, ainsi qu’à son travail d’artiste plasticien, les allégations qui suivent devraient nous inciter à introduire une langue alternative dans l’optique de transformer tout un groupe de phénomènes liés à la spiritualité, la religion, la morale et l’ascèse en de nouvelles expériences recentrées sous l’égide du phénomène esthétique.

* « La puissance discrète du sourire » in B. Lafargue, B. Rougé, (dir.), Figures de l’art N°37, PUPPA, Pau, 2019, page 53. Collection dirigée par Bernard Lafargue et Bernard Rougé.