dimanche 27 décembre 2020

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Images d’aurore — III

4. Dans la maison se vidant

, Alain Coelho

Était-ce chez notre voisin corse et lors de jeux organisés pour les enfants sur la base militaire, mais j’avais aperçu déjà la jeune fille venue me garder ce jour-là dans la maison se vidant.

J’avais entendu parler d’elle, conservant alors en moi, sur l’image de tout son être se mouvant, l’expression hypnotique, saisie dans une conversation des adultes, qu’elle avait une « taille de guêpe ». En retour, sa présence tout à coup dans la maison entre les caisses alignées et nos affaires amassées pour le départ en France, près de moi, avait brusquement fait entrer un monde insaisissable et vivant, bourdonnant ainsi qu’un vol de guêpes ou d’abeilles dans mon esprit, mais centré tout entier sur la silhouette, à hauteur de la taille et des corps. Et tandis que ma grand-mère et ma mère étaient reparties à Tunis, envoyaient en France les caisses des grandes statues religieuses de ma grand-mère avant de revenir me chercher, la présence de la jeune fille se posa un instant dans la maison sur l’absence, dans le creux pour moi des statues disparues. Et je perçus tout entière la très étrange impression de liberté flottante, de vie de la jeune fille et sa taille de guêpe.

C’était aussi un frôlement de sève, de gourmandise, de soleil et de très minutieuse approche, où régnait la surprise et l’incessante mise en garde pour les guêpes et les abeilles qui « piquaient », mais qu’une connaissance sereine recouvrait plus encore de l’impression heureuse de ruchers et du miel dans la calme assurance de sucs connus et de nourritures conquises.

Je regardais la jeune fille, lui répondais, tandis qu’elle cherchait des affaires ou des jeux pour rester avec moi, et l’idée magnifique, inavouable et superbe d’une abeille, du monde heureux et bienfaisant du miel se superposait à son corps et à sa taille serrée, à sa silhouette pour moi tandis qu’elle se levait.

Il s’y mêlait bien sûr la compréhension fautive que j’avais d’une abeille et d’une guêpe se confondant, d’un vol de guêpe ou celui d’une abeille, et où seul le nom de l’abeille avait la charge bienveillante et le charme de poser sa sorte de miel fusant, de vie imprévisible, imprimant sa singularité, sa beauté cherchée, sur la taille de guêpe de la jeune fille près de moi. Cependant sur ce monde des guêpes, des abeilles et des corps, continuait de s’étendre la connaissance des adultes ainsi qu’un lent bourdonnement de plus, qui ne faisait pour moi que redoubler mes craintes si mon père désignait sur des photographies anciennes, cartes postales de France, des apiculteurs souriants, posant pour des collections de curiosités et d’exploits, tout l’être recouvert d’une étrange et très gonflée pelisse, brune, fourmillante et formée en réalité d’abeilles agglutinées sur les bras, sur les jambes et le torse, comme autant de mousses vivantes, de vêtements sur la peau et le corps. Et tout ceci faisait un murmure de plus, inavouable, scintillant sur la peau, sur tout l’être dilaté de la jeune fille se mouvant près de moi.

Large forme en triangle des années 1960, la jupe de la jeune fille enfin, l’abeille, se nouait à sa taille serrée, laissant voir dans tous ses mouvements la brusque et fine attache d’un corps sur la terre. Et tout son être enfin semblait se déployer dans le plus immense triangle encore et le grand tournoiement des mouvements des jeunes filles, des mères, des silhouettes des magazines de France et des vies qui se mouvaient sur le sol.

La jeune fille avait quelques années de plus que moi, grande, ni une enfant ni exactement une adulte, droite, élancée, et semblait à la fois très flexible et se dressant soudain. Elle avait la taille d’une femme et d’une vivifiante abeille dans le nom brusque et cinglant de la taille de guêpe qui se posait sur elle. Si je cherche aujourd’hui, je me souviens d’un visage maigre et long, un peu gonflé par endroits sous les yeux, et d’une sorte d’appel de vie dansant dans l’arc de son corps, entre ce regard que je ne pouvais soutenir et le nom de l’abeille ou de guêpe qui régnait dans mon esprit, aussi insoutenable que l’hypnose seule de sa taille serrée. Et tout flottait enfin, et tout restait dans l’air.

Cependant son visage encore renvoyait à l’abeille et à la troublante expression de sa taille de guêpe, et c’était un bandeau large et jaune, élastique, ajusté sur son front pour tenir ses longs cheveux châtains et clairs. Et tout se dorait alors d’une sensation de miel blond, de lumière et de nourriture, ainsi que les pâtisseries convoitées à Tunis aux glaciers de la grande avenue, croissants oranais aux abricots parfois, ombilics feuilletés et sucrés se défaisant en lambeaux déroulés ainsi que des tresses dorées, en des lamelles fines, croustillantes, et que je retrouverais en France, en Dordogne et dans le sud-ouest, sous le nom de schneck et de pain aux raisins.

Sa voix passait sur mon souffle, dans la surprise d’un chant de contralto, de femme et de chant des substances au-dessus du triangle de sa jupe volante et nouée à sa taille. Jaillissaient sur le sol ses pas mouvants, enclos comme une nouveauté et une mode de France dans ce que j’entendais par ma mère désigner sous le nom de « chaussures plates », et qui semblait désigner une entité nouvelle au lieu de chaussures de femmes seulement sans talon. Et dans ce monde neuf et moderne de ces pas et des chaussures plates, s’animant dans la magie vive et souveraine de quelque vie ailée, je ne doutais pas d’un charme de vivifiante abeille, butinante et légère, tandis que la jeune fille se mouvait de toutes parts dans la maison, allait à la cuisine, en revenait enfin.

Elle avait défait enfin des sacs qu’elle avait apportés. Elle parle gentiment, me demande l’emplacement de certains objets dans la maison au milieu du dérangement des malles, des paquets et des caisses, puis elle déplace des vêtements et des jeux. Elle ouvre aussi de grands livres où jaillissent des images en couleurs, des personnages dessinés ainsi qu’enfermés à notre disposition dans la lampe magique des récits et des pages, que je connais mais qu’elle touche pour moi, les animant à nouveau, et toute la maison en déménagement, encombrée de caisses et de paquets, reconstitue autour de nous le beau havre éternel et le détour de la quiétude immense, renouée, des belles heures figées. Le monde des mères n’avait jamais cessé, et tout scintille alors, retrouve sa forme initiale et ouatée, sa place dans la sorte de grand rangement minutieux des objets, des livres et le repli soigneux des pages, commencé pour notre départ proche, et qui est devenu notre mode de vie sur la base militaire. La jeune fille se tient là, sur le pan promis d’une France venant.

Elle a préparé le repas, et j’ai aidé à mettre le couvert sur une petite table. Elle a allumé le gros poste de radio posé sur la desserte improvisée d’un petit meuble demeuré entre les caisses. Nous attendons ensemble, comme autour d’un foyer. L’ampoule du gros œil magique du poste, cyclope désuet et merveilleux qui ne disparaîtra qu’en France avec les postes transistors, chauffe enfin et s’allume d’un beau vert soutenu et opaque. Dans les crissements et les signaux brusques, aigus, graves, changeants dans la recherche des ondes, nous avons tourné les molettes des stations. Et dans le crachotement des fréquences, petites ou grandes, signalées d’un grand « PO » ou marquées d’un grand « GO » que je reconnaissais et lisais si je ne déchiffrais pas les noms des villes qui traçaient leur sorte de liste de capitales et des mondes sur l’ivoire beige près des molettes et des boutons, la musique emplit l’air, posant sa sorte de monde enjoué et de chansons de France sur toute la maison se vidant, sur nos affaires rangées et les caisses éparses. Alors dans les « informations » bientôt, après la musique mais dans un même monde des sons, d’univers de variétés, de France et d’étrangeté de radio, quelques phrases saisies sous le timbre nasal et la voix grasseyante du poste passaient, mystérieuses, emplies d’immensité pour moi des pays et des villes, « …ce matin au Congo,… », faisaient un jeu sérieux d’adulte, l’écoute des « nouvelles », ainsi que depuis les images et les ondes de postes émetteurs et d’antennes dessinées des aventures de Tintin, sans que je puisse voir, sans comprendre moins encore, et sans soupçonner même que nous nous trouvions, tout autant à Tunis qu’en ce Congo des ondes, au centre même de ces émissions, de leurs nouvelles et de leurs fins d’un monde.

Il régnait avec la jeune fille dans la maison, et tout autour dehors sur la base militaire d’Al-Aouina, la douceur pour moi d’une longue journée d’été. La maison, presque vidée, semblait ne plus offrir que la forme native des abris et des jeux. Les caisses elles-mêmes étaient devenues des recoins, des supports, d’improvisées et de multiples tables où nous nous faisions face, de chaque côté d’une surface que nous avons débarrassée après avoir mangé. La jeune fille déploya les jeux qu’elle avait apportés pour la journée, et je reconnais les formes ainsi que jaillies d’une boîte avec un ressort des « farces et attrapes », les couleurs vives et le diablotin du Nain Jaune.

Je vais chercher des cartes moi aussi au milieu des paquets et des malles ouvertes. Nous continuons à jouer. Je regarde quelquefois la jeune fille, et c’est étrange dans la quiétude et les heures, car elle n’est plus l’abeille à la taille serrée. Je vois le contour de ses paupières larges, de son visage long tandis qu’elle me sourit :

« Tu dors ?... c’est à toi de jouer. »

Le corps lointain de la taille de guêpe s’est fondu, disparu dans son regard fixe sur moi tandis qu’elle me fait face. Elle reprend le jeu éparpillé, sourit, l’assure dans sa main et le tasse, comme le fait ma mère, avec le même mouvement des doigts, redistribue les cartes et elle n’est plus l’abeille, et l’image de l’abeille s’est détachée loin d’elle, flotte dans les voix et les rires d’où elle semble venue, vers les garçons plus âgés et les mères, dans le petit bois aux arbres secs et odorants, dans la chaleur, bien après les maisons vers les hangars et les pistes d’envol. Une idée me traverse. Ma mère aussi a-t-elle été l’abeille ? C’est une sensation vive, je ne peux la cerner, c’est une collision, un choc des blocs et des pierres, un secret lourd et vaste, comme une impensable pensée. Et elle tombe sur les formes arrêtées, fixes, sur les murailles effondrées, si douces, si impossibles ruines heureuses d’un instant, sur les malles, les caisses, les paquets de la maison se vidant.

Ma mère et ma grand-mère sont revenues avec le chauffeur du camion, et quelques voisins militaires, en civil, nous ont rejoints.

Alors, ainsi que toute la base militaire d’Al-Aouina se vidant, notre maison s’était vidée aussi. Sans ses meubles un instant elle offrait pour moi la résonance neuve des voix contre les murs, dans un jeu captivant et très bref. Puis elle était devenue une sorte de boîte, rejoignant le miracle et le mystère des abris, des cabanes, des emboîtements et des cloisons, avec nos derniers cadres, enfin visibles et seuls sur le mur. Dernières images que nous avons décrochées, où enfin se tenait, comme venue de la matière même de la maison, la grande photographie en noir et blanc, sous son verre et ses bords de bois clair, retouchée au pinceau comme une gouache grise, de mon père souriant face à nous en tenue militaire.

Il semblait, avec cette image subsistée dans l’écho vide des murs, que l’armée française sur la base d’Al-Aouina s’était déjà retirée. Et elle avait laissé ses sentinelles seules, les quelques soldats qui demeuraient en armes à l’entrée des barrages, effectuaient des contrôles ainsi que les dernières photographies, les images fixes, désuètes parades, et que nous décrochions enfin, avec ma mère et ma grand-mère, dans la maison étrange et vide, les emportant avec nos derniers sacs et nos dernières affaires.

Puis nous nous sommes engouffrés dans le camion à tôles grises et ondulées du boucher arabe qui venait d’habitude sur la base militaire pour le ravitaillement, et qui avait emmené déjà à Tunis, dans leurs caisses pour la France, les grandes statues religieuses de ma grand-mère. C’était le matin-même, si cette dernière journée exista bien ainsi, tant la charge du souvenir relie à présent pour moi d’un unique tenant tous ces angles saillants et suffisants du temps. Alors je nous revois à l’intérieur du camion, ma mère, ma grand-mère et moi, tous trois avec le chauffeur arabe, sans mon grand-père ni mon père qui nous rejoindraient plus tard en France.

Nul étal et nulle marchandise dans le camion, à peine quelques caisses vides rangées dans une odeur demeurée de légumes, de lessive et de denrées disparues. Le boucher arabe nous conduisit ainsi jusqu’à Tunis et à l’embarcadère du port.

Ma mère, en silence, gardait contre elle les sacs encombrants de nos dernières affaires. A l’intérieur du camion, avaient été pratiquées de petites estrades de bois, des bancs arrimés où nous nous tenions, et ce fut notre seul rapatriement depuis la base d’Al-Aouina, pas de convoi jusqu’au bateau pour la France que ce trajet dans le camion du boucher arabe que ma grand-mère connaissait à Tunis, sorte de dernier tour heureux, de manège, d’Arabie de Tunis et Carthage pour le petit garçon que j’étais.

Mais sans savoir alors, et dans une sorte de surplomb impossible de la distance, d’une géographie plus encore, fatale, des gestes des hommes et de leur histoire, ainsi que dans le fil observé de la science des insectes, de leurs vies et de leurs instincts, nous ne faisions que suivre, dans le même camion, les grandes statues de ma grand-mère envoyées vers la France.

Et nous laissions ainsi notre maison tout entière vidée d’Al-Aouina, et sa vie s’éloignait comme la nôtre des plateaux de Carthage, disparaissant dans le jour sur la route, dans le bruit du moteur du camion qui nous menait à l’embarcadère de Tunis. Et si au contraire il m’impressionnait comme un jeu de plus et comme une aventure, ce n’était que le son, le grondement du métal chaud et l’odeur d’essence, les cahots et la poussière d’une pauvre déroute.

Un instant, regardant d’un côté de l’épais pare-brise, je pus regarder même un troupeau de moutons, pâles, s’ébrouant sur les pierres. Et son image s’effilocha au loin, tant il semblait que nous la laissions pour d’autres lieux et pour une autre maison, impalpable d’abord, vers une chambre quiète, et qui nous attendait sur le quai de Tunis, dans le bateau pour la France si je savais que ce serait pour une nuit, et où nous avions enfin des « couchettes ». Nous passerions cette nuit entière dans une traversée, au cours de laquelle nous pourrions dormir, tandis que le bateau, immuable coquille, vaste machine large et sûre s’en allant sur la mer, continuerait d’avancer, aborderait enfin le jour prochain, à notre réveil, dans ce qui formerait à la fois le matin et la France.