lundi 2 novembre 2020

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Images d’aurore — III

2. La séance de cinéma

, Alain Coelho

Oh, tant d’instants, tant de filaments de nos vies sont associés pour moi à ce départ pour la France qu’ils semblent, dans la causalité de l’enfance et d’alors, l’avoir constitué, l’avoir doté du moins de ses formes profondes, du vrai noyau particulier de ses réalités.

C’était un soir sur la base militaire d’Al-Aouina. Flottait un sentiment de foule heureuse et d’air d’été. Tout se tissait dans un glissement léger et soyeux des regards, des vêtements, des rires et des voix. Le matin même à Tunis, au Studio Calafato, nous étions allés faire des photographies d’identité, et on m’avait expliqué que la mienne serait agrafée sur le passeport de ma mère pour notre départ pour la France, avec mon nom et ma date de naissance. Alors ce soir d’été sur la base militaire avait tous les atours de périples à venir, des jeux et des préparatifs.

Etait-ce aussi un jour particulier, quelque occasion anciennement prévue tandis que la présence française à Tunis disparaissait, n’était plus qu’une question de semaines ? Déjà nombre de nos voisins commençaient à recevoir des personnes nouvelles, à héberger parfois des proches qui quitteraient Tunis avec eux. Depuis Al-Aouina, La Marsa, Byrsa ou encore Carthage, ainsi toute une sensation de rassemblement indistinct s’étendait sur les maisons de la base militaire. Et l’Arabie enfin se fermait pour nous, celle jadis poreuse de Tunis. Tous ses dédales heureux se retournaient, se changeaient en l’univers agité et nouveau des départs.

Dehors, dans la foule se croisant, mon grand-père trônait ce soir-là au milieu d’un cercle d’hommes et de femmes qui portaient des chaises, comme celles de salles de classe ou encore de bureaux. Et nous nous rendions tous, sur la base militaire, à une projection de cinéma en plein air. Mon grand-père, marchant, portait deux chaises et comblait l’assemblée de plaisanteries, de propos chatoyants ainsi que le costume clair qu’il avait revêtu et sa fine cravate argentée. Il jouait avec les deux chaises dans une habileté qui me surprit, que j’enviai un instant comme une prouesse d’acteur dans une vie d’adulte, se servait des deux chaises comme de deux cannes, impossibles, malhabiles d’abord, puis bientôt tout devenait régulier et parfait, se changeait en une marche neuve où tout claudiquait mais comme dans une mécanique remontée et cherchée.

Ainsi nous allions en grappes légères, émissions d’insectes vifs et radieux dans le soir, dans la direction des grands hangars où avait lieu la projection, vers les hauts grillages des pistes d’envol et les bâtiments de la tour de contrôle. Des voix, des rires et des saluts fusaient. Plusieurs groupes s’agrégeaient dans le vaste et rectiligne espace de la base militaire, se rejoignaient dans la douceur et dans la belle étrangeté du soir, en une sorte de frôlement pour moi qui était celui des cités et des hommes. Et je retrouvais même, dans ce cantonnement en réalité hors des trajets heureux de Tunis, une semblable impression entre toutes de promontoire des personnes et des choses, un croisement infini que j’avais tant aimé sur la grande avenue Jules Ferry. Dans ces décors pratiques, fonctionnels, sans dédales ni courbes de la base militaire, pour cet événement de la séance de cinéma, me revient cette même sensation aujourd’hui que le chant de la foule et des existences, cette sève, cette douceur des heures, cette sorte de durée ardemment perdue et de suc des journées n’étaient pas situés dans les lieux, ni dans les passages des cités où cependant nous ne pouvons que leur assigner une place, chercher à retrouver leurs formes. Et c’était la très précieuse texture des êtres se dilatant en nous, si naturelle, si rare parfois, que je la chercherais bientôt dans les plus vastes capitales éternellement s’étendant sous nos pas.

Notre groupe souvent s’arrêtait. Les voix fusaient et revenaient dans la nuit. Mon grand-père rencontrait un ami ou une connaissance, « Buona sera, Signore », et dans les charmes d’un éternel ailleurs s’étendant aussi sur la base militaire cependant des Français, nos proches voisins corses saluaient mon grand-père, parlaient en italien un instant avec lui. En réalité, nous étions tous parés, revêtus de la légèreté des habits et du soir, de la séance de cinéma promise, et nous entrions ainsi, sous la nuit douce et claire, dans le monde sans toit ni maisons ni vie propre des personnages de parade, des films, des récits jaillissant, se croisant, se mouvant bientôt comme dans la vaste surface d’un écran.

Les paroles flottaient sur l’air, et le langage faisait un vêtement sur les êtres. Les mots et les voix scintillaient comme des tissus clairs aux surplis repassés et lissés. Robes légères des femmes et des jeunes filles, fines et somptueuses dans le soir, et tout ce froissement doux semblait constituer une très étrange source atteinte. Cet apprêt pour « sortir », se rendre à la séance de cinéma en plein air, était devenu une traversée légère, solennelle parfois sous les rires et le charme des voix, dans l’essence très sérieuse, attentive tout à coup, du mouvement des adultes dans le soir. Les hommes serraient toujours contre eux, les dépliaient enfin tandis que nous étions arrivés, les chaises emportées, comme s’ils veillaient sur la stabilité des jours, sur nos connaissances d’une France fixe dans le lointain, sur la douceur de l’air, cependant que c’était une sorte de dernière « sortie », et nous allions quitter les maisons bientôt, puis la base militaire tout entière.

Une manière de vaste pré s’élargissait dans le soir, et beaucoup de chaises étaient déjà disposées. Au loin, tout devant, juste contre les murs d’un immense hangar, un écran blanc était tendu. De part et d’autre de sa vaste surface, tout un amoncellement de tubes de fer, de fils dans l’air, de câbles, laissaient découvert et béant son pâle et silencieux espace. Sur les côtés, contre les rangées des chaises, s’affairaient des hommes qui finissaient de brancher des sortes de pinces et des fils, des machines et des haut-parleurs, et tout constituait une manière de scène et de « tour de contrôle », telle venue tout près des bâtiments inaccessibles de l’aéroport et des pistes d’envol. Tout à l’opposé de l’écran, derrière nous à présent et comme protégée par un lacis encore de grilles, de tubes et un tout dernier rang de chaises, une petite construction se surélevait, grue, cabine, et qui abritait l’appareil de cinéma et le projectionniste.

Nous nous assîmes enfin et la séance allait commencer. Les chaises étaient soigneusement en rangs et faisaient face à l’immense écran, tendu et pâle dans la nuit. Des chuchotements fusaient, les derniers arrivants s’installaient, se levaient, se saluaient, se déplaçaient. Puis un craquement vint du halo de silence tout autour de l’écran et la lumière jaillit dans les soupirs heureux qui accueillirent le début de la projection. Le lion terrible en couleurs rugit face à la foule, et déjà le monde n’était plus une surface mais le réel des réels, et le lion traversait une sorte de décoration, une auréole plane où s’étalaient comme sur un cerceau de cirque, orbe, parchemin de pirate, des mots, des sigles, des dessins et des noms. Mais l’énorme tête du lion, dans sa touffe surgie de crinière ébrouée, semblait avoir crevé cette surface déchirée, venir enfin jusqu’à nous pour rugir.

La fraîcheur de la nuit, cotonneuse, se fermait tout autour de l’écran, ainsi que repoussée dans la lumière jaillissante et unique, et nous suivions le feu silencieux, millénaire, projeté devant nous.

« Si toi aussi tu m’abandonnes,… », une chanson était montée des haut-parleurs. Le son était fort, grave, saturé parfois et un peu nasillard, semblait s’étendre jusqu’à l’illimité du ciel et de la nuit tout au-dessus de nous. « Si toi aussi tu m’abandonnes... », c’était un doublage en français d’une ballade américaine. J’en suivais mal le sens, mais j’éprouvais son impression de tristesse, de fatigue, et un peu de reproche, un sentiment à la fois de départ et aussi de retour. Il s’agissait du film Le train sifflera trois fois, il y a maint indice aujourd’hui, et la chanson elle-même. Cependant le regarder à présent, le retrouver adulte après toutes ces années et les pays quittés, ne saurait être aucunement pour moi le « revoir ». Si la raison, si les sens, si les images peuvent le reconstruire, le « reconnaître » ainsi qu’on suit le plan d’une cité immense pour y avoir dérivé déjà au hasard, sans connaissances ni directions particulières, il n’entretient nulle commune nature avec cet étrange univers se mouvant dans le soir jadis sur la base militaire. Il y avait certes, dans le titre français du moins et je dus bien l’entendre alors, ce mystère d’un train, au futur, devant « siffler trois fois », dans un croisement indistinct sans doute avec un reniement du Christ, « avant que le coq chante…tu m’auras renié trois fois », une très étrange ombre portée, religieuse et austère, sur un divertissement de coups de feu, de cow-boys et de revolvers.

Le film était en noir et blanc, tandis que le générique au lion avait été en couleurs. La fraîcheur du soir nous bordait, halo vaste, comme s’inversant dans les blancs et les gris de l’écran et de nos souffles, dans le mouvement sans fin des scènes du film, des silhouettes, des visages en très gros plan brusquement, des paroles terribles tombant dans le silence de toute notre assemblée figée.

La musique était forte parfois, comme des sentiments qui montaient sur les visages, se posaient sur les choses, sur la peau de mes joues et celle nue dans le soir frais de mes bras. Le personnage de profil apparut, et je me souviens du nom chuchoté de Gari Coupère, Gary Cooper, qui fusa çà et là, comme si, avec le personnage lui-même sur l’écran, tout un monde célèbre aussi se frayait un chemin jusqu’à nous. C’était celui de l’actualité, des modes pour lesquelles nous étions un îlot naufragé et lointain, des gloires, des triomphes d’une Amérique et du cinéma, tout un monde moderne enfin sous les atours cependant et la forme d’un « ouest américain » de légende.

La calme silhouette de Gary Cooper semblait regarder en silence, épier, écouter les dédales en noir et blanc de la ville du film, traverser sans fin des décors, comme adonné au fil sans retour de l’existence entière. Quelquefois l’écran montrait son visage en gros plan, attentif et inquiet. Puis à nouveau sa silhouette et son buste se glissaient dans la nuit dangereuse du film. Il pointait devant lui, dans le silence et au fil de sa terrible avancée, un revolver, qui semblait en réalité le guider.

Dans l’air de la nuit et jusque devant le halo pâle de l’écran flottaient des insectes, qui créaient un instant une étrangeté sur l’immensité sombre des dangers, des décors de la ville, de l’image du personnage attentif se mouvant dans la nuit, et comme rappelant, ainsi qu’une gêne disparaissant, que le film prendrait fin, et que nous rentrerions. Gary Cooper continuait de glisser sur la nuit et sur l’air, serrant à présent son revolver contre sa poitrine, dans une hésitation et un dernier silence. Etait-ce avant l’irréparable, avant les cris, les coups de feu, le hennissement des chevaux ? Il fallait savoir tant de choses, pour simplement se guider, traverser en silence des décors menaçants !

« Si toi aussi tu m’abandonnes… », la chanson revenait pour moi jusqu’à la fin, se posait sur la belle errance triste et dangereuse du personnage comme sur toutes les villes et sur tous les décors. Exempt de couleurs, mais magnifié du grain irréel de ses inquiétants contrastes et de ses noirs et blancs, le film déployait ainsi, dans ce hasard d’une projection sur la base militaire d’un monde des colonies, comme l’essence et le charme premier pour moi qui furent tous ceux du cinéma.

Mais les liens entre les choses et les catégories vivent parfois d’eux-mêmes, traversent nos heures, nos réflexes, comme un entassement, un rangement parfois, dans une sorte de « classement » qui est tout notre esprit et la marque rêvée des généralités. Alors, ainsi que des vitrines préparées qui nous attendent encore, comme des connaissances de toutes parts accumulées, et comme aussi des objets que nous aurions pu ne pas voir, les images du film donnaient, dans une sorte d’écho naturel, d’enchaînement cependant très étranger à lui-même, aussi sur toutes les évocations de cow-boys, de sachems, des indiens et des tomahawks, sur le grand et beau dessin cartonné de la couverture de l’album de Tintin en Amérique dans la boutique du vieux libraire de la Porte de France, une sorte de surprise sur laquelle cependant l’esprit passait vite comme un oubli réparé, enfin sur les petits personnages dessinés de la Famille Texas du jeu des Sept Familles.

Mais au lieu de toutes ces autres formes, de ces couleurs et ces à-plats, des cartes, des traits nets et détourés ainsi que destinés d’emblée « aux enfants » et aux jeux, au lieu de ces bonheurs lisses, merveilleux et glacés des affiches, des couvertures et des dessins en couleurs, le noir et blanc du film se déroulait dans la gravité des adultes. Univers inaccessible, jalousement préservé, et où ils respiraient des silencieux plaisirs. C’était un monde de passages, d’instants sans cesse remis et caducs, de feux de camps, de constructions sans cesse défaites, comme les allers-retours des camions, des chargements et des voitures entre Tunis et la base militaire (et j’ignorais que ces trajets sans fin étaient ceux en réalité de chaque vie), de cabanes, de lieux indéfinissables, d’abreuvoirs, de « saloons », dont la parenté avec le nom de « salon » me troublait, de chevaux, de carabines, de chapeaux, de ceintures de cuir, de cartouches et de balles, de gares et de trains.

Alors ce monde mouvant se perdait tout entier, attendait comme ivre enfin et comblé, dans la lumière seule et dans les auréoles pâles, dans l’hypnose de la vie claire et muette un instant, dans l’assomption cherchée du visage de la femme en gros-plan qui était l’héroïne du film. Et il semblait enfin, sous le regard ainsi du visage de la femme et sous le nôtre aussi, que la silhouette de Gary Cooper traversait la ville du film dans une inlassable trajectoire des merveilles, des dangers, de la solitude, de l’abandon et des cités mêlés. Et c’était tout ce mouvement, toute cette avancée poursuivie que je ne doutai pas un instant, dans un mimétisme enthousiaste, admiratif et heureux, d’avoir à accomplir un jour dans une vie d’adulte.

Longtemps sur le chemin du retour, l’image géante me hanta, et je m’imaginais la poursuivre, la tenir encore devant moi tandis que j’avançais dans le soir. Je pris une des chaises pliantes pour la porter, arme improbable, cuirasse, et on me laissa faire un instant. Je la poussai devant moi, lentement, exténué et inquiet, silencieux dans les dédales du soir d’Al-Aouina comme en ceux de la nuit et du film. Le tracé des lumières où nous nous guidions sur la base militaire entra dans mon cerveau, s’étendit, tandis que sous mes doigts disparaissaient, s’effondraient les décors de bois de la ville du film. Un étrange hurlement. Puis un autre. Contre moi, je perçus la voix de ma mère. Et enfin je compris que mon grand-père près de moi était tombé sur le sol, s’était pris les pieds dans une des chaises qu’il portait.

« Mais qui lui a laissé ces chaises ? Malheur !… mais qui lui a laissé ces chaises, regardez-le, le pauvre ! », folle, hagarde, ma mère m’apparut brusquement dans le mouvement tournant dans la nuit de sa robe rouge, légère, dans la sorte de terreur mouvante tout à coup de fresque pourpre d’une Villa des mystères, tragique, hurlante contre nous.

Alors je vis le visage tout en sang de mon grand-père se relevant. Puis il se mit à rire et parler. Impossibilités, rédemptions et miracles ! Comme s’il était indemne de ce sang cependant qui coulait sur son visage, dans l’orbe de ses yeux, sur sa chemise, sur sa cravate et sur sa veste claire. Tout ce sang ! Ou allait-il s’en apercevoir et brusquement mourir, tant une gerbe de sang gardait pour moi la fatalité sans retour de la mort et des songes ? C’était le trait terrible d’une flèche d’Ulysse, le flot du sang dans l’œil monstrueux du géant, jaillissant sous l’épieu enfoncé, ou le rouge qui se mêlait au vin dans la coupe tenue d’un prétendant buvant, fauché debout encore dans la mort noire des récits et des peurs.

Mais tous font cercle autour de mon grand-père. On l’aide à se tenir debout. On le caresse, on le soutient dans ses vêtements maculés. Je vois que ma grand-mère a peur et qu’elle pleure, puis elle saisit mon grand-père et le serre contre elle, psalmodiant, puis l’embrasse. On regarde son front. Ma mère et ma grand-mère pressent des mouchoirs au-dessus de ses yeux, les changent et je comprends que mon grand-père voit qu’il est blessé de son propre sang, cependant qu’il rit et nous rassure encore.

Puis intervient un militaire de la base, un médecin qui s’est frayé un chemin jusqu’à nous. Il examine mon grand-père. Il est question d’arcade sourcilière. Les sonorités et toute l’expression « d’arcade sourcilière » flottent dans le soir. Je cherche sur moi-même la douleur un instant sur mon front, impossible et terrible au-dessus de mes yeux.

Et les sonorités dérivent sur la nuit, sur la peau de mes doigts tandis que je parviens à serrer la main de mon grand-père dans les miennes. Il me regarde, il rit, « ça ne fait pas mal !... on ne sent rien du tout. », et il suit le médecin qui l’emmène.

Nous laissant, il semble rejoindre un glissement dans la nuit, et aussi la disparition de Gary Cooper, apaisé, se frayant à jamais pour moi un passage, sous les dangers du monde, sous le silence, sous l’étrangeté ouatée de l’arcade sourcilière et le sang sans douleurs. Et quelque chose alors, un instant dans le soir, fait une sorte d’arche vide et silencieuse, une voûte d’immensité, et aussi d’abandon.

Le cinéma en plein air et toutes les tubulures encore, toutes les constructions demeuraient dans le soir, derrière nous, dans la belle impression toute proche et s’en allant des rues en noir et blanc du film, du dédale dangereux de la petite cité de l’ouest américain, et toutes nos vies semblaient devoir se faufiler dans ces décors, dans ces lancinantes et si belles histoires, comme dans un monde incernable et immense à portée des jours proches pour nous, des passeports, des bagages, des papiers, des photographies, de nos vêtements, de nos affaires, dans ce départ bientôt pour la France et pour les infinies aventures des hommes.