LaRevue - Arts, cultures et sociétés


LaRevue n°112


Éditorial

« Contrairement à ce qu’ils prétendent, ces nouveaux barbares ne sont pas du tout des innovateurs radicaux. Ils veulent soumettre la civilisation européenne à une disruption conçue et pilotée hors de France et d’Europe, principalement selon les intérêts et les modèles d’affaires des Big Four, et en s’inscrivant dans ce que, dans les théories actuelles du management, on appelle leurs écosystèmes.
Toutes ces entreprises de taille planétaire cultivent de tels écosystèmes qui sont conçus selon le darwinisme social de la sélection accomplie à travers la compétition économique, elle-même appréhendée comme la lutte pour la vie éliminant les plus faibles. »
Bernard Stiegler
Dans la disruption, p. 78 (Babel Essai)

Pour ce Numéro 112, TK-21 LaRevue poursuit son inlassable défrichage des pratiques et des questions qui agitent notre monde en proie à une déstabilisation savamment orchestrée de ses structures fondamentales. Ainsi, de réflexions sur les penseurs d’aujourd’hui à la diversité des pratiques artistiques en passant par des textes inédits, nous nous engageons toujours plus à tenter de comprendre ce qui se produit dans cette arène sanglante dont nous peinons à reconnaître que c’est nous qui l’avons créée.

Focus

Présente dans le Numéro 1 et le Numéro 15 de TK-21 LaRevue , la grande photographe canadienne disparue en 2014, Lynne Cohen, revient dans ce numéro 112 grâce à Bert Danckaertet et Joachim Naudt qui sont les commissaires de l’exposition Depht on the Surface (Fotomuseum Antwerpen, 02.10.20 – 24.01.21). Des textes de l’artiste elle-même accompagneront un choix d’images et ils seront présentés en trois volets. Le premier volet porte essentiellement sur les lieux qu’elle photographie et choisit avec une pertinence telle que ses clichés sont, à « la frontière entre le sinistre et l’hilarant qui est parfois ténue ». Peut-être, ajoute-t-elle, « parce que je ne trouve pas le sinistre de la vie réelle hilarant. »

Grâce la générosité d’Amine Sabir, le réalisateur, TK-21 LaRevue met en ligne l’intégralité de son film, intitulé Le voyage dans la boîte. « C’est le récit du combat d’un homme, Abdelkrim, chargé d’une mission, rendre la dignité à un ami, immigré marocain en Corse, décédé dans la précarité, en le ramenant dans sa famille de l’autre côté de la Méditerranée où on attend impatiemment le corps pour l’enterrer... » et c’est une œuvre d’une rare puissance qui, en ces temps troubles, nous permet d’expérimenter le fond d’humanité qui nous relie tous et à partir duquel il est possible de goûter à l’infinie variété des différences. Une poésie profonde se dégage de ces moments. Elle surgit là où on ne l’attendait pas.

Réflexions actuelles

Pedro Alzuru, philosophe vénézuélien réfugié en France, nous propose un texte essentiel pour tenter de comprendre ce qui nous arrive. « En janvier 2019, Le Magazine Littéraire a publié un dossier sur les 35 penseurs les plus influents du monde aujourd’hui. Les responsables, reconnaissant leur part de subjectivité et d’arbitraire, suivent cependant quelques principes pour choisir ces intellectuels « globaux » : ils considèrent que la liste est « globale » car elle comprend des hindous, des africains, des arabes, des chinois. Ne croyant pas que ces catégories soient imperméables, ils séparent ces 35 penseurs du monde en six catégories : les fondamentaux, les critiques, les pionniers, les alarmistes, les influenceurs et les militants. Ils excluent les morts, les marginaux et les invisibles. Une liste discutable mais utile, à notre avis, c’est pourquoi nous voulons la commenter. » Pedro Alzuru nous propose donc un portrait intellectuel de chacun de ces 35 penseurs. Nous publions dans ce Numéro, les 15 premiers : Joan Tronto, Kwasi Wiredu, Gayatri Spivak, Pierre Gisel, Bruno Latour, Philippe Descola, Sanjay Subrahmanyam, Isabelle Stengers, Axel Honneth, Steve Keen, Hartmut Rosa, David Graeber, Alain Badiou, Tha Abderrahman et Chantal Mouffe.

Guillaume Basquin nous propose une réflexion vitale sur les enjeux les plus obscurs de la situation dans laquelle ceux qui nous gouvernent nous plongent « au nom » de la pandémie ! Il évoque le travail de Jean-Dominique Michel, « anthropologue, qui étudie la dimension sociale de l’homme et donc d’une épidémie, qui est “par définition”, ou plutôt “par respect en la déontologie de [sa] discipline”, “un agnostique”, c’est-à-dire qu’il s’intéresse “inconditionnellement aux récits et à la vision du monde de chaque culture qu’il étudie, sans violenter celle-ci par ses propres croyances” ». Nous découvrirons dans ce texte comment les « idéologues de la médecine scientifique » ont transformé la propagation d’un virus en une crise sociétale majeure au détriment même de ceux qu’ils sont censés soigner et aider.

Romane Charbonnel nous propose un nouveau texte puissant pour évoquer la question suivante : « Comment les lieux d’exposition de l’art et la prison peuvent-ils coïncider ? Deux expositions Prison, au-delà les murs et Prison Miroir qui ont eu lieu conjointement en 2020 au Musée des Confluences à Lyon et à la friche la Belle de Mai à Marseille ont permis de faire un point sur ce sujet rarement interrogé. C’est également la question à laquelle ce texte tente de répondre. Il s’agira en particulier d’approcher les relations entre lumière et pouvoir lorsqu’ils s’accrochent à ceux que Michel Foucault nomma les hommes infâmes. « L’infâme ne saurait être nommé s’il n’était pas mis en lumière, c’est parce que le pouvoir le montre du doigt qu’il est visible. L’exposition, la soumission d’objets au public, entretient-elle ainsi un rapport au politique, au judiciaire : au pouvoir. »

Jean-Louis Poitevin poursuit avec cette Logiconochronie LI, sa réflexion sur les images aujourd’hui. Il y évoque le basculement qui va s’opérer au XIXe siècle autour d’une métamorphose du tableau par l’émergence d’une frontalité qui trouvera son aboutissement et son déploiement au XXe siècle et dont Manet est le précurseur, et par l’invention de la photographie. Mais avant d’en venir à ce point, il est nécessaire d’évoquer les iconoclasmes qui vont se manifester de manière violente à partir du XVIe siècle.

Gestes artistiques

En mettant en scène de manière ironique l’entre-soi dans lequel ce que l’on nomme l’art contemporain, du moins celui qui est adoubé par les institutions, se déploie indéfiniment, Fred Forest poursuit l’une des tâches qu’il s’est imposé depuis des décennies : montrer l’inanité d’institutions dont l’unique fonction semble être d’en défaire la puissance rectrice en jouant moins avec les codes qu’avec les trames grâce auxquelles la signification profonde de l’art continue à persévérer en nous. Ce prix Marcel-Duchamp-Bis orchestré à la galerie Mortier et filmé par Martial Verdier s’offre à nous comme tant d’autres actions de l’artiste comme un moment d’anthologie.

C’est à l’espace Lafayette-Drouot, qu’Aldo Caredda poursuit sa geste étrange puisqu’elle consiste à offrir et non à trouver. L’inversion du sens de la quête transforme l’offrande en paradoxe puisque nul ne reçoit ce qui est donné et nul ne retrouvera la trace du don, sauf nous spectateurs qui assistons impuissants à cette révélation inversée d’un mystère dans le # 9 de Lost in the supermarket.

Dans un texte riche Salima El Aissaoui nous montre en quoi le travail de Mohamed Rachdi, qui expose à la Galerie Sahrt à Casablanca, occupe une place centrale dans le paysage de l’art contemporain. Ayant longtemps vécu en France, Mohamed Rachdi est revenu au Maroc pour y poursuivre son œuvre et ouvrir un lieu de réflexion et d’exposition, l’H2. Son travail est une interrogation inlassable sur les conditions même de la lisibilité de l’art. « L’effacement de l’identité des auteurs des livres exploités et l’entremêlement des pages, des textes et des mots dans ce chaos organisé se font afin de créer une œuvre plastique palimpseste. Rachdi attribue tous les livres de la Bibliothèque de Majnoun à ce personnage fictif de « Majnoun » qui n’est autre que le poète arabe Qays Ibn Al Mûlawah. »

« Il a semblé à la Galerie Hors-Champs qu’à une époque où le corps n’est plus mentionné publiquement que comme un espace de danger et un espace en danger, la proposition s’imposait de plutôt le penser corps comme objet de formation, d’attirance, d’éclosion. » En choisissant ces quatre artistes, Damien Bockenmeyer, Dylan Caruso, Claudie Dadu et Marielle Degioanni, le commissaire et directeur artistique de la galerie Hors-Champs Hannibal Volkoff et son directeur Bernard Pegeon, font le choix de nous faire éprouver ce qui en nous nous lie, à nous-mêmes, aux autres. Le nom de ce lien ? Le désir, sans doute, qui est du corps l’émanation la plus invisible et la plus prégnante.

Engagée dans une réflexion au long cours sur la mutation des relations inter-espèces, Laëtitia Bischoff évoque ici le concert qu’Eugenio Ampudia a donné à Barcelone pour des plantes. En effet l’enjeu ici « est celui d’une reconnaissance de l’autre végétal comme d’une vie emplie de sens et d’art. Que l’art est beau sans forcément l’humain pour s’en repaître. »

En nous faisant découvrir le dispositif de captation Solar Sensor de l’artiste Julien Sales présenté actuellement au Centre Wallonie-Bruxelles, destiné à capter la lumière du soleil, Dominique Moulon attire notre attention autant sur le soleil que sur l’appareil qui met en scène ici la capture de cette journée solaire. Et cet appareil « a la beauté brute des instruments de mesure que les scientifiques conçoivent dans leurs laboratoires. Son design étant résolument fonctionnel, rien ne nous est masqué par des caches inutiles. Ses composants électroniques sont à nu, comme c’est le cas pour le capteur numérique devant recevoir les rayons de lumière d’une journée entière. »

Pauline Lisowski nous fait découvrir le travail de Nicolas Tourte, une sculpture pour un parc à Chevilly Larue qui s’inscrit dans une dynamique de commandes publiques d’œuvres qui deviennent des marqueurs du paysage urbain tout en portant un message. L’artiste offre ainsi aux habitants et riverains une pièce qui à la fois s’inscrit comme point d’intérêt dans un parc pour être contemplée de loin et dont l’aspect se modifie selon le contexte météorologique.

Images

TK-21 LaRevue présente ici le travail de son partenaire Corridor Éléphant qui publie en version papier la revue NiepceBook. Cette revue, « collector par essence », est à l’avant-garde des nouveaux modes de création et de diffusion. En effet, la nouvelle bibliophilie ne travaille que par souscription et seuls les « happy few » qui se précipitent peuvent acquérir un exemplaire, personnalisé par un poinçon à froid. Martial Verdier a participé à la sélection du NiepceBook 15 et TK-21 LaRevue salue ce travail unique dans l’édition contemporaine.

Dans le cadre de notre relation avec la revue Corridor Éléphant nous publions le travail de Pelly Angelopoulou qui aborde les identités, les classifications sociales, la rencontre et le métissage des cultures, des genres et des époques, l’art dans une interprétation qui se veut reconstructive en faisant appel à l’humour, au sarcasme comme au romantisme et cela au moyen de collages d’une richesse aussi surréaliste que baroque.

Comme nous tous, Martial Verdier a dû faire face au premier confinement arrivé comme une calamité. « Ce que n’avaient pas prévu nos cavaliers d’apocalypse, c’est que les créateurs se saisiraient de l’opportunité de ce nouveau thème pour transformer ce souffle mortifère en pulsion de vie. D’abord désemparé, j’ai réalisé que c’était l’occasion de mettre en œuvre tout un ensemble de travaux laissés de côté faute de temps depuis longtemps, une série de courtes vidéos/animations qui mettent en scène les séances de travail de « body painting » du projet Femmes Sauvages ». En voici l’opus 1.

Littérature

Joël Roussiez nous propose un texte à la poésie à la fois charnelle et abstraite qui d’une manière incisive nous fait plonger au cœur de nous-mêmes. Chacun de nous, comme Ino, le personnage central du texte, est porté à l’inquiétude par cette question qui ne connaît d’autre réponse que la vie même : « Où, mais où dois-je aller ? ».

Alain Coelho poursuit la publication de son roman Images d’aurore, un récit de ses années d’enfance dans une Tunisie bouillonnante et chamarrée. Dans le chapitre 2 de cette troisième partie, intitulé « La séance de cinéma », il aborde la période qui précède le départ définitif de ce pays aux mille couleurs et saveurs. C’est une séance de cinéma qui permet d’évoquer ce moment clé. « Le cinéma en plein air et toutes les tubulures encore, toutes les constructions demeuraient dans le soir, derrière nous, dans la belle impression toute proche et s’en allant des rues en noir et blanc du film, du dédale dangereux de la petite cité de l’ouest américain, et toutes nos vies semblaient devoir se faufiler dans ces décors, dans ces lancinantes et si belles histoires, comme dans un monde incernable et immense à portée des jours proches pour nous, des passeports, des bagages, des papiers, des photographies, de nos vêtements, de nos affaires, dans ce départ bientôt pour la France et pour les infinies aventures des hommes. »

 


Photo de couverture : Jérome Chaplot - confinement JOUR_10-1

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