jeudi 26 septembre 2019

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Images d’aurore — II

1. Sanctuaires

, Alain Coelho

Bordé toujours dans la douceur des vies par les sourires, les voix et les repas, par les beautés et les étrangetés des choses, j’ai vécu entouré aussi par de muets et retrouvés gardiens, des sanctuaires, des statues, musées, temples, ruines et églises, psalmodies, formes et croyances.

C’était dans un pays enfui à présent, comme celui d’histoires. Cependant cette histoire « réelle », si proche et située en même temps dans la plus lointaine des sphères, a tant de formes neuves qu’aucun récit pour moi ne les rendit encore, ne les absorba, tant leur tissu, leur esprit et jusqu’à leur grammaire sont celles de poussières, de fureurs, de soleil et de flots levés parés des noms d’Ulysse et de Baal. C’était à Tunis, à Carthage, à La Goulette, à La Marsa, à Byrsa, avec le mausolée parfois du quartier de La Manouba, les escaliers aux lions blancs de marbre et les mosaïques du Bardo. Et les statues, et ces formes de lieux si chargés, ouvraient en réalité sur les corps. Leur manière d’intérieur condensé et sacré, de noyau très étrange, de silence immobile, donnait pour moi sur les entrailles, passait sur mes doigts, entrait dans mon souffle plutôt qu’il ne célébrait les traces demeurées et les grandeurs de civilisations ou de l’art. Car c’était aux statues de chapelles d’Italie de ma grand-mère (cette cohorte dressée dans sa chambre à Tunis des silhouettes de Sainte Rita, de Sainte Lucie et de Sant-Antonio sous les prières, les conjurations de Tante Peppina et les rameaux odorants de fleurs séchées), que se joignaient les statues antiques des ruines, de Carthage, du Bardo, du petit musée Lavigerie de la colline de Byrsa avec sa Prêtresse de marbre, les couloirs et les cryptes, et tout agençait en réalité un monde très particulier sur la terre et dans nos existences.

Il semblait que cette sorte d’enceinte dense des choses était passée parfois dans la maison en de menus objets et dans leur agencement familier. Et le réel de l’intérieur des maisons semblant obéir à un détour de plus d’un sanctuaire, se déposait près de nos vies se poursuivant, celles de ma grand-mère et de ma mère, en la poudre ouatée, quiète et belle, venue du bout des doigts peints des statues, de leurs visages et de leur immobilité de pierre ou de plâtre peint, et s’étendait à maint objet éternellement approché, éternellement remis en place. Les couloirs, les chambres, les livres, les images, les odeurs, la pénombre, le silence, le plancher ou les dalles d’ocre rouge s’effritant, l’armoire ouverte de ma mère et les tissus chamarrés, le bruit des repas, tout se posait ainsi dans les objets, dans les heures et le jour. Et il semblait parfois que les objets familiers guidaient imperceptiblement notre marche et nos corps dans la maison, attendaient, entre les paroles fusant et tous nos mouvements, quelque agencement serein sans cesse revenu, et qui fût la réelle maison sous l’apparente dans laquelle nous vivions (ainsi que, plus tard, en France, chez une tante âgée, la magie inéluctable des heures et du temps d’un après-midi long me paraîtrait suspendue, dans le silence, au passage souverain des bruits réguliers, à l’essence d’un mécanisme d’horlogerie s’enchaînant de lui seul et pour son propre compte).

Sur la commode sombre aux veines de bois presque noires, qui s’évasaient, se disloquaient ensuite, plus loin, dans le cœur devenu clair du bois, à l’angle de la porte de la chambre de ma grand-mère, à Tunis, il y avait une petite boule de verre épaisse et pleine. À l’intérieur le liquide en faisait un beau lobe de verre tout autant qu’une étrange et très énorme loupe. L’épaisseur même du verre, un peu irrégulier, recélait des beautés, un organe figé, un morceau de la mer, l’indication lointaine de formes parfaites, entrevues et lavées, à la semblance du verre des petites fioles sans cesse remplies et sans cesse vidées sur le bord du lavoir avec les petites filles qui jouaient près de la lessive des femmes arabes. Je ne savais si le lobe de verre contenait de l’eau ou si c’était une autre substance claire dans le verre. Au centre de la boule, dans le liquide se découpait finement le volume coloré d’un petit personnage de Madone.

Pacotille venue d’Italie peut-être, des souks de Tunis pour les chrétiens, ou d’un pèlerinage, elle portait sur la tête une couronne dorée. Tout le corps immobile de la petite silhouette était drapé d’un manteau bleu aux couleurs de la nuit. De fins dessins d’étoiles y étaient incrustés. Il semblait à mon regard d’enfant que la douceur, la mer, le verre et la nuit s’étaient solidifiés, étaient devenus la petite matière colorée du manteau où brillaient des reflets d’étoiles, conduisaient au tout petit volume si délié des mains, au fin visage aux joues minuscules, lisses et rosées, de la Madone auréolée de sa couronne dorée.

Quelquefois ma grand-mère saisissait doucement la petite boule de verre, et le toucher de ses doigts ridés et lents sur la boule bleutée créait en moi un trouble et une immensité, l’effleurement secret d’une douceur cachée remplie de silence, de couleurs, de nuit, dans un monde cependant de jouets. Et ma grand-mère devait en tirer le calme souverain du sourire doux que toujours elle gardait sur le bord de ses lèvres tant la substance du verre, le liquide et le personnage coloré étaient passés dans son visage aimé et son être.

Au centre de la boule, le petit personnage bariolé de la Madone, si révéré par ma grand-mère, m’émouvait par son silence fixe, si infime dans la matière de loupe imparfaite que lui faisaient le liquide et le verre. Il me fallait observer de très près, longuement, pour retrouver les points colorés sur le pourtour du manteau bleu, leur petit bord blanc retroussé, les yeux, les fines taches rosées des mains. Et il semblait que les bruits de la maison et les respirations, la mienne même et celle de ma grand-mère, gravitaient en secret autour de ce silence observé, si millimétrique et connu.

Quelquefois je prenais la boule de verre dans ma main sous le regard de ma grand-mère et la retournais doucement. Alors le liquide se teintait mollement d’une émulsion d’infimes paillettes, ouatées, lentes, de poudres de flocons et de « neige » (je ne connaissais « la neige », hors son nom, cette magie promise des substances et de la France, que comme un atour clair et merveilleux des images d’Europe, avec cette étrangeté qu’elle fût à la fois constituée du froid réel de l’hiver et du charme de Noëls chatoyants et rêvés). Puis je retournais la boule à nouveau, la remettais à l’endroit, et le ciel liquide semblait s’abîmer tout entier sur la Madone bariolée dans l’infinie caresse de poussières de neiges éparses, longues, scintillantes et lentes, qui hésitaient un instant, retombaient, se posaient à ses pieds. Et je les regardais lentement se tasser, se déposer enfin en couche fine, comme sur le sol, contre le verre dans le fond du liquide. C’était une haleine de coton et de neige, lente, suspendue, un toucher de liquide perçu au travers de l’orbe lisse du verre, des couleurs et de l’effet de loupe du verre, tandis que j’éprouvais dans ma main le parfait volume de l’organe de verre. Dans le regard de ma grand-mère je surprenais, posé sur moi, le bonheur d’un rite accompli, infini, minutieux et poudreux, celui de l’étendue des heures, de la vie posée sur la maison comme si le même poudroiement précieux flottait sur le petit personnage de la Madone bariolée.

Des objets familiers détenaient sous les doigts cette même religion du détail, ni des statues, ni des autels, ni des objets religieux, mais sans doute de même sens élémentaire chez les hommes et dans les stries, du moins, de mon esprit d’enfant. Ainsi je me souviens d’une boîte à couture, en métal fin et rouge, sur la petite table de bois sombre qui luisait de reflets cirés, et se trouvait près de la commode. Ma grand-mère et ma mère y rangeaient avec soin les fines aiguilles qu’elles utilisaient et les bobines de fils de couleurs. À l’intérieur, au centre de la boîte ouverte, comme dans un écrin préservé et chaque fois soigneusement refermé, trônaient des petits ciseaux pointus aux anneaux ciselés. Uniques, précieux, galbés de l’argent sculpté d’un bijou, d’un bracelet ou d’une broche, ils appartenaient à ma grand-mère et leur usage, qui était mesuré par elle, en devenait solennel. Eternelle desservante et prêtresse d’un culte de minutie, elle déployait longuement près de moi, dans la maison, ce bonheur attentif où coudre (elle cousait sans aucun doute fort peu) avait une étrangeté douce, était un rite, détenait un sens général et précieux, de même nature qu’une croyance ou que le calme heureux qu’elle eût posé sur la vie turbulente des hommes. Puis les ciseaux retrouvaient le métal fin de la boîte qui se fermait sur eux.

Le couvercle de la boîte, sur le dessus légèrement bombé, était rouge et mat, irrégulier et par endroits nuageux et flou, comme si la couleur déposée l’avait été d’un souffle, d’une haleine projetée et figée. Ou était-ce l’usure qui faisait disparaître le rouge, l’estompait dans les pâleurs cuivrées émanées de l’intérieur du métal, de la substance fine de la tôle décorée ? Des silhouettes dessinées et que je retrouvais à plaisir se tenaient sur le fond rouge, torsadées parfois, émergeaient, figuraient des animaux rieurs dans des vêtements humains, habillés d’opulents costumes et de dentelles. Arborant fièrement des escarpins noirs et luisants sur le fond mat et rougeâtre, décorés de rubans, de panaches, se découpaient un héron que je reconnaissais, un renard, une tortue, et c’était une France des fables de La Fontaine (ce que je comprendrais plus tard et bientôt par mon père) qui prenait corps sous les doigts de ma grand-mère venue de Naples, et qu’elle traitait à l’égal d’un monde baroque et de curiosité des siècles.

Perché sur un arbre dans l’angle, et dont le tronc se perdait dans la forme du couvercle replié tombant sur un côté, le corbeau noir, large et mat, tenait dans son bec scintillant de la couleur du métal un rond blanc et épais. Le rouge et le noir s’écaillaient dans les angles. Sous les doigts, les formes par endroit laissaient apparaître le métal fin de la tôle, étrangement à nu, comme s’il était une forme sous les dessins, un miroir, la substance naturelle du bec luisant du corbeau. Et la couleur naturelle de la tôle était si finement mêlée aux scènes dessinées, auxquelles se superposaient pour moi des images d’animaux féériques et lointains (situés certes dans le temps d’une époque d’imageries, de vignettes, de dessins d’Epinal et de publicités de France), de renards, de corbeaux, de hérons. Elles apparaissaient entre la matité et l’estompe du rouge, devenaient l’esprit alors de l’intérieur de la boîte, le véritable et silencieux gardien des gestes de ma grand-mère, des ciseaux précieux, des heures de la maison, et composaient un objet consacré sur lequel se tenaient des histoires bavardes et criardes, des morales, d’anciens et désuets vocables, des sentences posées comme des répliques de théâtre et des malices sans fin sur la beauté mate et immense de la boîte fermée. Et chaque fois que la boîte était utilisée, que les doigts de ma grand-mère s’affairaient dans la boîte à couture rouge, reposaient les ciseaux, refermaient le couvercle, j’éprouvais cette sensation chatoyante et sacrée, mêlée du trouble flottant des contours mats qui s’estompaient dans leur usure inévitable et belle, ajoutant aux dessins un écrin de beauté passant, d’un étrange et rigide parchemin de feuille de métal.

Et tout, le silence, l’estompe des couleurs qui se fondait au métal apparaissant sous le motif dessiné, semblait avoir la même porosité douce que celle de la neige et des paillettes lentes qui retombaient sur la petite Madone dans la boule de verre sur le marbre gris de la commode sombre. C’était la même apothéose douce, entrevue dans les poussières de neige qui criblaient le ciel immaculé sous le verre, les mêmes métamorphoses de la matière, des représentations et des formes, qui touchaient en tombant mollement le personnage bariolé, arrêté dans la beauté de ses couleurs, dans la douceur lente du monde et des heures tandis que je regardais le globe de verre, la même suprématie du silence et des objets dans la maison, la même et très étrange gloire de quiétude et de détail, d’estompe infinie et rêvée des gestes, des corps et des contours.

Alors le petit manteau bleu nuit de la Madone une dernière fois entrait dans mon esprit, et mon regard était happé dans le profond silence, doux, des surfaces minuscules du dessin des étoiles sur le bleu du manteau. Puis, avec ce geste qui lui était familier, comme si elle s’excusait de quelque épanchement infini auquel elle se serait laissée aller (non qu’il fût proscrit mais il interdisait presque une autre suite immédiate des choses dans le jour et nos jeux), ma grand-mère posait sa main aux doigts fins et ridés sur la boule de verre où la petite madone bariolée demeurait debout dans la neige effondrée, et elle semblait en rechercher la place immuée sur le marbre gris de la commode sombre, bouleversée un instant comme par le tumulte de et le bonheur de nos propres vies.

Depuis ma chambre, j’écoutais les bruits de la maison tout autour et eux-mêmes enclos donnaient sur des abris encore, repères de la nuit et des connaissances retrouvées, s’emboîtant dans le grand extérieur plus encore, dehors, de la nuit et les songes, avec à cette heure le souvenir des rues toujours imprimées dans mon esprit de la cité de Tunis, de la mer, du port, de la lagune rose du TGM vers Carthage, des ruelles et des places, des assemblées brusques et des êtres apparus.

Je regardais ma main. Plusieurs milliers d’années et des mondes passent dans le creux de ma paume.

Parfois j’étirais les doigts, fortement écartés dans la pénombre où je les distinguais cependant, tentant de leur donner la forme d’une boule vivante répartie en rayons. Frénétique, cette boule vive et tendue faisait un cercle hérissé, se mouvant de lui-même, fusant tout autour de la paume et comme écarquillé. Je forçais sur le doigt plus petit, le tirais tendu au plus loin, le pliais, comme pour l’amener à la position opposée dans la main à mon pouce recourbé. Une chaleur naissait, s’étirait, brûlait doucement sous la chair de mon pouce au-dessous du poignet. C’était une lisière étrange, l’attrait d’un organe nouveau, crabe, mollusque, un étrange être de chair, pris de mouvements vifs qui n’étaient pas les miens, une étoile de mer gonflée et abandonnée sur la plage d’Amilcar ou celle de La Marsa tandis que ma mère m’emmenait pour rentrer avant la nuit. L’étoile épaisse sur le sable étendait ses branches molles de chair musquée jusque dans mon esprit.

Car les jours et les heures s’étiraient parfois dans cette main déployée, entre l’obscurité progressive bientôt où je perdais toute acuité, ne pouvais plus rien voir semblait-il qu’une ombre, qu’une impression du dedans, qui montait, comme le bruit de mon souffle. Au bout d’un instant la substance étrange de mes yeux et de la chambre était devenue la même, donnait une immobilité anormale à mes doigts, étrangers, irréels et nouveaux. C’était une vie propre, suspendue dans le volume de chair de ma main immobile qui toujours revenait. Et cette vie se mouvait, semblait se souvenir, elle répandait les fibres et les grains ténus de mon esprit dans l’air, quêtant sans fin une sorte de déroulement et d’étrangeté qui me liaient à l’air, puis ce prolongement nouveau se perdait entre ma main et mes yeux, entre mon cerveau et le jour qui baissait.

Mais si cette vie propre, étrange, d’une main s’étendait au-dessus de mon lit, elle était à portée dans un simple regard ou une simple idée, comme si je la dirigeais par de fins filaments et dans un jeu de formes et de récits, de mouvements cette fois volontairement fous, saccadés, mesurés sous leur apparente folie et la mienne ainsi étrangement jouée. Puis j’étirais la main, qui se mouvait contre le mur et cherchait les arêtes des choses dans l’air et la chambre. J’identifiais au toucher le tapis sur le mur, le palpais, percevais le velours grenu au-dessus de mon lit. Je m’immobilisais, simple bête apaisée, mollusque, étoile morte. Je touchais enfin la forme et les chatoiements impossibles d’une buée, d’une peau et du sable.

Lorsque la chambre était encore éclairée, les plis roses, plus pâles à la jointure de mes doigts, apparaissaient nettement, comme l’étrangeté pâle d’un corps dans mon corps, et je regardais la lumière se muer sur ma peau et la couleur de ma chair se modifier. Elles quittaient lentement la pâleur et le voile changeant de la jointure et des plis dans la chair. J’étirais à nouveau les doigts, levais le bras dans l’air, le tendais fermement, droit au-dessus de moi. Je regardais ma main, découpée sur l’opacité plus pâle du plafond, la refermais, l’ouvrais, et brusquement, mes doigts avaient brillé sous un éclair immense.

Un fracas terrible emplissait l’air tandis qu’un nouvel éclair traversait la pièce entière, inondait le plafond d’une lumière crue, impossible, insoutenable. Le sang cogna dans mes tempes, afflua dans ma gorge. L’éclair de l’orage était entré, plus vaste que mon esprit, et avait pénétré dans mon crâne. Impossible, un fracas déferla, gronda, s’étendit, terrifiant, violent et vivant comme le corps caché de la nuit et de l’air.

Répandu à présent dans le ciel et dans l’air de la chambre, l’éclair était ivre dans mon cerveau, fixe, figé, et avait changé l’air et changé mon cerveau. Il éclatait sans cesse, disparaissait sans cesse. Je ne pouvais agir. Mes yeux paraissaient à la fois ouverts et fermés, faisaient un trou ouvert directement de mon crâne dans le grand monde extérieur où s’échangeaient seules les matières des choses, mon esprit et la peur. Et la peur vivait, immense. Elle était toute ma connaissance. Elle battait au fond de mon corps, dans le sang de mes veines, dans la vie de mes tempes. Entre mon ventre et ma bouche, elle avait un goût âcre d’organes et d’air déchaîné.

Un brusque et large fil de lumière m’aveugla à nouveau, zébra l’air opaque et comme tendu tout autour. Seule sa trace blanche et terrible, fibreuse, brusquement refermée, avait fendu le jour de la chambre un instant comme de le contenir. Et, d’un regard de géant dévorant, sans formes, immense et si puissant, elle l’absorbait, l’avalait tout entier. L’éclair semblait s’étendre de toutes parts, jusqu’à l’intérieur de mon ventre. Était-ce le dard monstrueux d’un scorpion des légendes qui frappait au travers des songes, comme au travers des infimes parois d’une petite boîte des peurs, fermée, et dans laquelle un Arabe l’avait attrapé, devant la maison sur le bord de la route ? Magicien et terrible dans ma mémoire d’enfant, il frappait sans fin avant qu’il ne retombe inerte dans l’asphyxie, si longue, à échelle d’un monde de terreurs et de cataractes. Le vacarme du ciel brusquement obscurci redoubla. L’orage était à présent au plus proche, inondant la baie de Tunis dehors et le port. Un poids inexorable s’enfonçait dans ma tête, comme sur le fil hagard de l’air et des éclairs. Et c’est là un instant que je songeais aux guerriers accostant et aux lances levées ! Mais les formes des légendes elles-mêmes avaient cédé à la peur sans aveu et sans formes. Un cercle vaste, une voûte inconnue se révélait, montait, semblait venir du sol, de la poussière et de la terre, révélait enfin sa masse vivante et terrible, dangereuse, faisait gonfler et crever à mes tempes tout espoir, toute attente disloquée. Oh, l’image familière passa, si faible tout à coup, si petite, du monde doux et lointain du tapis de velours et du dessin des étoiles, des contours que j’avais tenus dans mes doigts, du métal et des lignes du lit, des murs et des lucarnes, perdus à présent dans le fracas. Et l’orage frappa, éclata dans ma tête. Et c’est ainsi sans doute dans d’autres temps et dans d’autres rivages, d’autres civilisations, dans d’autres mondes des hommes, lors de sépultures sur la grève et sur le bord des eaux, qu’un cercueil devant tous, un brusque instant comme une leçon et la mort d’un être cher, avait seulement volé en éclats sous les flammes.

Les parois, les murs, les fenêtres et le toit cinglaient sur moi, semblaient tomber sur l’intérieur le plus enfoui de mon corps. Des torrents éparpillés, fracassés sur le verre opaque des fenêtres en haut de la chambre se dressaient, battaient sur le monde alentour, souverains et rageurs ! La poussière chaude brusquement gorgée d’eau montait en une boue épaisse, dévorait l’horizon, tout autant qu’elle recouvrait ma vue, la lumière et les vitres des lucarnes ! Et l’attente, mon attente terrible, oh mon souffle retenu, mon attente était bue, engloutie par la terre. Elle se perdit, terrifiée et soumise dans la suprématie déchaînée, dans les vastes nébuleuses de la terreur et de l’air. Soleils, astres brisés dans ma chair, étoiles brunies et malaxées, collisions d’éclairs et galaxies soudaines, abruptes fins et créations du monde au-dessus des lucarnes opaques en haut du mur de ma chambre, puis tout fut recouvert.

Survivre à ces terreurs d’enfant ? et quelles formes domptées de soi-même peut-on offrir alors à notre vie et aux choses ? Et les vitres bougeaient, semblaient tenir à peine, repoussaient le vent un instant avant de lui céder et se briser enfin, et ne se brisaient jamais. La lumière brusque des éclairs se profilait sur le lit, aveuglait l’air, éclatait entre le ciel noir et le lit préservé dans la force déchaînée et cachée de la boue, de l’eau et de l’air ivre, terrible, triomphant. Oh, tous les souvenirs, toutes les voix et toutes les images, tous les contours, tous les gestes, et jusqu’au souvenir chez les hommes de se raidir, se lever, appeler et crier. Je sentis dans mes muscles et ma chair un brusque assaut dernier de résistance vaine, une image sans bords de mon corps et du monde étroitement enlacés et perdus, terreur, la sève des eaux, la vie ne voulait pas céder ni la peur, et les éclairs se mêlaient, rayonnaient dans leur puissance, dans la grande épouvante de leur idée dans mon cerveau d’enfant.

L’orage à nouveau éclatait dans les fibres de ma chair et de l’air, et tout durait, m’emplissait. Insoutenable, éternel, et je le touchais, comme de supplier et continuer de vivre dans cette puissance encore s’épanchant de fracas et de pure lumière. Météores ! Volcans ! Éruptions ! Poussières ! Trombes et terreurs ! Cavernes ! Stries de lumière ! Griffes de la chair et de l’air sur le sable et sur l’étoile mourante pâle et rosée, translucide, échouée sur la plage de La Marsa. Rochers brisés par les griffes du sable et de l’air. Oh, le battement et le dard du scorpion ! Oh, l’épieu monstrueux dans l’œil unique du terrible titan Polyphème ! Poussières ! Vacarmes ! Peurs vastes comme la lumière et comme mes entrailles ! Retrouvant dans la peur le secret des adorations, tout mon être suivait, redoutait, répétait, attendait enfin les bruits et la terreur du monde, de cela je suis sûr à présent, comme de pactiser.

L’orage décroissait. Les traînées de pluie lourdes, violentes, épaisses, semblaient encore des coups frappés, mais de cette vie folle déjà des jours connus, des mains qui battaient, des légendes et des peurs d’Arabie, des rires des femmes et des enfants qui fusaient, des éclats des rires et des vies, des voix qui gonflaient, attendaient, m’encourageaient tandis que je courais, dévalais la pente poussiéreuse et chaude avec, dans la gorge, la sève refluée de mon souffle et ma respiration débordant.

À présent des boues pâles continuaient de s’agréger contre le verre des lucarnes sous la lumière se mouvant d’un éclair plus lointain au dehors. Des poussières faisaient corps à la mince paroi des fenêtres de verre sur la rue, en altéraient la transparence, rendant le verre aux organes et au sable, mais aussi faisaient se renouer une sorte de conscience et de fil, jamais perdu dans le tumulte et la peur, comme un envers aimé et à jamais connu dans la mémoire, avec le petit lobe de verre clair et parfait de la petite Madone bariolée sur la commode de ma grand-mère. Ou était-ce la sensation d’eau plus limpide, revenue sur le verre des lucarnes comme enfin les lavant, qui suscitait à son tour l’idée mêlée d’eau et d’un geste de laver, effacer, éclaircir sans doute et polir, et ouvrait à nouveau sur les beautés et les transparences du verre. Il me semblait respirer depuis un puits immobile, et qui était mon lit. Régnait une odeur âcre de terre, de sable et d’humidité. Était-ce l’épaisseur du verre s’imprégnant de toutes parts dans mon esprit, tandis que tout près déjà, exténué, je m’abîmais, me rendais, me perdais, sentais enfin en sombrant le frôlement apaisant et la fine paroi près de moi des êtres se tenant ? Régnait encore dans la chambre et sur mon corps, éternel, un doux éboulement, qui revenait, étrangement suspendu, vif, halluciné de trombes d’eau, rafales lourdes, masses et à-coups du vent sur les vitres et les murs.

Ma mère était entrée, s’était approchée de moi, sûre que je redoutais l’orage, si le temps des terreurs cependant m’avait semblé si long. Ou avais-je crié sans m’entendre moi-même ? Ma mère tenait ma main, touchait ma joue, parlait et souriait vers moi. Et le son de sa voix était une caresse douce.

Le vacarme un instant avait redoublé. La terre vomissait la lumière et le jour, la nuit, le soleil, la poussière et les eaux. Mon grand-père aussi était entré dans la chambre, il expliqua qu’il n’y avait plus de « courant », mais cela allait revenir, il suffisait d’attendre. Contre ma mère, je sentis un instant le goût vif et salé de mes propres larmes sur mes joues. Un nouvel éclair avait traversé l’étendue de la pièce. Le grondement sec et perçant de la foudre tombée au loin sembla ébranler l’épaisseur même de la chambre et de l’air, les murs, les vitres, mais comme derrière cet ébranlement une sorte de paroi cette fois d’assurance et de joie sous le regard heureux de mon grand-père. Je me blottis éperdument contre ma mère assise sur un rebord du lit. Une impression me traversa l’esprit, que nous étions si larges, silencieux et plusieurs, si vastes dans la terreur que nous avions ensemble !

Dehors, le port de La Goulette et toute la baie de Tunis bruissaient tandis que ma mère me fixait dans la lumière un instant revenue. Elle souriait, du doux regard qui ment. Et il ne mentait pas sur la douceur, mais sur la peur et les choses, sur les certitudes des hommes et les aspérités de l’air (comme il mentait aussi, si précieux à présent, disparu pour toujours, sur le retour d’Ulysse, je le pressentais, qui dans la vie réelle, sans aucun doute, n’aurait jamais eu lieu).

Puis je vis mon grand-père sur le bord de mon lit. Assis près de moi, il souriait. Enfin je compris qu’il avait poursuivi une des histoires qu’il aimait raconter pour mon plus grand plaisir. J’en retrouvai le fil comme celui de la vie : « Ce jour-là, en Sicile, Peppino Canone dormait dans sa cachette. C’était dans une grotte de la campagne de Palerme. Il était si fatigué qu’il n’entendit pas les trois terribles pirates qui, doucement, approchaient de la grotte. Car ils avaient trouvé l’entrée secrète ! Peppino Canone se retourna dans son sommeil tandis que les trois bandits tenaient leurs armes à la main ; ils avaient une épée chacun et un pistolet. Le chef, qui s’appelait Riccardo, sourit à ses compagnons d’un air méchant. Il regarda Peppino Canone endormi et sans défense... » dans le miel haletant et revenu des histoires, sous la rage de la foudre et la lumière des éclairs qui à présent faiblissait, le ciel de l’autre côté des vitres était fendu par instants encore de trombes intermittentes et du fracas des titans. Fatalités et légendes anciennes, colères de hordes survivantes demeurées invaincues à travers la peur et dans le souvenir, alors l’assaut de fantômes surgis de l’orage et des éclairs, terribles, donnait leur vif argent à des noms et à des histoires de mon grand-père dont l’ensemble se mêlait dans la fatigue et mon esprit en un tonnerre de voix et de rires, de peurs, de surprises, de tromblons menaçants brandis et pointés, dans une lointaine et mythique Sicile. Et ainsi que se mêlaient le sable et la terre accumulés en boue rouge dans la lumière des fenêtres opaques en haut de ma chambre, s’unissaient d’une seule coulée les pans différents d’années, de siècles et de mon propre corps, les revêtant d’images et de sonorités venues de Palerme ou de l’Odyssée, du chœur de tragédies antiques ainsi que de belles vagues de pleurs et de beautés des lamentations telles celles que je connaîtrais plus tard du sacrifice d’Iphigénie, des flots déchaînés, de la poussière du sommeil et des pierres effondrées de Carthage, des statues effritées et poudreuses de Baal, avec le même pâle argent d’une main dessinée, écarquillée en étoile dans l’éclair d’un orage et semblant le créer.

Puis je songeais (ou est-ce seulement à présent que la texture orphique et profonde de ces années d’enfance à Tunis m’apparaît) à la main du bijou argenté de Fatima, qui recouvrait dans mon esprit exténué l’éclair entrevu un instant de l’orage sur mes doigts. Et la main du bijou était surnaturelle, reflétait la brusque folie de la vie et les puissances de lointaines croyances et de peurs dans le regard brillant des femmes arabes. Comme le ciel fendu de fureurs et comme les orages, la main de Fatima avait une forme précieuse de gerbe, de boule hérissée de ma main rêvée et cherchée, avec ses trois doigts allongés en des monts au milieu, et deux pouces impossibles, longuement recourbés de part et d’autre de la paume, et qui semblaient l’ouvrir. C’était une réminiscence aussi des promenades harassantes et heureuses à Tunis, mais ciselée en collier, en pendentif au cou des femmes voilées qui marchaient, la main de Fatima était la trace demeurée de fracas et de songes, et les femmes arabes, silencieuses un instant jusqu’à la Médina, semblaient serrer contre elles tandis que je me sentais m’endormir, dans le bijou d’argent mat sur les plis de leur corps, la survie des orages, avec dans leur regard la foudre brune, le secret des mères et l’éclair des vivants, le tonnerre, les meurtres rougeoyants, les sourires et les fins dénouements.

Je retrouverais bien plus tard, si loin de l’enfance et si loin des orages de la baie de Tunis, cette sinuosité des craintes, cette levée de sanctuaires se faisant sur la terre, de la durée si particulière de l’attente et du retournement des heures, qui ne sont ni attente et ni retournement, en la très réelle éternité des douleurs jamais éteinte, sans cesse remise et sans cesse assoupie par la médecine, les maladies et les médicaments au réveil d’une opération et d’une anesthésie. Ou encore dans le monde de la fin de toutes choses, maintes fois redoutée et maintes fois figurée chez les hommes, une déflagration finale qui n’est jamais finale, jamais advenue, ou une fin certaine mais dans un monde sans monde, une explosion sans témoin ni vie, et que nul ne pourra plus entendre alors depuis des millénaires, car elle se donne à tout instant à notre esprit et se dérobe à l’avenir palpable de nos chairs, à l’image de cette fin impossible par nature et mise en attente, hors de notre portée, dans la dernière page du Zeno d’Italo Svevo.

Les regards luisent dans la cité de Tunis, ont pour moi l’éclat d’olives noires mouillées. Les yeux tanguent, hésitent, flamboient, et les sons dansent aussi. Parfois en arabe, et l’arabe s’étire au dehors, crépite, roule, revient entre la rue et la Médina, parfois en français qui a la résonance claire et grave des pères, de l’école promise dans le lointain et des livres, depuis le parvis de la cathédrale Saint-Vincent-de-Paul jusqu’à l’arche de pierre de la Porte de France, parfois en italien, qui s’épand, se déployant dans les rires changeants, rayonne du visage des mères, des senteurs, des tables mises, des repas et des joies.

Et c’est là cependant qu’une France irréelle a pris sa naissance et sa source pour moi, sa forme improbable de grandes avenues et de vitrines sur une Méditerranée d’air vif et sur une Arabie des senteurs. Et cette France s’étendit calme, coula, puis se figea parfaite et dessinée parfois comme sur les couvertures illustrées, épaisses et glacées, de livres venus d’Europe, et près desquelles, comme éternellement, la personne chère, à présent disparue, et qui fut ma grand-mère parachevait un monde, faisait un sanctuaire, remettant à sa place immuée, que je cherche à présent, le lobe de verre de la petite Madone bariolée. Car dans le creux de la nuit encore et de la maison, il n’y avait hors des récits des hommes que cet agencement sans fin des objets et des lieux, l’intérieur des maisons – geste premier et forme de sanctuaires – pour contenir les vies, les corps, les formes acéphales et souveraines du cosmos, de l’orage et des foudres.