dimanche 24 février 2019

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Images d’aurore

10 – Sur la grande avenue

, Alain Coelho

Je revois à présent tout cela comme un étrange convoi, une procession radieuse et cependant muette. Vivante depuis toujours dans le squelette vieilli de mes os, elle s’ébranle, elle s’étire. Elle a des millénaires.

Depuis la Médina et la Porte de France, jusqu’à la Gare du TGM à l’autre extrémité, après la Cathédrale Saint-Vincent-de-Paul et la sorte de « meuble » de pierre aux angles arrondis que faisait le Théâtre Municipal sur la ligne rigide des immeubles et des façades, tout l’orbe des personnes et des vies semblait se dévider, éternel, sur la grande avenue Jules Ferry.

Manière d’Italie, de France et d’Arabie des Européens, la grande avenue offrait pour moi la sensation première du déferlement incessant et heureux des êtres. Sous les arbres et les senteurs de jasmin, dans la douceur du jour, avec le flottement des sourires et les vêtements colorés et légers, tous les regards et toutes les paroles s’animaient. Et à la façon sans doute d’une « place publique » jadis de Segeste, de Corinthe ou Athènes, la grande avenue faisait un flot naturel et natif, ininterrompu de personnes et de piliers du monde qu’aujourd’hui je cherche entre les escaliers et les places de Rome, de Venise, de Lisbonne et de Naples. Car cette impression de triomphe des vivants, de lumière des choses, de douceur du jour et de corps flottants, de lente progression des regards et des êtres, de beautés parées et de femmes s’adonnant au chant supérieur de faire les civette sur la grande avenue (les « coquettes » selon l’expression amusée et heureuse de ma mère), sécrétait un nectar, un suc sur les êtres et dans la vie de la cité, conférant au cœur de Tunis et à la grande avenue sa sensation de vie infinie, de multiples vaisseaux de sève se croisant et radieux. Les existences semblaient sûres, ivres d’elles-mêmes et de leur connaissance. Elles tenaient sur une sorte d’axe stable et fixe qui battait dans le cœur des choses et les lieux, invisible sous tous les mouvements, et nous guidait dans le fil fluide et sans fin de la grande avenue.

Le monde était doux et clair, apaisé après le tumulte des orages, et semblait pactiser tout près avec la sorte de réservoir sans fond des nuits disparues. Je marchais entre ma grand-mère et ma mère. Les cachettes, les histoires et les peurs de la Médina étaient elles-mêmes apaisées dans le jour sur la grande avenue. Et si une profonde Arabie en ces années d’enfance à Tunis n’avait pas cessé un seul instant pour moi d’exister, elle se tissait en des pans différents, en des quartiers de l’être comme autant de quartiers différents de Tunis, de la Marsa, de Byrsa ou Carthage, et la grande avenue européenne Jules Ferry n’avait pas les mêmes senteurs que la Médina, que les ruelles de La Goulette, les détours de la Manouba et ses pierres effondrées, le lavoir et les femmes arabes, la terre craquelée qui séchait, la main de Fatima dans les odeurs du feu de bois.

Tout était clair sur la grande avenue comme la parole des mères et les rires. Les silhouettes flottaient dans l’air tiède et heureux, les sourires et les regards scintillaient sur la belle parade des personnes et du jour près des vitrines larges, dans un écho naturel aux dessins colorés pour moi des uniformes, des costumes et des drapeaux sur les pages de garde du dictionnaire Larousse, des défilés militaires et des fêtes, des camions rutilants, des chars colorés et sonores des tournées des cirques Zavatta et Amar. Et, comme à la fin de sorties d’une représentation au Théâtre Municipal ou des messes du dimanche devant la Cathédrale Saint-Vincent-de-Paul au soleil, tous les êtres sur la grande avenue semblaient de la même façon un bref instant se présenter, se figer, se croiser et s’offrir, dans cette sorte de sensation enfantine et gardée en moi d’un tourniquet des choses, d’un défilé de jeu des sept familles.

Toutes les choses et les personnes m’étaient désignées certes dans les mots des adultes, et cependant je les voyais moi-même sur la grande avenue. Alors les langues et les sonorités faisaient sur les silhouettes la matière flottante du langage fusant et des songes. Les silhouettes et les noms, les sonorités et les langues se mêlaient, tissaient tout ensemble un flux impalpable et dense qui donnait sa vie précieuse et nette aux personnes. Et dans ce cours stable de la vie qu’était l’équilibre se refaisant chaque jour de toutes les vies sortant sur la grande avenue, les différentes langues parlées et se croisant à Tunis n’étaient pas très précises pour moi qui « vivais en français » (si la famille de ma mère parlait italien, ou dans une langue intermédiaire entre l’italien et le français). Ou plutôt les langues n’étaient pas délimitées comme elles le deviendraient plus tard, donnant enfin « l’italien », « le français » ou « l’arabe ». Je sentais qu’entre les paroles et les choses, il y avait toutes les langues différentes parlées. Dans une sorte de chant et de mélat heureux des sonorités et des corps, l’arabe, l’italien, le français étaient « posés » sur les personnes ainsi que des atours particuliers, des charmes et des décors sans fin. Et chacun devenait sous les sons se croisant sur la grande avenue, dans une démarche propre et un corps, comme une citadelle à soi seul ou comme un étendard.

Alors marcher, flotter dans l’air embaumé et le charme incessant des regards, était un jeu radieux, faisait une sorte de savoir sur la grande avenue, où reconnaître et nommer les lieux et les personnes était un toucher d’aventures et des mondes.

Ainsi les mots et les langues que je ne comprenais pas, l’idée des pays et les noms, donnaient pour moi leur forme particulière aux personnes et aux silhouettes. Il y avait les Arabes, les Italiens, les Français, les Juifs dont le nom en français me frappait de ses voyelles de l’huile, accolant au son du i ce « u » que mon grand-père ni ma grand-mère ne savaient prononcer. Et le mot s’achevait dans une sorte d’épaule baissée et du souffle d’un « f ». Il y avait les Espagnols, les Maltais, les Siciliens enfin, menaçants pour moi comme dans les histoires de Peppino Canun que racontait mon grand-père, et qui marchaient cependant près de nous, semblaient ignorer, les chasser dans un sourire radieux, tous les crimes et les dangers que leur nom sécrétait dans mon imagination d’enfant depuis les récits aux mille surprises de mon grand-père sur leur être passant dans la grande avenue.

Il y avait les Grecs, étrangeté pour moi qui vivais dans le charme des mythes et des noms, avec cette impossible proximité d’un pas de géants et des siècles franchis, et le ravissement d’une Madame Ida, l’institutrice, dont mon grand-père avait dit que le nom d’Ida « venait du grec ». Certes je comprenais qu’à travers le même nom de grec il y avait d’autres vies « grecques » que celles d’Ithaque, des héros et de l’antiquité où je mêlais Rome, la Phénicie et Carthage. Et le nom des Grecs à Tunis conduisait plutôt dans une sorte de coulée profonde et sans direction nette des noms et de la cité, à un monde proche enfin de celui de la Médina, de La Goulette, des Turcs, de Carthage et de La Marsa, des petites boutiques, des pêcheurs, du port, des barques aux couleurs passées et des étals du marché de la Place d’Espagne. Cependant le seul nom de grec, si je savais qu’il était situé en réalité dans des méandres et des pans différents des siècles, des paroles, du réel et du temps, continuait de parer pour moi les Grecs de Tunis sur la grande avenue d’un éclat, d’une vie méconnue sous les apparences immédiates de la cité, d’une sorte de génie de l’attente, telle celle d’Ulysse attendant revêtu et caché dans ses haillons de vieillard.

La France existait stable et fixe dans le lointain, à l’état de promesse, de la parole des pères et des convois militaires, à travers l’école où j’irais bientôt, dans la belle silhouette flottante pour moi de Madame Ida, l’institutrice, cependant de famille italienne et dont le nom « venait du grec », dans les livres enfin et les albums dessinés de Tintin. Et la boutique du vieux libraire de la Porte de France était pour moi un repère de la promenade sans cesse recommencée sur la grande avenue, tout autant qu’une sorte de quartier entre tous de « la France », ouvrant d’un côté sur la Médina et les ruelles arabes, de l’autre, vers l’intérieur de la boutique, sur l’infini des livres et du français dans lequel je vivais.

Mais l’Italie elle-même semblait ne pas exister sur la grande avenue comme une essence détachée et visible. Les Italiens n’avaient pour moi pas exactement de nom, tant ils étaient la sorte de pôle intérieur involontaire, le repère naturel (ainsi que toute origine est une limite en nous) des autres façons d’être et des autres « pays ». Et les Italiens à Tunis ne parlaient pas exactement « d’Italie » quand chacun évoquait une région parfois ou une ville d’Italie qui constituaient en elles-mêmes des pays. Tous cependant redevenaient un seul, sans conscience et sans nom, dans le réel des réels de ce que nous mangions. Si connue, galvaudée, j’ai vécu certes à Tunis dans cette italianité non dite et majeure de la caponata, du parfum chaud, suave et un peu acidulé de la salsa di pomodoro en lente ébullition, de la ricotta, des pâtisseries au goût de citron et de crème, du casatiello enfin, magie culinaire exhibant dans sa croûte de gâteau un œuf dans sa coquille dure, intacte, et sous les croisillons de pâte cuite qui m’étaient destinés selon les privilèges du plus jeune âge. Ou alors, si ce n’était la nourriture, c’était dans les noms surgissant au milieu des personnes comme des personnes plus réelles encore, les images et les mots brusquement prenant corps, de Sant’Antonio, de San Michele Archangelo ou de Sainte Rita.

Mais en réalité sur toutes ces silhouettes de la grande avenue, comme sur toutes les langues et sur toutes les impressions des pays alors à Tunis, passait le nom des Anglais, des Américains, et celui des Allemands, tant les colonies d’Europe vivaient encore dans les suites et les souvenirs de la guerre. Ainsi les noms des Anglais et des Américains continuaient d’exister sur la grande avenue comme ceux de fantômes tout proches, à peine disparus au détour des passages et des rues. Les noms apparaissaient brusquement parfois sur les silhouettes réelles de la grande avenue, dans un étrange univers de géographie européenne se posant sur les lieux de Tunis (et c’était un univers d’un seul tenant, sans encore cette complication d’une Tante Peppina dont je m’apercevrais un jour qu’elle était « du côté des Allemands »).

Alors comme l’évocation de Titans ou des Grecs, ces fantômes des Américains et des Anglais se mêlèrent pour moi à l’heureuse et large clarté des silhouettes et des personnes de la grande avenue, à l’ancienne forteresse des Turcs au sortir des ruelles de La Goulette, tout autant qu’à la vie immédiate et présente des enfants arabes pieds nus et triomphants, à la sève éclatante des jours, la saveur du citron et de l’orange, le jasmin, les odeurs du café, les clameurs, la grande porte ouverte d’une pâtisserie vitrée sous les arbres embaumés, les cris, un chariot ébranlé débordant de pastèques et de fruits, le bruit des tasses et des assiettes au travers des fenêtres. Alors un Livournais, un Espagnol, un Sicilien brusquement reconnu, disparu au détour d’une ruelle sur la grande avenue, semblait se déployer sur de chatoyantes et vivantes cartes du monde, si vastes, bordées des guerres comme des mers et du tracé des océans, et qui puisaient leurs sources dans le globe terrestre tout entier, en Amérique, en Europe, comme autant de merveilles dans le bonheur et les jours. Et marcher sur la grande avenue était ainsi marcher dans une reconnaissance des choses.

Comment la silhouette se fixa-telle ? Il sembla que l’homme au loin s’était figé un instant, puis avait repris sa marche vers nous. Je marchais entre ma grand-mère et ma mère sur la grande avenue. Ma mère s’adressait à moi en français mais elle parlait italien avec ma grand-mère (et je suivais ce qu’elles disaient entre elles). C’était un univers flottant et parfois si clair dans lequel nous vivions, dans cet italien ajouté au français, comme particulier et propre à l’enceinte de la maison, aux chambres, aux pourtours du jardin jusqu’au flamboiement des gerbes des mimosas, venu de la famille et des proches, et qui semblait se mouvoir avec nous.

Les sons et les senteurs flottaient dans la vie radieuse de ces voix aimées contre moi. Il semblait, dans un nimbe commun des corps et des souffles qui les aurait naturellement et à jamais fondues, que les mères ne ressentaient ni n’éprouvaient les choses pour chacune d’elle seule, mais dans une très étrange et physique expansion de nos êtres, et qui fût une sorte de fruit, de sécrétion des vies. Ainsi ma mère sur la grande avenue n’était pas détachée d’un côté de la vie de ma grand-mère et, de l’autre, de la mienne au travers de sa main qu’elle tenait sur la mienne. Et dans cette sorte de renforcement des mères tout devenait chose commune.

Du plus loin de la grande avenue, dans le soleil et les filaments d’ombre irisée des grands arbres, je vis alors venir vers nous un homme que ma mère avait reconnu, du moins sa silhouette – marque sûre des personnes – puis elle l’avait désigné en italien à ma grand-mère. Et elle ajouta pour moi en français, dans un souffle des peurs et des secrets : « C’est un Maltais ».

Les sons de maltais résonnaient tandis que la silhouette continuait de progresser vers nous, d’abord comme un enchantement, puis je sentis la main de ma mère se crisper sur la mienne. Dans les mots échangés en italien entre ma grand-mère et ma mère, j’avais perçu toutes les réprobations, toutes les condamnations, mais leur nature m’échappait. Cependant le nom de maltais dans la chaleur douce de la grande avenue, embaumée des parfums d’oranger, de citronnier, de jasmin devenait un beau flottement.

La silhouette du Maltais continuait d’avancer, de grandir vers nous, se découpait dans la lumière irisée du soleil et de l’ombre, entrait déjà dans le halo des mères contre moi, de la maison et de nos vies comme sa silhouette parfaite au travers des années me demeure à demi-rêvée, à demi-entrevue sur la grande avenue. L’homme s’était arrêté dans le lointain, puis s’était remis en mouvement dans les mots échangés à distance entre ma grand-mère et ma mère. Sa silhouette triomphait dans la belle substance d’un nom s’approchant sur la grande avenue. La silhouette grandissait. Un geste, et dans les sons posés sur elle, dans les syllabes de maltais, la silhouette avait un bras levé au loin.

L’homme tourna le visage dans le soleil à nouveau, et la chemise d’un blanc éclatant était un drapeau fluide dans l’air, une aile d’improbable et immense papillon ou de voile de vaisseau au vent, parée dans son geste repris et sa marche poursuivie vers nous. Son visage bientôt dans la lumière.

« C’est un Maltais ! », et dans le tais ouvert de maltais, je retrouvais le bel et très sonore accent de ma grand-mère, qui prononçait et cafè au lieu des sons fermés en français du é du café et du thé. Ce tais ouvert semblait en même temps le reflet d’un blanc éclatant du matin, du soleil, du chatoiement clair des pâtisseries et des glaciers sur la grande avenue, de la chemise claire de l’homme vers nous dans le vent doux, et d’un commencement (tandis qu’au contraire pour ma mère je percevais toutes les réticences et les peurs, dans un signal des chairs, dans cette main crispée sur ma mienne).

Cependant la silhouette s’était changée en une personne précise, en un être enfin qui passa près de nous, souriant, à la fois effronté et radieux dans cette effronterie, paré pour moi de ce è triomphant des cafés et des serviettes blanches. L’homme nous croisa, salua très nettement ma mère d’un insidieux sourire sous lequel je la sentis tout entière se raidir, serrer plus fortement ma main dans la sienne comme pour me protéger. Et derrière nous enfin, sur la grande avenue de Tunis, la silhouette du Maltais dans mon esprit palpitait sur le plus radieux des lointains, finissait à jamais d’entrer dans les belles formes des images et des noms.

Mais les associations des songes donnaient sur les associations des noms et les sonorités, où se reliaient étrangement pour moi les beaux noms en français de « maltais » et celui de « matin ». Ou plutôt le nom de maltais m’apparaissait aussi, dans la phonétique intuitive des choses qui marqua mon enfance à Tunis sous tant de mondes se croisant, comme une variation et une métamorphose, proche en réalité du beau nom nasal de matin, et se mêlant enfin sur la grande avenue à la promesse d’une « répétition de musique ». C’était au Théâtre Municipal où je devais aller avec mon grand-père. Le morceau de violon répété et prévu (mon grand-père connaissait un des musiciens) s’appelait « le matin », et une musique qui serait en elle-même « le matin » me laissait enchanté et rêveur sur la grande avenue.

Peu après le parvis de la cathédrale Saint-Vincent-de-Paul, se dressait l’immeuble aux angles courbes du Théâtre Municipal. Je ne me souviens plus de la musique elle-même, et je ne sais même si je l’ai entendue (peut-être étions-nous sortis au tout début de la répétition). Cependant mon grand-père m’avait emmené, et il y avait un ami, ou un oncle lointain qui jouait du violon. Était-ce cet oncle Nicolà dont j’entendrais parler plus tard ?

La salle était petite et encombrée, comme dans un détour de couloirs et de salles, d’estrades de bois rangées contre un mur, de chaises empilées, de vêtements déposés. Sur le sol s’alignaient les belles boîtes ouvertes des violons et des instruments, à la fois luisantes sur le dessus et feutrées à l’intérieur en de précieux écrins de velours bleus ou rouges.

Je ne savais lequel des musiciens face à nous était l’ami ou « l’oncle au violon », avant qu’il n’arrête son archet et salue enjoué mon grand-père. Puis les sons se cherchaient à nouveau, s’étiraient. Chacun des musiciens produisait un son prolongé qui entrait dans le son grandissant des autres sons tendus. Filaments qui montaient, gonflaient, violoncelles, violons, et brusquement la musique emplit l’air de ses beaux accords à jamais se cherchant, se recouvrant et tirant.

C’est le seul souvenir de la musique du « Matin », que ces accords naissants, que cette réelle montée dont le beau nom de « matin » montait pour moi dans la petite salle encombrée aux estrades de bois et aux chaises où nous nous tenions seuls, mon grand-père et moi, avec le petit groupe des musiciens s’accordant. Et c’est ainsi que cette impression de miracle et de forme du « matin » et des choses se posa à l’état de modèle inconnu et secret sur le dessin ininterrompu des personnes aussi, sur la silhouette du Maltais au nom comme imbibé d’une ressemblance de plus à l’éclat du matin, sur les voix, les sonorités, les regards, sur le beau flux incessant pour moi de tous les êtres se croisant et marchant sur la grande avenue.

Alors avec le temps ce n’est pas ce monde de Tunis qui devient incompréhensible, mais au contraire mon propre corps, cette très étrange et figée pesanteur. Car tous les êtres passaient sur la grande avenue, dans un va-et-vient inlassable qui était en réalité la matière des heures, de nos vies, de la chaleur du jour palpable dans le creux de la main, et semblant dessiner à jamais dans l’air nos formes dans la légèreté des choses.

Nous parvenions d’un côté à la Gare du TGM, d’où nous allions à la colline de Byrsa, à Carthage, et de l’autre à nouveau vers l’arche de la Porte de France et l’entrée de la Médina. Quelquefois, dans l’air embaumé de l’après-midi, vers la Porte de France, tandis que j’étais avec mon grand-père devant la vitrine du vieux libraire, apparaissait dans un sourire la belle et grave Madame Ida, une sensation de glissement et de voiles légers sur la grande avenue. Elle saluait mon grand-père, le vieux libraire, puis elle entrait dans la boutique et regardait longuement les livres.

Le silence dans la boutique était doux et dense, comme caressé parfois du mouvement de la vie du dehors. Devant la porte ouverte donnant sur l’avenue, les voix de mon grand-père et du vieux libraire s’étendaient finement.

Madame Ida chaque fois s’approchait sur la grande avenue telle une souple et déliée statue, flottant droite, si mobile et légère, puis elle entretenait avec le silence et les livres une sorte de culte calme. C’était un apaisement un instant, la belle immobilité atteinte des formes se mouvant sur l’avenue tout entière, sur les livres, sur les voix du vieux libraire et de mon grand-père devant la vitrine dehors.

Puis elle sortait à nouveau, reprenant sa place dans le grand convoi heureux des parades et des choses, échangeait avec mon grand-père et le vieux libraire quelques mots en partant, des sourires, et sa voix venait pour moi des mêmes intérieurs de contralto que celle de ma grand-mère dressée dans le jour, le matin, tandis que je m’éveillais après les orages sur la baie de Tunis.

Parfois, dans la boutique, Madame Ida avait ouvert un grand livre pour moi, et nous regardions les illustrations sous les regards de mon grand-père et du vieux libraire. C’était un très étrange et flottant foyer, une très douce enceinte sur les choses, joyeuse cependant, silencieuse et sacrée. Se tenaient contre nous la malice et la joie, les albums dessinés de Tintin, les cartes postales, les découpages et le papier crépon à la surface gaufrée qui crissait sous les doigts, les cartes du Héron ou celles des Sept familles, et tout avait la beauté un peu solennelle du neuf, les jeux, les chatoiements des livres, le papier glacé, les dictionnaires Larousse enfin dont l’enseigne d’une femme, au profil d’un dessin aujourd’hui pour moi d’un Mucha, soufflait sur des grappes de pollen ou des flocons (de cette neige de France et d’Europe que je connaissais par les récits et les imageries de Noël).

Brusquement, sur le grand livre que Madame Ida tenait ouvert, comme celui que ma mère parcourait pour moi sur les fouilles de Troie et l’histoire d’Ulysse, après maintes reproductions de vases, de fresques, de mosaïques, apparut la statuette crétoise, inoubliable et dressée, de la femme pour moi.

« C’est la déesse aux serpents ! » commenta le vieux libraire.

Beauté dense, terreurs. Exorbitée face à moi sur la page, l’image de la statuette était entrée dans mon souffle. Le silence s’étendait, semblait étirer sa substance encore dans mon souffle retenu tandis que le vieux libraire et mon grand-père parlaient du Minotaure, de Thésée et d’Ariane, du Labyrinthe enfin dont les tracés noirs et rectangulaires, dessinés sur une mosaïque du musée du Bardo, évoquaient ceux plus réduits d’un petit jeu plat avec une bille fine qui glissait sous le verre.

La statue de la femme était demeurée face à moi sur la page comme dans un éclair figé, les seins blancs et nus de porcelaine nacrée débordaient de son torse dressé. Elle lançait des terribles regards. Elle tenait dans chacune de ses mains levées, au bout de ses bras étendus et ouverts, un serpent. Et la voix des adultes et les livres et les paroles et les jeux, les récits, le labyrinthe et les ruses étaient un baume des hommes sur le regard vif et le corps de la femme de la statuette.

Je revis plusieurs fois la page du grand livre en couleurs. Les yeux exorbités de la déesse aux serpents avaient le même blanc nacré et luisant que celui de ses seins nus et dressés. Au-dessus de son visage, une sorte de couronne s’évasait en un socle, un trône de miniature, ou était-ce un étrange animal figuré. Et tout le corps galbé en un triangle fin s’étirant, hagarde, hallucinée, elle brandissait ses serpents. La taille étroite était resserrée sous le buste et les seins nus et blancs, puis la robe longue jusqu’au sol invisible s’étageait comme un socle plus vaste, répondant à la petite forme de socle de la couronne au-dessus de ses yeux fous et hagards. La robe et le corps faisaient un triangle doux d’écailles et de volants de nacre, de rangées, de surplis réguliers enchâssés l’un sur l’autre, comme le mystère des corps, des substances et des parures des femmes, et comme les vêtements flottants de la belle et grave Madame Ida apparaissant doucement dans le lointain, dans la douceur du jour sur la grande avenue.

Tant de falaises, tant de brèches, tant de failles ainsi se dressaient, improbables et si proches comme au large de la mer et de la baie de Carthage. Et à l’image alors des naufrages et d’un vaisseau prenant l’eau, ainsi que dans le conte de L’uomo verde d’alghe (histoire d’un homme noyé puis ressorti lui-même de la mer recouvert d’algues vertes), maintes voies d’eau ainsi se creusaient dans la parole des mères. Depuis la silhouette au loin du Maltais sur la grande avenue, la librairie de la Porte de France et la déesse aux serpents, la jeune femme arabe du lavoir, rieuse, et qui dans un seul regard avait semblé me tenir un instant dans ses doigts ainsi que les petites filles du lavoir tenaient aussi en jouant, dans leurs doigts, les flacons de verre qu’elles remplissaient d’eau, puis rangeaient éternellement sur les pierres du lavoir dans les reflets du soleil. Le monde avait toutes ces voies d’eau, s’il continuait de tenir encore dans la parole des mères, et là même je pressentais, le redoutant déjà, que les mères elles-mêmes n’étaient que des divinités changeantes, radieuses un instant, surprises, tâtonnant dans l’obscurité, puis elles aussi tombant.

Alors à la manière du personnage de « L’homme recouvert d’algues », je me voyais aussi me noyant dans les aspérités des choses qui excédaient les légendes, les récits, les paroles et les connaissances, et sans jamais me noyer réellement cependant, je revenais, pas même marqué (je ne le serais que plus tard, comme nous tous enfin) ni couvert de la moindre des algues, dans le jour à nouveau et la vie qui bruissait à Tunis, dans le cours éternel des journées infinies sur la grande avenue Jules Ferry. Et dans ce merveilleux et très beau promontoire où se tenaient ma propre vie et le monde à nouveau déployés sur la grande avenue, à Tunis en ces années lointaines, il n’y avait pas alors davantage d’axe des vies que dans les mythes heureux jadis pour moi des hommes attendant et des héros mourant sous les remparts de Troie, hors dans le langage parfois, hors les récits courant vivants sur les lèvres des hommes.