mercredi 1er avril 2020

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > Voici la pierre où dormiront nos restes — I

Voici la pierre où dormiront nos restes — I

A l’invitation de quelques chapiteaux du Musée des Augustins à Toulouse

, Joël Roussiez

À la rencontre de quelques chapiteaux du cloître de la cathédrale St-Etienne, Toulouse, 1120-1140.

Dans la barque flottante (chapiteau Rameur dans un bateau, ou Les barques, prieuré Notre-Dame de la Daurade, >1250, Voyage de Brendan)

Sous le fouet à la rame, nous poussons la barque des anciens ; nous fuyons le rivage comme Brendan pour quérir la gloire de servir Ses desseins. Dans les contrées lointaines, nous espérons notre salut mais la mer démontée nous bouleverse tant les sens que beaucoup sont prêts à renoncer. Nous avons sorti le fouet pour éviter le retour. Nous subissons ainsi les voies qui se présentent et avec conscience nous ramons loin des côtes de notre pays. Parfois dans la froideur du ciel, le soleil nous inonde et sûrs alors de notre décision, nous offrons sans regret nos vies de pauvres manants pour la gloire de servir le Seigneur. Nous observons les eaux aux plis miraculeux, sous elles l’enfer bouillonne et voudrait noyer nos corps dans le naufrage catastrophique. Mais à la rame nous poussons l’embarcation car il nous faut fêter Pâques très bientôt. Cependant qu’avons-nous emporté ? Déjà nous mourrons de faim. Prions, prions qu’Il nous vienne en aide.

Alors parut la côte d’une île bienheureuse où paissaient des moutons. Quels moutons, mon Dieu, qui le croira : de la grosseur d’une vache et doux comme l’agneau ; le maître nous en offrit un très beau que nous emportâmes. A la rame, nous poussâmes encore quand se présenta une autre île toute de rondeurs et c’était jour de Pâques. Gloire à lui, ressuscité des morts, gloire à lui dont nous sommes la cause ! … Voici donc le rivage et le mouton sur cette île sacrifié. Nous te l’offrons Seigneur. Mais soudain l’île tremble, elle remue, elle bouge ! Vite, vite, il nous faut fuir ! C’est la baleine monstrueuse qui se réveille et voici qu’elle se prépare à plonger. Fuyons, fuyons ! Et sous le fouet à la rame encore nous poussons, depuis quand, depuis si longtemps que nous devons tresser nos cheveux grisonnants… Qui s’assoit sur le monde flottant doit lutter pour sa vie, quoiqu’un sage d’Orient sans dommage s’y laissât malmener…

L’accueil de l’amour (chapiteau cloître du prieuré de Notre-Dame de la Daurade, 1110-1130)

L’Amour enjambe le tombeau et par dessus la pierre son corps sacrifié lève le pied et tend la main puis, probablement, il s’élève jusqu’au ciel où l’accueille sa mère : dans mes bras, mon enfant, enfin te voici ! Et les hommes qui viennent au tombeau le trouvent vide, couvercle dérangé et linceul déchiré mais ils ne s’en étonnent : il est le bienheureux. Dans le drapé de leurs habits, frère Jean, frère Pierre, la musique des soies, on l’entend ; c’est la voix invisible qui chante alléluia, tout doucement, si doucement et pourtant sur le vent du désert, elle prend le pas et délace du serpent les étreintes furtives.

La neige peut tomber dans le désert de sable, la pluie dans le désert de glace, gloire à lui au plus haut des cieux ! Mon amour me voici, j’écarte ma main et reçois ton visage ; plus de larme, de soupir, dans mes bras je te réconforte. Il nous a quittés le Dieu et nous voilà, toi, moi, l’un contre l’autre pleins de tendresse… L’amour enjamba le tombeau, les Saintes se prosternent et sous la joie de l’heureuse nouvelle trépignent d’impatience à la propager. Viens contre moi, tout contre moi ; tu es l’ange qui m’accueille, je suis le bras qui réconforte. Tous deux dans le désert, allons jusqu’au tombeau, le pluie viendra quand il faudra et les peuples d’Afrique auront pour nous la gourde et la calebasse. Viens, sois sans crainte, le voyage n’est pas long jusqu’à la pierre où dormiront nos restes.

Oscillantes fortunes (chapiteau Hérode et Salomé, cloître de la cathédrale St-Etienne, Toulouse, 1120-1140)

Le grand roi te regarde et il tient ton menton ; c’est toi qui es petite et pourtant c’est lui qui se penche. Les filles dansent, les pères en perdent la tête. Il interroge ton regard mais tu es mystère pour lui car : grand désir de toi dans la barque de son corps. Oscillant donc le Roi devant toi qui voudrait te gronder mais ne le peut… Les tissus protègent les corps mais dans leurs plis ils suggèrent. La tête tourne à les suivre, le regard se perd et la danse des jambes, les courbes du torse, la chevelure qui vole : voici le charme épanoui ! Pauvre fillette, c’est la danse que tu aimes et les convives s’en réjouissent. Tu danses, tu danses avec tout ton cœur et tes forces sont neuves. Mais le Roi qui te regarde admirant les figures, se perd dans les formes de la femme qui naît et n’en pouvant plus promet, insiste, demande : oh, fais donc un vœu, je te donne ce que tu veux !
Et puis, c’est le festin, ta mère est réjouie, la tête de Saint-Jean sur le plateau d’argent est pleine de reproches mais qu’importe aux oreilles la voix qu’on n’entend plus ? Cependant, fillette qui sait ma pauvre que dans le lac gelé, la glace brisée sous le poids de ton corps de femme se refermera par le souffle d’un vent froid tout autour de ton cou gracieux … La vie des êtres en ce monde, certaines sont comme des pendules, toujours oscillantes au bord des ravins.

Le dit de Gilabertus (chapiteau Hérode et Salomé, cloître de la cathédrale St-Etienne, Toulouse, 1120-1140)

Le Roi se penche vers toi mais c’est comme un destin, il ferme les yeux et tenant ton menton entre ses doigts, il médite sur les impressions qui le troublent. « J’ai voulu davantage. Voici sa fille, les choses sont ainsi faites ». Sans souci excessif cependant, au festin qu’il offre, il participe en se tenant noblement, la main sur le genou, la cape couvrant l’épaule : c’est un roi digne de nous ! Pourtant derrière les yeux fermés se pressent des pensées : si je suis éminent, le dois-je à mon talent ? Ah, comme elle a bien dansé ! Et moi, je ne suis guère modeste… Le temps passe, les années et les siècles, Gilabertus est chargé de la taille mais on n’accable pas un Roi, modeste dans sa figure, sans désir pour la fillette, il sait en quelque sorte qu’il noue les cordes du sort. Le contremaître est satisfait des ornements : le Roi doit être grand mais Salomé ?

- je l’ai choisie petite ; elle est très jeune, le texte dit une fillette ; ses jambes, je les ai croisées à l’ancienne manière, c’est la posture qui convient à cette vieille histoire…

Et nous sommes satisfaits de ce diamant dont on tire ce qu’on veut, les ornements y invitent et pour contenter nos yeux la lumière modèle ainsi ses jeux. Soudain du Roi la pensée par un seul rinceau à trois plis saisit le turban d’un homme moustachu au festin d’Hérodiade invité tandis que dans le plat d’argent à l’autre bout la tête circule par deux fois… Et c’est ainsi qu’on tourne de la cause à l’effet, quoique les choses variables en leur complexité emportent dans les mines où somnolent des gemmes.

« J’ai aimé ta danse, fillette ; à tes vœux, je vais me plier » Le Roi ne l’a pas encore dit que le sort est jeté.