dimanche 31 juillet 2022

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Vers un nouvel état du discours - donner le change

Jean-Pierre Faye

, Jean-Paul Gavard-Perret

Bien avant que Derrida les mette à la mode Faye a placé en état critique les deux concepts fondamentaux qui ont recouvert et recouvrent encore une manière d’envisager l’art et la littérature. A savoir la déconstruction et le logocentrisme.

Bien avant que Derrida les mette à la mode Faye a placé en état critique les deux concepts fondamentaux qui ont recouvert et recouvrent encore une manière d’envisager l’art et la littérature. A savoir la déconstruction et de logocentrisme. L’auteur a mis en garde contre leur doxa et le contexte inquiétant de leur racine. Rappelons que le premier est la traduction du mot « Abbau » de Heidegger et renvoie à la pensée de la « race ». Le second se rapporte à l’idée d’un combat à mener contre les prétentions de la raison selon une théorie de Ludwig Klages, psychiatre désigné par Goering comme maître en ce domaine.

Cette critique capitale de Faye ne le fit pas pour autant se replier dans des moules préétablis. Bien au contraire. Prit naissance un travail narratif où surgissent des possibilités d’intervention sur le non-dit des discours, sur leurs faces sombres et leurs parties cachées. C’est pourquoi chez l’imagination n’est en rien une chose morte et trouve une spécificité : elle est là pour utiliser les manques, les omissions, les censures, les états « impossibles » des narrations admises qui les bloque dans leurs prétendues compétences et canons théoriques.

Puisant ses thèmes dans le passé elle a pour fonction de « subjectivé » une dimension nouvelle de la philosophie qui n’est plus présentée dans la référence de seuls traités. Il en va de même pour le roman. Pour Faye les liaisons traditionnelles du genre ne sont plus en mesure de prendre en compte les impératifs et les contraintes du réel. Ils sont tout juste capable de rapporter un récit communicable de manière commune sans ce que Jean-Claude Montel nomma dans « la littérature pour mémoire » des « composantes dynamiques ».

La poétique de Faye - contre l’illusion expressive d’un dandysme pessimiste qu’un Claude Simon combattit à la même époque - envisage à la fois les questions de l’existence et du récit selon de nouvelles voies. Chez l’auteur l’imaginaire est paradoxal et ne s’oppose pas à une forme de rationalité. Il ne témoigne pas de son appauvrissement mais de sa revitalisation. Il ne dépeuple en rien la raison : elle lui permet de trouver à travers la fiction comme la philosophie une narration qui en ses cassures ouvre sur des abîmes. Il s’agit non de les laisser vacant mais de les comprendre afin de mettre fin à des déterminismes autant politiques que littéraires.

Faye propose donc un nouvel état de la prose, un nouveau change. L’ambition est grande, les livres difficiles. Ne pas se contraindre aux contraintes imposées ne doit pas se replier dans un nouveau jeu d’apparence. La narration est un fait objectif, un objet qui change mais qui en même temps ne peut se réaliser sans un certain « je » qui la crée et l’impose. Elle est donc individuelle mais se veut ouverte à sa propre objectivité.

L’œuvre à ce titre est restée dans l’ombre car la critique ne savait qu’en faire. Les philosophes l’ont purement ignorée. Chez Faye aucune vérité n’est donnée dans une recherche qui est à la fois la projection d’un devenir et le creusement d’un monde. D’où l’émergence d’une sorte de « fiction de philosophie », d’une « poésie de la philosophie ». Elles se refusent à un rapport de simulation avec le réel, de mimesis avec le lecteur. Faye en appelle implicitement par le « délit de légender » à légender la légende de l’histoire du monde.

La fiction fait donc le procès de la fiction comme du réel. Faye arrache donc le récit à la simulation, il montre les limites de tout discours et de toute métaphore. L’auteur détrône la forme de véracité du récit et c’est pourquoi afin de parler de ce texte comme de tous ses récits le mot « poésie » car ils proposent une « expérience hérétique ».

Dans Le corps miroir, il n’existe plus de réalité supposée préexistante. Le discours est là pour mettre à mal non forcément l’histoire mais le socle de ses fondements. La fiction ne crée plus un agrégat de sens mais une concaténation tout en luttant contre la décontextualisation par une série de démontage (ce qui est bien différent). Le vertige casse une composition figurale en créant une suite de décrochages capables de mettre à nu des schèmes premiers. Pour lui forme et chaos restent distincts. Et il reprend dans ses textes une idée majeure de Beckett : « La forme devient une préoccupation parce qu’elle existe en tant que problème distinct de ce qu’elle exprime. Trouver une forme qui exprime le gâchis telle est maintenant la tâche de l’artiste ».

Nous nous retrouvons bien loin de l’habituelle fiction « à la française ». Le fameux roman miroir que l’on promène le long d’une route, la narration « véridique » sont renvoyés à une préhistoire. L’espace euclidien comme le temps chronologique font partie aussi du grand déménagement entamé par l’auteur pour une nouvelle géométrie de l’espace littéraire un espace riemannien et quantique dont le titre du livre signe une des formes majeures. L’ovale met à mal la linéarité dans un mouvement perpétuel mais qui ne tourne pas forcément « rond ».

Le langage devient avec Faye ce que le langage retient loin de la pure individualité. A savoir un mouvement pré-individuel qui met en branle l’ensemble des pratiques sociales, politiques et poétiques. L’Histoire politique n’est plus une chose abstraite, individualisée dans une croyance naïve et volontariste d’une prétendue aventure individuelle et n’appelle plus les effets de déformations et d’occultations privilégiées par les mass-médias comme par la critique officielle (Le Monde, Télérama mais aussi des revues « spécialisées » comme la Quinzaine Littéraire par exemple) au service d’une idéologie molle. Faye est donc de ceux qui ont cassé le lourd et pesant édifice romanesque et philosophique. Toutes les perspectives des discours, leur pourquoi, leur comment en sont bouleversés. Ils ne sont plus ce qu’ils sont car ils ne cessent de changer.

Jean-Pierre Faye, Le corps miroir, Pré­face de Michèle Cohen-Halimi, édi­tions Nous, Anti­phi­lo­so­phique Col­lec­tion, Paris, 2020, 192 p. — 18,00 €.