dimanche 28 mai 2023

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Vaiere Mara, un enfant de Rurutu

, Jonathan Bougard

Saluons dans Mara, aujourd’hui homme de Raiatea, un incontestable sculpteur polynésien moderne, un artiste dont les œuvres se trouvent être l’expression authentique d’un tempérament qui a su traduire des conceptions à la fois traditionnelles et mythiques du passé tahitien.
Patrick O Reilly, Bois légendaires de Mara, sculpteur tahitien

L’Archipel des Australes se situe au Sud de Tahiti, il est composé de cinq îles hautes principales, Tubuaï, Rimatara, Raivavae, Rurutu, Rapa et d’un certain nombre d’ilots déserts. Chacune des îles Australes possède sa culture et sa langue propre. Quatre des cinq îles hautes sont aujourd’hui reliées au reste de la Polynésie par un aéroport, à l’exception de Rapa, qui reste l’une des îles les plus isolées du Pacifique, encore régie par un conseil de sages.

Rurutu est une île reculée de l’archipel des Australes peuplée tardivement entre le dixième et le treizième siècle par des navigateurs venus des Tonga. Le 13 août 1769, la capitaine James Cook est en vue de l’île sans pouvoir y débarquer, en raison de la houle. Les premiers européens à y mettre les pieds sont probablement des baleiniers. Les conséquences de ces contacts sont des affrontements et des épidémies qui ramènent la population de l’île, selon les sources, de 3000 à 6000 habitants à la fin du dix-huitième siècle, à entre 200 et 600 en 1820. En 1834, Moerenhout écrivait : « Rurutu et Rimatara … de 1000 à douze cents habitants qu’avait chacune d’elles, il leur en reste à peine aujourd’hui 200 ; et, pour comble de malheur, par une singularité fatale, la maladie ayant frappé l’un des deux sexes plutôt que l’autre dans les 2 îles, il ne se trouve presque plus que des hommes à Rurutu, tandis qu’à Rimatara il n’y a guère que des femmes qui aient échappé au fléau. » Croyant à une malédiction, une partie des survivants construisent une goélette. Ils quittent l’île et finissent par aborder à Raiatea, où ils entrent en contact avec les missionnaires de la London missionary society. De retour dans leur île natale ils ont vite fait de convertir toute la population au protestantisme. Tous les marae et les anciennes sculptures sont détruits dans la foulée. Les habitations traditionnelles sont délaissées au profit de construction en dur et blanchies à la chaux, qui donnent aux villages un caractère parfaitement européen. Les Australes deviennent de grands producteurs agricoles. En 1893, peu après l’entrée des Australes sous le protectorat français, un recensement fait état de 730 personnes, dont 200 à Avera. En 1940, la population de l’île culmine à 1200 habitants.

Rurutu reste un petit royaume indépendant jusqu’en 1900, date de l’annexion par la France. Le droit coutumier s’est appliqué à Rurutu jusqu’en 1946, date du changement de statut de colonie à Territoire d’Outre-Mer. La loi française y est alors appliquée et les habitants obtiennent la nationalité française.

La fameuse sculpture du British Museum, figurant le réceptacle d’un grand dieu polynésien, et qui est-elle même ornée de multiples divinités, est sans doute originaire de Rurutu, note Patrick O Reilly dans l’introduction de son ouvrage Mara sculpteur tahitien. Il en dit un peu plus dans le texte « De la notion de faux dans les collections d’objets océaniens » (Journal de la société des océanistes, année 1970) :

« Très vite, à la suite de ces premières visites, des outils de fer furent introduits qui mettaient un terme à certaines techniques. Des gouges, des ciseaux, des compas, des limes apparaissent dans les îles et vont faire partie de l’outillage normal du sculpteur. Suivis un jour de meules-émeri et de tours.

Les objets sont alors fabriqués par les indigènes pour leur usage personnel, avec des instruments de métal.

Pour ne citer qu’un seul exemple, la fameuse statue de Tangaroa, envoyée en Angleterre par les missionnaires de la Société Missionnaire de Londres et provenant de Rurutu, aux îles Australes, en Polynésie française, est certainement une pièce de basse époque. L’obsidienne n’existant pas à Rurutu, il a fallu un outil en fer pour obtenir les entailles séparant les doigts de Tangaroa, ou le modelé anguleux de certains détails des membres des petites divinités qui parsèment le corps. Le rédacteur du catalogue du British Muséum ne s’y est pas trompé, qui a écrit : « XVIIIe ou XIXe siècle ». C’est une fort belle pièce, mais elle est incontestablement pour nous d’une époque postérieure à Cook. »

Jean Guiart, qui eut l’occasion d’examiner de visu la dite sculpture se montra plus catégorique, en relevant des traces de gouge métallique, ce qui la lui fit attribuer aux mains d’un de ces baleiniers européens imaginatifs, experts dans l’art de sculpter les dents de cachalots, et qui faisaient commerce des têtes maori tatouées…

On découvre une attribution plus poétique dans les Puta Tupuna, registres ancestraux familiaux rédigés à Rurutu entre les années 1885 et 1890, et dont le contenu relève pour une part de mythes et de l’autres de la chronique. Le mythe d’Amaiterai est repris dans la plupart des Puta Tupuna. Voici un bref résumé de la transcription qu’en dresse Alain Babadzan (journal de la société des océanistes, année 1979) :

Amaiterai est le fils du arii de Rurutu, Teuruarii. Celui-ci lui ordonne de quitter l’île à la recherche du Dieu de sagesse. Sa quête le conduit de Tahiti en Chine, puis en Angleterre, où il obtient le dieu de sagesse, à savoir la trinité Roometuaore, Auraroiteata et Te Atuaiteroa. Amaiterai s’en retourne aux Australes en passant par la Nouvelle-Zélande et les îles Cook. Il prend la succession de son père, devient le arii de Rurutu et décide d’instituer le culte du Dieu de sagesse. Son peuple lui demande à voir « de ses yeux » ce nouveau dieu, alors Amaiterai sculpte le fameux tiki de Rurutu aujourd’hui connu sous le nom de AA.

Mythe ou réalité, ce qui nous intéresse dans cette histoire, c’est l’instant où apparaît ce tiki singulier, qui fait transition entre deux âges, les anciens cultes et le protestantisme. Cet instant que Vaiere Mara va incarner lorsqu’à son tour, il abandonnera la sculpture de tiki pour des raisons religieuses, et deviendra le premier sculpteur polynésien moderne. Cet instant qui semble devoir revenir pour chaque artiste polynésien, et où les meilleurs restent encore aujourd’hui coincés, à l’image d’un Teva Victor, un des rares sculpteurs polynésiens ayant l’ambition de sortir de l’artisanat, qui réalisant des visages moitié tiki moitié humains, se positionne exactement à l’intersection des deux sculpteurs Mara : le sculpteur de tiki et le sculpteur moderne.

A l’hôtel de ville de Moerai, on peut admirer la réplique du fameux tiki A’a. Le registre de l’état-civil de la mairie de Moerai nous apprend que Vaieretiai Mara est né à Avera le 31 mars 1936 et décédé à Papara le 31 juillet 2005. Son père s’appelait Teriimatau Rururahi Teriimataae MARA, né en 1909, sa mère Tiare Tapeta (1909 1940). Le couple a eu quatre autres enfants, tous des filles. Après de décès de sa première femme, le père de Vaiere Mara se remarie avec une jeune femme qui lui donnera six autres enfants.

Ses ancêtres étaient charpentiers de marine de génération en génération. C’est-à-dire des fabricants de pirogues qui ont mis un terme à certaines techniques ancestrales suite à l’introduction des outils en fer. Dans les temps anciens on pouvait plus facilement obtenir une pirogue par combustion lente du bois, qu’en utilisant des herminettes.

En 1883, des goélettes de Tahiti continuent de desservir l’archipel des Australes, mais la prééminence de celles des Australes et notamment de Rurutu est évidente. Chaque district de Rurutu arme sa propre sa goélette : Avera, Moerai et Auti, avec la Vahine Avera, la Manureva et la Toerau.

Docteur d’état en droit et membre de la Commission française d’histoire maritime, Adrien Degage a étudié le sujet de la desserte des Australes au dix-neuvième siècle. Il recense 21 goélettes construites par les îles Australes et pour leur usage entre 1840 et 1940. Selon lui, 10 le furent par Rurutu. (Les goélettes à voile des îles australes, Alain Degage 1990.)

Vaire Mara — Tête d’homme au chapeau en corail fossile évidé

Hervé Danton qui a creusé le sujet donne un total d’au moins 44 goélettes, originaires des Australes sur la période 1840-1920. Sur ce nombre, il en comptabilise 22 pour Rurutu. Rurutu devient l’île dominante à compter de l’année 1858, 9 de ses 22 goélettes sont construites entre 1858 et 1869, 7 de ses 22 goélettes sont construites après l’année 1890. Cette domination ne s’arrêtera pas avant 1943. Rurutu arme jusqu’à 3 goélettes en même temps, une par village. Nous ne connaissons le devenir exact que de 20 goélettes sur les 44 recensés. Hervé Danton suppose la disparition des 24 autres en mer.

La concurrence était donc rude. Aucune réglementation ne venait tempérer le nombre de ces unités qui transportaient jusqu’à 50 tonnes de marchandises : coprah, animaux et autres productions agricoles. La conversion éclair au christianisme de ces districts traditionnellement rivaux semble avoir fait glisser les anciens combats guerriers vers une espèce de lutte économique. Si chaque district avait besoin de son propre moyen de communication avec l’extérieur, on imagine aisément que ça n’était pas pour aller se promener. C’était pour faire du commerce au meilleur prix, sans avoir à passer par des intermédiaires gourmands. Tout était géré au mieux par de grandes familles terriennes, et les Australes jouaient déjà un peu de rôle de grenier à grain des établissements français de l’Océanie, favorisées par un climat plus propice au maraîchage et l’implantation de nouvelles cultures comme le coton, sous l’impulsion des missionnaires. Activités dont la population tirait de notables revenus.

La mémoire de Terooeata dit Metuaaro (1878 1959), grand-père de Vaiere Mara, est restée très vive à Avera et fait partie intégrante de l’histoire des villageois. Frère de Atora Mara (1862 1958), Metuaaro avait construit de ses mains la goélette Va’ine Avera (La dame de Avera), dont le premier voyage est signalé le 18 janvier 1905 (4 sur cette année). Elle effectue 4 voyages en 1906, autant en 1907, 3 en 1908, et autant en 1910 et disparut corps et biens au retour de Tahiti vers Rurutu, lors de son dernier voyage au départ de Papeete le 20 octobre 1910. (La desserte des Australes de 1840 à nos jours, Hervé Danton, BSEO N° 307-308, Août/Octobre 2006).

Le naufrage de Va’ine Avera a servit de thème à un spectacle de danse traditionnelle de la troupe Rurutu Tumu Hau no Avera (l’arbre de paix de Avera) ayant représenté Rurutu au Heiva de Tahiti en 2013 (Auteur du thème Sunema Mairau). Voici le résumé du thème, qui donne le premier rôle à Atora Mara, la tante de Vaiere :

Au large de Rurutu
Suite au naufrage de va’ine Avera
Atora resta silencieuse et triste
Elle pleura son bien aimé et son fils disparus dans le naufrage
Les cloches sonnèrent à sa demande
Celle qui fut notre mère

On trouve le récit des derniers jours de Atora Mara dans l’ouvrage La terre dans l’archipel des îles Australes : Etude du pluralisme juridique, de Tamatoa Bambridge. Ses derniers mots ont été : Il y a des choses qui sont cachées. Elle avait 96 ans. En ce qui concerne la transmission des savoirs et des terres à Rurutu, Tamatoa Bambrige parle d’une véritable « éthique du silence ».

Le récit de la disparition de la goélette Va’ine Avera est consigné de manière assez romanesque par Taaria Walker dite Pare, Auteur de Rurutu, mémoires d’avenir d’une île australe publié aux éditions Haere Po en 1999 :

Cette goélette a été construite par les Rurutu en 1910 ; elle suit la ligne Australes-Tahiti habituellement, mais elle va à Huahine pour la cueillette du kapok et aussi aux îles Cook pour des charters de marque. Les Rurutu projettent de construire un temple et font l’honneur à la goélette Va’ine Avera d’accomplir la précieuse mission d’aller à Tahiti choisir et ramener à Rurutu tout le nécessaire pour la réalisation de la sainte maison.

Un comité est élu, parmi les sages (ati arai’a), parmi les meilleurs artisans, maçons, charpentiers, sculpteurs ; parmi les membres de l’Église les plus dignes, diacres, porte-parole, trésoriers ; parmi les princes, les chefs, les pêcheurs, les guerriers, les ’arioi, tous experts et de réputation irréprochable. Toutes les disciplines de l’île sont représentées dans ce comité, mais aucune femme n’est admise à participer à ce voyage. Après les rites particuliers accomplis en son honneur, tout ce beau monde quitte Rurutu. […]

Au bout d’un an, aucune âme n’apparaît, Rurutu est en deuil. Les arai’a passent leur temps en prière sur les marae dans les grottes et offrent de généreux sacrifices à leurs dieux. Les pasteurs chrétiens ordonnent des jeûnes répétés et des journées entières de prières dans les maisons de paroisse. Femmes et enfants se plaignent de la longue absence des maîtres du foyer. D’un commun accord, la population met en place dans chaque village un local où l’on entasse nourriture, linge, ustensiles de cuisine et tous objets susceptibles d’être utiles aux veuves, aux orphelins et aux parents des absents. Rurutu pleure la colossale perte en vies humaines qui touche son royaume. […]

Un jour une vieille femme du nom de Inaite est possédée par une légion d’esprits. Elle convoque toute la population pour lui transmettre des nouvelles de Va’ine Avera. En transes, la femme frisonne et est secouée de convulsions, elle produit le son d’une conque et se met à parler avec la voix du capitaine. Puis elle s’adresse aux parents de disparus, un a un, ils parlent à travers elle avec leur propre voix. Tout le monde se met à hurler et cette hystérie dure jusqu’au premier chant du coq. Epuisée, la vieille femme s’écroule, inerte. Lorsqu’on la réanime à grands coups d’eau de Cologne, elle n’a aucun souvenir de la scène qui vient de se dérouler. Toute la population de l’île accourt et la scène se reproduit trois nuits de suite, jusqu’à ce que chacun ait pu avoir des nouvelles de ses chers disparus. Au terme de la quatrième séance, ne manque plus à l’appel que Vaitoare Va’ine, résidante de Moera’i. Cette dernière est une fervente chrétienne qui voit d’un mauvais œil les pratiques sataniques de ses compatriotes. Elle accepte cependant d’aller écouter la vieille, non pas pour entendre la voix des génies du mal mais par compassion, afin de la débarrasser de ses ignobles locataires. On apprend alors que les disparus ont reçu le châtiment d’une vague scélérate haute comme Rurutu pour s’être approprié ce qui restait de l’argent du temple, après l’achat des matériaux de construction... Ainsi s’achève l’existence de la goélette Va’ine Avera.

On imagine le coup porté à Metuaaro Terooatea Mara par la disparition corps et bien de Va’ine Avera, alors qu’il était déjà marié et père de quatre enfants. Dans les années qui suivent il donne naissance à trois nouveaux enfants. Un nouveau coup du sort le frappe en 1917 avec le décès en couches de sa femme Apa Roomataaroa, qui lui laisse une dernière fille Opunui, et sept enfants à nourrir. Metuaaro n’est pas homme à se laisser abattre, il se remet à l’ouvrage. Dans la maison familiale de Rurutu maintenant occupée par Vaihi Mara, cousin germain du sculpteur qui ne parle que la langue Rurutu, on conserve encore aujourd’hui la lame de la grande scie qui était son principal instrument de travail, ainsi que le grand umete dans lequel il faisait lui-même le pain pour la maisonnée, entre autres reliques. Et dans le jardin, derrière la maison, on montre au visiteur la tombe du charpentier-armateur, en lui louant les qualités du patriarche.

En 1924 la goélette Matieura prend du service. On imagine qu’un chantier de cette envergure a bien dû occuper Metuaaro une dizaine d’années, puisque d’après la tradition familiale il a réalisé le bâtiment tout seul. Son fils aîné Teriimatau Rururahi Teriimataae Mara, le futur père de Vaiere est encore adolescent, trop jeune pour endosser le rôle de capitaine, mais il commence à naviguer. Le reste de l’équipage est probablement membre de la famille. Dans les années 1940 Matieura sera motorisée. A quinze ans à peine le jeune homme est déjà marié avec Tiare, la future mère de Vaiere, mariage traditionnel permit par les lois coutumières. Lorsque Vaiere voit le jour en 1936, le jeune couple a déjà eu trois filles.

Le père de Vaiere est un jeune marin toujours au large. En plus de la liaison Avera Papeete, Matieura a repris les activités développées par Va’ine Avera : cueillette du kapok aux îles-sous-le-vent, ce fruit du fromager dont on tire une fibre utilisée pour remplir des matelas confortables et chauds populaires en Europe, activités de charters aux îles Cook… . Les goélettes concurrentes Tumu Hau et puis Manureva ont fait naufrage à Tupuai. Le capitaine était alcoolisé et entouré de plusieurs nanas. Anetu Tehio, le seul Rurutu qui savait naviguer au sextant... Matieura doit désormais souvent se charger des marchandises des trois districts.

Vaiere Mara — Buste de femme en corail fossile

Lorsque Tiare décède en donnant le jour à Urarii, une dernière fille, le père est au large. Elle laisse cinq enfants en bas âge, quatre filles et un garçon. Le grand-père Metuaaro avait déjà sept enfants à sa charge. Les enfants sont confiés à la garde de sa sœur Atora, qui avait perdu son époux et son fils dans le naufrage de Va’ine Avera. On imagine que Metuaaro a joué un rôle dans le fait que son fils reprenne vite une épouse qui puisse s’occuper des enfants.

Rururahi se remarie avec une femme plus jeune et reprend le large, la laissant s’occuper des enfants. Et le jeune Vaiere, chouchouté par ses grandes sœurs, devient la bête noire de la belle-mère. Elle le prive de nourriture, et parce que c’est le seul garçon le charge des tâches les plus pénibles. Elle l’envoie chercher de grandes quantités d’eau dans la montagne et s’il lui arrive de revenir en ayant fait chavirer son chargement elle le fouette. Le garçon est battu à tout propos, au moindre prétexte. La femme passe ses nerfs dessus.

Cette situation pénible a duré jusqu’à ce que le jeune garçon n’en puisse plus et s’enfuie en courant dans la tarodière voisine, où il est tombé sur son père qui revenait du large. Constatant que les choses n’allaient plus, celui-ci a été confier l’enfant à Metuaaro, qui l’a faamu à partir de ce jour. Dans la foulée les quatre sœurs de Vaiere ont été placées chez leurs tantes Atora et Mareta.

Mara passe ses années d’enfance à Avera. On est en pleine seconde guerre mondiale et l’école n’est pas obligatoire. Il n’y a que trois classes : la classe des petits, celles des moyens et celles des grands. Seul le chef de poste qui faisait office d’administrateur avait quelques informations sur le conflit. On ignorait tout, mais c’était la belle époque pour les enfants. On se déplaçait sur Tahiti en bateau à voiles. En 1947 les avions militaires américains basés à Bora Bora passaient au-dessus de l’île par vagues de six. Sur l’île on les appelait les enfants des dieux et on faisait des signes aux pilotes.

Les vieux qui l’ont connu se souviennent de Vaiere comme d’un garçon un peu efféminé. A l’âge de huit ans on vous donnait une bêche, un coupe-coupe, une lime et un sac de jute pour ramener de la nourriture à la maison. Tarodière obligatoire, mais Mara préférait tresser des paniers et des chapeaux.

Aujourd’hui encore ce qui frappe lorsque l’on pose le pied sur cette terre vraiment reculée, petite île perdue dans un immense océan, c’est ce caractère communautaire coutumier. Partout au bord de la route des fruits appétissants à portée de la main, et la première chose que l’on vous dit c’est que vous pouvez vous servir. Tout ce qui pousse sur l’île appartient à la communauté. D’ailleurs tout le monde est cousin sur cette île.

Vaiere Mara a grandi dans le monde polynésien des anciens temps. Pas le monde polythéiste des cérémonies sur les marae non, celui-là a disparu pour de bon un siècle plus tôt. Enfin pas complètement à Rurutu. Si les cultes avaient laissé la place à l’évangile, les anciennes lois restaient en vigueur concernant tout ce qui relève du droit.

Mara rejoint l’école centrale à Tahiti en 1947. Il est boursier comme tous les Rurutu. A l’école centrale on pratique le football. Ses condisciples conservent des souvenirs mémorables de Mara footballeur. Au football il allait tout droit, il n’avait pas le sens de l’orientation. Il tapait fort dans le ballon mais l’envoyait n’importe où. Alors on le mettait gardien de but. Il avait un style personnel vraiment incroyable, quand le ballon venait sur lui il l’attrapait mais lorsqu’il allait à droite ou à gauche il restait indifférent alors tout le monde se fâchait contre lui. Au terme de deux années d’internat le jeune boursier obtient son certificat d’études et puis retourne à Rurutu où tout enfant masculin est censé travailler dans la tarodière et pêcher.

Vaiere Mara —Tahitienne

A Rurutu à l’époque on organisait des mariages entre famille, où les jeunes mariés n’avaient pas leur mot à dire. Tout était organisé par les anciens, afin de conserver les terres dans la famille. La famille avait ainsi décidé de marier les sœurs aînées de Mara, qui étaient en âge, avec leurs cousins. Une avait refusé et les deux autres avaient tout simplement quitté l’île pour Tahiti. L’aînée de ses sœurs, Tavai Mara, était ainsi restée avec le propriétaire du magasin Ha Tioni sur le quai à Avera. Le couple avait acheté un terrain à Vaininiore Tahiti. C’est à ce moment-là que Mara est retourné à Tahiti pour aider à construire la maison de sa sœur. Ses sœurs lui ont expliqué que c’était une manière de lui faire échapper au mariage traditionnel.

Nous sommes début 1956. A 17 ans la jeune Marie-Madeleine Tane rencontre Vaiere Mara à bicyclette, sur la route du lycée Gauguin. Il va avoir 20 ans et lui aussi va toujours à l’école, dans un centre où on travaille le bois à côté du lycée Gauguin à Papeete. Son professeur de sculpture est aussi inspecteur de police, le marquisien Joseph Kimitete, né en 1919 à Nuku Hiva, qui sera plus tard membre de l’Académie tahitienne, Fare Vanaa de vingt membres inauguré le 2 juillet 1974 avec la mission de lutter contre l’appauvrissement et la déchéance de la langue. Bien oublié aujourd’hui, Kimitete a beaucoup œuvré pour la transmission du patrimoine marquisien. Voici la brève notule qui lui est consacrée dans le dictionnaire de cette académie :

Ce sculpteur traditionnel dont le renon s’étend à tout le Pacifique, de Hawaii à l’Australie, est originaire de Nuku Hiva, aux Marquises. L’académie a sans doute voulu honorer également en lui l’artiste et le dialecte marquisien.

Kimitete exposait à Paris et il décora de nombreux grands hôtels à Hawaii. Il habitait Arue, non loin de chez Mara. S’il a transmis les bases techniques de la sculpture sur bois à Mara, ce dernier n’a pas été réceptif aux machines qu’utilisait le marquisien pour produire du tiki en série. Kimitete réalisait des tables, des portes, des tiki, de casse-tête et des umete. S’il jouissait d’un certain renom, ce sculpteur n’a jamais cherché à innover. C’était un artisan d’art qui ne signait pas ses créations.

Vaiere et Marie-Madeleine étaient amoureux. Lorsque Mara est sorti diplômé de l’atelier de sculpture sur bois de Kimitete, le jeune couple a loué une petite maison en bord de mer à Arue, avec un jardin et des arbres fruitiers. En 1956 est né un premier garçon, Michel. Mara a eu besoin de davantage d’argent pour subvenir aux besoins de sa famille. Payer le loyer, du lait pour le bébé, et surtout du Bison et de la bière. Mara et sa jeune femme étaient alors de gros fumeurs, et ils buvaient sec.

Mara aurait travaillé quelques mois comme instituteur suppléant avant d’intégrer les ateliers de la SONABO, Société de la Nacre et du Bois des Iles de René Pailloux, qui le payait 2500 francs par semaine pour sculpter des tiki marquisiens et graver des nacres. Dans la journée sa jeune concubine Madeleine allait pêcher sur le récif.

Dans les années 50, on trouvait à Tahiti des sculptures de Mara chez Pailloux, un homme de goût, qui animait, sur le quai, un magasin de curios, installé dans les boutiques en bois qui ont flammé depuis, à l’emplacement du Vaima actuel. Pailloux, avec son âme généreuse d’apôtre de l’Art, avait même attiré Mara dans une sorte de phalanstère polynésien où il avait groupé une équipe d’artisans, formée surtout de graveurs de nacres, auxquels il avait apprit un métier qu’il connaissait bien et dont il exigeait, avec une lucide et persévérante exigence, un travail de qualité.

Les artisans de la SONABO, de la Société de la Nacre et du Bois des îles, travaillaient dans une modeste bicoque de parpaings, peinte à la chaux, dans le quartier de Vaininiore, si j’ai bonne mémoire. Mara, un temps, fut associé à cette équipe. Pailloux aurait même envoyé en France une dizaine d’œuvres de Mara lors d’une exposition consacrée à l’artisanat dans la France d’Outre-Mer. Elles y furent remarquées. Ce serait un problème de savoir ce qu’elles sont devenues… (Patrick O’Reilly, Bois légendaires de Mara)

Il fallait être polyvalent chez Pailloux : il fallait d’abord nettoyer les nacres, dégrossir le bois, il fallait savoir graver et découper les nacres pour les assembler en figures stylisées ornant des lampes veilleuses aux socles en bois, il fallait être menuisier, savoir orner le bois de motifs marquisiens. Mais très vite le jeune Mara s’est révélé être un sculpteur de tiki particulièrement inventif. Au point que son employeur expédia une dizaine de ses créations en France lors d’une exposition consacrée à l’artisanat dans les Outre-Mer. Ou elles auraient été remarquées.

On connaît une photographie du premier employeur de Vaiere Mara, le maître artisan René Pailloux, devant son curios d’art, bois et nacre du centre Vaima de Papeete. Magasin qui a brûlé lors du grand incendie des années 60. Sur cette photo rare, on voit l’homme de la SONABO (Société des Nacres et des Bois des îles) encadré de grands poteaux bruts sculptés dans le style de l’époque du tout jeune sculpteur Vaiere Mara.

Lorsque le jeune Vaiere Mara sculpte des tikis pour Pailloux à la fin des années 1950, les ateliers de Pailloux à Vaininiore disposent d’un quasi-monopole de cette création artisanale et de sa commercialisation dans les magasins de curios de Pailloux.

Vaiere et Marie-Madeleine s’unissent par les liens du mariage à Arue en 1960. Année de la naissance de leur deuxième enfant, une fille, Jeanne. Aussitôt après le mariage, Mara commence à étudier la bible avec les témoins de Jéhovah. En 1961 les témoins publient pour la première fois leur propre version de la bible : La traduction du monde nouveau des saintes écritures. L’organisation enseigne l’imminence d’Armageddon, la fin du monde. Mara a grandi dans une île loin de tout et se retrouve dans un Tahiti en pleine métamorphose. La guerre froide entre les grandes puissances est à son comble. Un autre garçon voit le jour en 1961, Maurice. Mara se fait baptiser en 1962.

Son appartenance à cette secte s’est traduite par une heureuse influence sur une production qui, devenue plus régulière, est actuellement commercialisée à Tahiti par des marchands chinois, avec tous les avantages et les inconvénients de cette mise en condition. (Patrick O’Reilly, Bois légendaires de Mara).

Au début des années 1960, lorsque Mara est baptisé témoin de Jéhovah, il doit renoncer à son activité d’artisan sculpteur salarié, la représentation de divinités marquisiennes allant à l’encontre de ses croyances chrétiennes. Du même coup il renonce aux bois précieux et aux nacres mis à sa disposition par les ateliers Pailloux, et doit se procurer la matière première pour créer à son propre compte.

Marie-Madeleine se souvient d’une crise du sculpteur, qui se grattait la tête pour trouver une solution. Il passe des heures à feuilleter des magazines, regarde les visages des mannequins en sculptant dans l’air avec ses mains. Des mois durant, Mara modèle ainsi dans le vide. Six mois sans sculpter. La vieille dame rit encore en se souvenant de ce spectacle étrange… C’est une période de crise décisive. La forme et la matière se heurtent, des corps surgissent du fond païen des âges et se métamorphosent en icônes renaissantes, mais ça n’est pas si simple, ça naît dans la douleur, comme si on lui ouvrait la tête pour en sortir un magma de pensées qui doit refroidir avant de pouvoir s’organiser…

La première œuvre de Mara identifiée avec certitude est une paire de bustes probablement taillés dans un même tronc à la teinte miel clair, datés 1961 et localisés à Tahiti. Le premier buste représente une vahiné à l’hibiscus qui montre les dents. Le deuxième deux femmes et un enfant. C’est la première mère à l’enfant connue signée Mara. Ces sculptures sont bien lisses et ont quelque chose d’indonésien, rien de marquisien. La vahiné à l’hibiscus ressemble à Madeleine Mara, même forme du visage, même regard, ce qui permet de déduire que sa jeune femme posait alors sur lui, ce dont elle n’a jamais parlé de son vivant. En 1961 Mara avait 25 ans et il faisait donc déjà autre chose que du tiki marquisien, il avait déjà trouvé son style propre et deux de ses thèmes les plus souvent déclinés, la vahiné à l’hibiscus et la mère à l’enfant. Mara a probablement commencé à signer ses œuvres à partir du moment où il a arrêté de faire du marquisien et s’est trouvé contraint de se forger un style, pour des considérations religieuses à la base. On ne connait aucun tiki signé Mara. On ne signe pas un tiki.

Vaiere Mara — Détail d’un bas relief en bois conservé au ministère du tourisme polynésien

En 1962 le sculpteur adopte une fille, Gina, reconnue Mara. Une fille toute blanche dont la maman est à Raiatea, sans ressources pour l’élever. Mara a eu cinq enfants plus une fille faamu. Deux sont morts, dont cette fille faamu qui était vraiment blanche, Gina. Le sculpteur l’avait reconnue Mara et élevée comme sa fille.

1962 est donc une année charnière. L’année où le sculpteur renonce définitivement aux tiki marquisiens en se faisant baptiser, et où il reconnait cette fille toute blanche, dont il n’est pas le père biologique. 1962, année charnière dans la vie de Mara, mais aussi curieusement dans l’histoire de la Polynésie. C’est l’année de l’ouverture de l’aéroport international de Faaa et aussi du tournage du film de la MGM les révoltés de la Bounty.

Après le triomphe du christianisme au début du quatrième siècle, on considéra que la sculpture antique était habitée par le démon. On commença à mettre en morceaux les chefs-d’œuvre. Une statue n’est pas seulement une image, elle peut être imprégnée d’une mystérieuse magie. Témoignant d’un paganisme vaincu, ces objets sont les ennemis de Rome, qui préconise de neutraliser par le feu les maléfices contenus dans la pierre et le bois.

Le jeune Mara se tourne vers le reste du monde. La Polynésie vit son premier contact massif avec l’occidental, sa civilisation et son argent. L’ouverture du Centre d’Expérimentation du Pacifique va amplifier ce phénomène. 1962 c’est l’année de la fin du Tahiti aux temps anciens. C’est l’année du contact, le grand choc, les champignons atomiques des essais aériens à partir de 1966. Le deuxième tir porte le nom évocateur de Tamouré.

Le jeune sculpteur qui a grandi dans son île reculée des Australes, où il n’y avait pas de route de ceinture, il fallait cavaler à cheval jusqu’au village voisin, le monde était en guerre mais le savait-on, se retrouve en contact avec une société en pleine mutation, où l’argent va couler à flots… Il a certainement eu affaire avec l’équipe de la MGM, en tournage tout près de son domicile de la baie de Matavai, et dont se souvient bien Chief Miko…

En 1962, à 26 ans, Mara est le jeune père de quatre enfants. Michel l’aîné est pris en charge par ses grands-parents. Sa fille de deux ans, Jeanne, a été adoptée par un de ses frères. Reste un fils de un an, Maurice, et ce bébé qu’il a reconnu, Gina. Mara doit nourrir sa petite famille avec son art.

Marie-Madeleine se fait baptiser à son tour en 1964. Mateha voit le jour en 1965. On connait une sculpture signée Vaiere Mara et daté du 26 novembre 1965. C’est d’ailleurs la seule à être signée du nom et du prénom de l’artiste, avant qu’il ne signe plus que de son nom suivi de l’initiale de son prénom. Si la plupart de ses sculptures sont signées, très peu sont datées, ce qui complique les choses si l’on veut pouvoir se représenter l’évolution stylistique du sculpteur. En observant cette pièce, on peut penser que Mara n’avait pas encore trouvé son style, caractérisé par le traitement des visages de type polynésien. S’ils sont grossièrement travaillés en facettes, les visages de ce couple n’ont rien de typiquement polynésien. Le bois est travaillé en facettes, sans être poli, ce qui donne un côté brut, et produit cette impression de force. Mara vient d’innover parce qu’il ne pouvait pas continuer à faire ce que lui avait appris son maître Kimitete. L’interdit posé par sa nouvelle église l’a contraint à trouver quelque chose, et il avait en lui assez de finesse et de force pour trouver quelque chose de complètement neuf. Et puis il devait nourrir sa famille. Il y a dans les bois de cette période une sorte de rage contenue, parce qu’en sculptant une femme, Mara se comporte en iconoclaste : en sculptant une vahiné il casse un tiki. Tout le monde se souvient de Mara comme d’un homme très débrouillard. Un homme plein de solutions. Face à un problème, au lieu de s’arrêter de sculpter, Mara aura été débrouillard.

On connaît aussi quelques visages de petite dimension qui doivent dater de cette époque, et qui sont peut-être antérieurs au fameux couple. Ils sont simplement signés Mara et ne sont pas datés et ne sont pas identifiables comme polynésiens. Ce pourrait être des pièces africaines où amérindiennes. Si le style peut être si différent d’une pièce à l’autre, c’est que Mara aura été en perpétuelle recherche. Il ne s’est pas contenté de trouver un style et de s’y tenir. Toujours, il cherchait des formes, ou plutôt les trouvait. Tantôt brutales, anguleuses, tantôt bien lisses et rondes, d’autres fois très primitives, archaïques, d’autres fois encore fines et détaillées…

En 1966, l’organisation des témoins de Jéhovah annonce une date pour Armageddon : 1975. Armageddon sera précédée d’une période de grande tribulation où tous les témoins de Jéhovah seront persécutés par le monde. Le couple doit être perturbé par ces perspectives. En effet, les sculptures connues de cette période sont pour le moins tourmentées… Mara produit de grands bois, surtout des femmes, souvent des mères à l’enfant, des scènes empreintes d’une religiosité brute, le tiki aux dents affutées et aux petits yeux est devenu une femme à la chevelure fleurie et aux grands yeux inquiets tournés vers le ciel…

C’est à cette époque que Mara gagne l’estime de Jean Sicurani, gouverneur de la Polynésie française du 14 janvier 1965 au 4 février 1969. Sicurani considérait Mara comme un génie et appréciait sa compagnie au point de régulièrement envoyer son chauffeur le chercher afin de petit-déjeuner en sa compagnie. Jean Sicurani acquière pour l’état une grande sculpture en ronde-bosse, la Légende de Hina, qui orne toujours les appartements du Haut-Commissaire de la Polynésie française.

A propos de cette œuvre, on trouve une anecdote amusante dans le livre de Patrick O Reilly Mara sculpteur tahitien :

Sandy Winkler, l’animateur de la plus vieille galerie de peinture de Papeete, s’est lui aussi intéressé à Mara dont il appréciait le travail. "En une occasion, me dit-il, je lui commandai une grande pièce. Et Mara de promettre de s’attaquer à la légende de Hina. Pour l’encourager et sceller cet engagement, je lui remis 10 000 francs. De temps à autres, Mara revenait me voir : J’ai enfin trouvé le bois, m’assurait-il, la pièce est en chantier ! Et de me demander une nouvelle avance. Dix mille francs par-ci, vingt mille par-là, je finis par dépasser les 100 000 francs sans jamais voir arriver la pièce promise. Harcelé par moi, Mara finit un jour par me déclarer : "Tu peux venir, c’est fini !" Tout en m’avouant : "Mais tu sais, cette pièce, j’ai préféré la vendre au gouverneur Sicurani. Il m’en a donné 60 000 francs. " Et voilà comment la résidence du Haut-Commissaire s’est enrichie à bon compte d’une œuvre maîtresse de Mara et comment Sandy Winkler a pu joindre à sa patente de marchand de tableaux, l’état, éminemment plus prestigieux, encore qu’ici involontaire, de mécène.

Pour amusante qu’elle soit, cette anecdote est pourtant fausse. La preuve se trouve écrite de la main même de Mara, dans son exemplaire personnel du livre de Patrick O Reilly, lequel fut d’ailleurs écrit et publié sans qu’il soit au courant. C’est un de ses amis qui lui avait offert pour qu’il en prenne connaissance. Dans les marges de cet ouvrage, Mara a rectifié au crayon gris les quelques passages qui lui posaient problème. En marge du passage en question, on trouve écrit :

Jamais en contact avec Monsieur O Reilly Patrick. Sculpture vendue à Winkler pour 75 000, qui lui-même vendit au gouverneur.

Suisse ancien élève de l’Ecole du Louvre, Sandy Winkler n’avait rien d’un mécène. Il a sans doute voulu se donner bonne figure après du père O Reilly en lui racontant cette histoire. On l’imagine mal y être allé de sa poche de 100 000 francs de l’époque, l’équivalent de six mois de salaire à la fin des années 1960. Sa galerie a d’ailleurs continué à commercialiser la production de Mara jusqu’à ce qu’il la transmette à Shirley Elliot et Michel Williams en 1980, or une telle histoire, si elle était exacte, n’aurait pas manqué de mettre un terme à leur collaboration.

Vaiere Mara — Famille taillée en bois de fer

Cette œuvre a longtemps été considérée perdue. Alors que je travaillais sur le documentaire consacré au sculpteur, j’ai fait des démarches auprès du Haut-Commissariat de le République en Polynésie française qui n’ont pas abouties. Une dame m’a envoyé des photos anciennes où on la voyait vernie et montée sur des roulettes. Finalement elle est réapparue en 2021, après la diffusion du film à la télévision. Le Haut-Commissaire l’a prêtée lors de l’exposition collective les peuples de l’eau, à l’université la bibliothèque universitaire de Punaauia, dans un souci de sensibilisation de la jeunesse au patrimoine culturel. Le vernis avait été nettoyé et les roulettes démontées.

Pendant quelques années Mara alimente les curios du centre-ville de Papeete. Ses enfants grandissent, et 1975 se rapproche. L’année de l’Armageddon. La fin des temps. A la fin des années soixante le jeune couple part s’installer à Raiatea, dans la commune d’Avera, où il n’y a pas encore de congrégation de témoins de Jéhovah. Ils partent là-bas en tant que missionnaires, pour faire de la prédication : de porte à porte, annoncer la bonne nouvelle du Royaume. Ils partent avec le diplôme de Mara enroulé dans un bambou, qui sera perdu lors d’une grosse pluie… En quelques années de porte à porte, le couple Mara constitue le noyau dur de ce qui deviendra la congrégation de Raiatea, l’île du marae Taputapuatea, l’île sacrée au cœur de l’ancien culte maohi.

A Raiatea, Mara se lie avec Hugh Kelley, un américain qui créé les hôtels Bali Hai, premiers hôtels polynésiens avec bungalows sur pilotis. Hugh Kelley lui commande la décoration de ses hôtels. Une de ces grandes pièces est conservée chez le fils de Hugh Kelley à Moorea. Ce bois qui représente une réunion de treize personnages a d’ailleurs été au centre d’une curieuse histoire. Laurent Vidal, moniteur de tennis hébergé chez les Kelley aurait été « boucané » par la sculpture accrochée dans la chambre d’amis où il séjournait. Les personnages l’ont frappé d’obsession et son séjour sur l’île s’est terminé à l’hôpital psychiatrique. Le mana de la sculpture l’a littéralement ensorcelé…

Michel Mara se souvient de la vie à Raiatea : les Mara étaient les premiers de la commune à avoir un téléviseur, et chaque soir tout le quartier se retrouvait chez eux pour regarder le programme… C’est très différent du Mara que s’imagine Patrick O Reilly. Mara continue de sculpter tous les jours, surtout le tau et le miro (bois de rose).

C’est à cette époque que Mara ouvre une petite galerie à Uturoa, à la fin des années soixante. C’est un certain Charley Brotherson qui lui avait laissé un petit local attenant à son salon de coiffure, en plein centre-ville, en face du marché. Charley Brotherson était le coiffeur de la ville à l’époque. Il était très lié avec le sculpteur. Son frère Philippe Brotherson le maire de la commune collectionnait également ses œuvres, et a même organisé des expositions du sculpteur à l’Hôtel de Ville…

Matahi Brotherson, petit-fils de Philippe Brotherson, frère de Charley, est aujourd’hui à son tour le tavana de Uturoa (le maire). La collection de Charley a été dispersée entre ses héritiers qui sont absents de l’île, en revanche Matahi a hérité de la collection de son père. Douze pièces en tout. Un grand bois a été monté en lampe par Philippe Brotherson. Première curiosité, un profil de chinois au chignon. La découverte ce sont deux grands visages, plus grands que nature. Cette fois plus de facettes, les visages sont bien lisses, polis. Mara a voulu faire joli, comme avec le corail, et on peut dire que c’est réussi. Suspendue à un mur, ce que Philippe Brotherson appelait une sainte scène de deux bons mètres. Un festin plutôt. Treize femmes et enfants se régalent. La main à la bouche où plongée dans des plats, voire tenant des cruches sur les lesquelles le contenu est gravé : fafaru, mitihue, uina, poe. Poisson fermenté, vin, pate de fruit… Au centre un régime de bananes, des uru coupés en deux et un gros poisson. C’est un pur tamaaraa tahitien. Rien de vraiment religieux. D’ailleurs au centre de la scène, on ne trouve pas Jésus mais une opulente vahiné, un hibiscus piqué à l’oreille droite.

Matahi Brotherson se souvient que dans le même tronc qui a servi à Mara pour réaliser cette sainte scène, le sculpteur avait réalisé un autre bas-relief conservé dans les locaux de la direction administrative des îles sous le vent. Une commande publique passée par son père. Le bois y est toujours, verni, en parfait état de conservation. Un groupe de personnages agglutinés. Deux jumeaux adultes, l’un est accroupi et l’autre porte trois femmes sur ses jambes allongées. Une de ces femmes tient un enfant dans ses bras. On trouve une autre pièce dans le bureau de l’administratrice, un bois brut proprement extraordinaire. Un personnage debout porte un enfant dans chaque bras. Le visage est assez travaillé mais le corps massif est à peine esquissé, impossible de définir le sexe du porteur des enfants. Ce qui frappe dans cette composition, ce sont les regards très intenses. L’adulte lève les yeux au ciel. Les enfants sont curieux des alentours.

Parmi les nombreux thèmes traités par Mara, celui de la mère à l’enfant est sans conteste le plus connu. Il l’a décliné sur tous les supports qu’il avait coutume de travailler : bois, pierre, argile et corail. Si l’on n’en a retrouvé qu’une en argile et que quelques-unes en pierre, en revanche les bois sont nombreux. Aucune mère à l’enfant en bois ne ressemble à une autre : l’artiste se laissait vraiment guider par les nœuds et les fibres naturels. Ainsi d’une grande racine, Mara tire une mère héroïque qui semble porter son enfant à bout de bras, en lutte contre des éléments déchainés. D’un bois plein, il fera parfois sortir de la masse une icône qui berce contre son sein l’enfant endormi. Une autre fois, il se lancera dans un vrai travail d’orfèvre, comme sur cette pièce qui ne ressemble à rien de connu où les figures, soudées par le haut du crâne, sont penchées l’une vers l’autre. Le tronc sert alors de support à une maternité très stylisée.

Le visage maternel est souvent lumineux, sans vraiment sourire, mais pas toujours. Parfois l’expression est celle d’une femme dont la vie ne doit pas être facile. Le visage reste souvent travaillé en facettes, et tout est exagéré. Pas de fleur à l’oreille, un dénuement qui suggère la modestie de la vie de ces femmes tahitiennes, femmes de pêcheurs qui passent leur vie aux tâches quotidiennes.

La Nativité est un des thèmes chrétiens qui a le plus inspiré les artistes, qui s’est énormément développé à partir du moyen-âge, où on a commencé à représenter l’enfant Jésus dans une crèche entouré d’animaux, où adoré par les rois mages. Les mères à l’enfant de Mara ont un côté profondément chrétien, elles se rapprochent parfois des premières représentations connues de la nativité, à partir du deuxième siècle, où la vierge était alors représentée allaitant son enfant. On trouvait d’ailleurs, parmi les vierges, une mère à l’enfant de Mara dans le bureau de monseigneur Hubert Coppehrath, archevêque émérite de Papeete depuis 2011. Ce dernier la voyait comme une vierge catholique et n’avait aucune idée qu’il s’agissait d’une œuvre de Mara. Il est vrai que si l’on trouve des mères à l’enfant de Mara en corail dans un grand nombre de foyers polynésiens, c’est en bois que la figure de la mère et de son enfant est déclinée avec le plus de variété par le sculpteur.

En 1977 la famille Mara déménage sur Tahaa, l’île sœur de Raiatea. Taaha l’île vanille. Une île plus sauvage où aucune route ne fait le tour de l’île. Pour s’y déplacer il faut aller à cheval ou en bateau. Mara, sa femme et ses enfants y passeront quatre ans loin du monde, dans la commune de Tapuamu. Pas accès autrement qu’en bateau… Au magasin du village, on rencontre très vite des gens qui se souviennent très bien du sculpteur. Ils nous conduisent où il habitait, à l’époque un grand fare local sur pilotis tout en niau, palmes de cocotier tressées, en bord de mer derrière l’école primaire. Aujourd’hui une maison en dur. La voisine aussi se souvient très bien de lui. Il vendait dans son petit atelier où il travaillait les cailloux sortis de la mer. Dans cet endroit reculé les visiteurs devaient se faire rares, le sculpteur pouvait produire en toute quiétude. Un environnement idéal pour un homme rétif à toute exploitation médiatique ou politique de son œuvre. Il avait laissé sa galerie de Uturoa entre les mains de son fils ainé Michel. Et descendait régulièrement sur Papeete approvisionner les galeries et les magasins de curios d’art s’occupant de commercialiser sa production. Winkler, l’Atelier du Vaima, Christine. Ses deux filles étaient adolescentes, ses deux derniers fils grandissaient. Ils allaient faire de la prédication en pirogue autour de l’île. Il y avait désormais une congrégation de témoins de Jéhovah à Raiatea, Mara avait rempli sa mission.

Quarante ans plus tard, en dehors des souvenirs des résidents de Tapuamu, plus aucune trace du séjour du sculpteur ne subsiste sur l’île vanille… C’est à Tahaa que le sculpteur se mit à travailler le corail échoué sur le rivage. Après un cyclone, de gros blocs de corail morts étaient sortis du lagon et se retrouvaient éparpillés sur le rivage. On peut voir quelques-unes de ses premières œuvres en corail dans le livre de Patrick O Reilly, qui date de cette période. Le père mariste décrit ainsi une des premières vahinés en corail, aspect de la production de Mara qui va rapidement se développer jusqu’à atteindre un volume quasi industriel :

Vaiere Mara — Groupe en racine

D’une concrétion de corail recouverte d’une fine contexture hexagonale d’un gris terne, Mara a conservé la forme générale et, par quelques coups de gouge dans la masse blanchâtre, a dégagé l’ébauche d’une femme ensommeillée. Sa vahiné, sorte de Vénus polynésienne accroupie, s’inscrit curieusement dans un cercle qui fait corps avec la masse du corail. Une sorte d’image du début des temps ; une évocation du premier repos humain après la création du monde : c’est Eve endormie. Et le corail semble dormir du même sommeil que la femme. Dans sa frustre rusticité, une assez belle pièce, lourde de poésie et de mystère.

O Reilly nous signale aussi une pièce où la formation corallienne a incorporée une bouteille de bière hollandaise, bloc à la base duquel le sculpteur a taillé un visage. S’il ne nous en donne pas de visuels, c’est probablement parce que O Reilly a obtenu les photographies illustrant l’ouvrage chez Sandy Winkler, au cours de ses recherches ayant suivi sa visite de l’exposition à l’Atelier du Vaima, seule fois où il ait rencontré de visu le sculpteur. Quoi qu’il en soi ce détail souligne assez la curiosité de Mara, toujours en quête de nouvelles matières à travailler.

Patrick O Reilly nous laisse une photographie d’une des toutes premières mères à l’enfant en corail, accompagnée de ce court descriptif :

Dans la « Mère et l’enfant », Mara, une fois encore a utilisé deux rondeurs naturelles d’une concrétion corallienne. Les parties externes, salies, lui servent pour marquer les chevelures. Les visages, assez frustres, ont été traités dans la partie interne et décapées du corail, et sont donc clairs.

En effet Patrick O Reilly nous donne à voir les tous premiers essais de Mara en corail. On voit que ce prototype est encore traité comme il avait l’habitude de travailler le bois dur, dans un style brut qui n’est pas sans rappeler les anciens tiki en corail. Ce n’est qu’avec l’habitude qui parviendra à tirer ton son potentiel du corail, et à obtenir ces mères à l’enfant parfaitement lisses, qui font penser au plâtre ou aux biscuits occidentaux.

Le corail tendre incarne moins des ancêtres primitifs que des jeunes filles préparant une danse nocturne. Des sœurs, des filles où des cousines… Masque flamboyant, à la couronne végétale comme pourvue d’appendices cornus, cette vahiné devient l’image synthétique où s’amalgament les extrêmes : innocence et tradition. Extrême finesse des traits, la commissure des lèvres, le dessin des yeux, les courbes du visage, surtout de ces statuettes de corail. Simplicité du costume, la poitrine souvent nue, un simple pagne autour de la taille. Ce corail blanc comme le lait où l’essence charnelle de la fille des îles se clarifie. Rejoint le totem. Ce corail blanc où la chair se dépigmente, fantôme des heures de conviction joyeuse, des moments de joie vraie.

Les mères à l’enfant en corail ont été le thème le plus populaire du sculpteur, mais aussi le plus uniforme. D’abord parce que c’était le plus souvent des commandes passées pour des naissances, des anniversaires où des mariages. Peu de marge pour improviser. Aussi parce que le corail se travaille vite, et qu’avec la maitrise de ce matériau fragile auquel il était parvenu, une mère à l’enfant en corail ne lui demandait souvent pas plus d’une heure de travail. La mère est penchée sur l’enfant qu’elle tient sur sa poitrine, souvent elle donne le sein. Elle sourit et son oreille est fleurie d’un hibiscus, sauf si Mara préfère laisser le corail brut en guise de chevelure.

En 1980 la famille Mara retourne à Arue, Erima d’où ils ne bougeront plus. Il n’a plus bougé de son logement social de Erima, où il y a encore sa plaque, que pour aller s’approvisionner en matière première dans les îles. De Raiatea et de Rurutu il revenait avec des caisses de racines et des blocs de corail, qu’il travaillait inlassablement… A Tahiti les commandes affluaient… On peut penser qu’il a ainsi produit plusieurs milliers d’œuvres, de la petite pièce en corail taillée en quelques minutes aux grandes plaques de bois, qui devaient tout de même lui demander plusieurs semaines de labeur pour les plus grandes…

Avec celui de la mère à l’enfant, le thème du tamaaraa tahitien est probablement le plus connu du sculpteur Mara. Il a commencé jeune à produire ces grandes plaques de bois, qui ne figuraient pas encore des scènes de bringue tahitienne, mais plutôt des scènes galantes. Le succès étant au rendez-vous, sa production de tamaaraa est devenue importante à partir du début des années soixante-dix.

L’unique rencontre entre Mara et Patrick O Reilly date de mars 1978, lors de son exposition à l’Atelier, galerie d’art du Centre Vaima à Papeete. Mara partageait la galerie avec Henriette Robin, dont des huiles et des aquarelles étaient accrochées aux murs. Ses sculptures occupaient le centre de la galerie, placées en général sur des socles trop bas qui ne permettaient pas de les regarder à hauteur d’œil. O Reilly précise que cette exposition attira un très grand nombre de visiteurs, touristes et curieux. La pièce la plus importante de cette manifestation, - elle mesure plus d’un mètre de large sur 75 centimètres de haut - est une plaque de bois qui mélange le haut relief et la ronde-bosse.

Si ce Tamaaraa reproduit dans l’ouvrage n’a a pas été localisé, la famille du sculpteur s’en souvient bien. Il était à l’origine pourvu de pieds et, recouvert d’une épaisse plaque de verre, servait de table sur la terrasse de la maison familiale de Tapuamu, où les Mara résidaient à l’époque, sur l’île de Taaha. Ce tamaaraa est caractéristique de cette période où Mara gravait le nom des différents ingrédients du repas sur les récipients : miti hue, fafaru, uina… Le sculpteur avait fait cadeau de cette table à sa fille Jeanne. A l’époque, une fois par an la famille Mara se déplaçait dans le Pacifique, pour assister à des assemblées de leur église durant lesquelles, en sa qualité d’ancien, Vaiere Mara tenait parfois des discours devant une assistance de plusieurs milliers de fidèles, venus de toute la zone Pacifique. Ces rassemblements pouvaient se dérouler à Nouméa en Nouvelle-Calédonie, mais aussi aux Fiji où aux Tonga. Pour financer ces séjours, qui pouvaient durer deux mois et dans lesquels toute sa famille le suivait, Mara devait vendre un grand nombre de sculptures. Tel était le but de cette exposition à l’Atelier du centre Vaima. Ne disposant pas d’un nombre suffisant de pièces disponibles, sa fille Jeanne qui était friande de voyage avait alors insisté pour qu’il mette en vente ce tamaaraa. Mara avait été réticent mais elle avait insisté, arguant le fait qu’il pourrait toujours lui refaire une autre sculpture.

Lorsqu’on on lui passait commande d’un tamaaraa, Mara exigeait une avance importante pour faire réaliser la plaque de bois chez l’ébéniste. Selon la taille de la plaque et le nombre de personnages sculptés, un tamaaraa pouvait lui demander de quelques semaines à plusieurs mois de travail. Les témoignages sont nombreux de commanditaires qui commençaient à perdre patience. Mara n’était jamais pressé de livrer ces grandes pièces… Dans sa fièvre créatrice il avait besoin de se lancer sur de nouvelles pièces tous les jours, besoin d’improviser, de créer, et ce n’est qu’une fois cette œuvre journalière accomplie qu’il allait donner quelques coups de gouge sur les pièces de commande.

Comme pour les mères à l’enfant, aucun tamaaraa n’est la copie d’un autre. Mara ne moulait pas. En général le tableau représente une famille en train de manger ou de confectionner un repas. Tout le monde est assis en tailleur, il y a autant de tane que de vahine et aussi un ou deux enfants. Les vahine ont une grande fleur à l’oreille, les mains plongées dans un umete où sont occupées à découper des fruits et des légumes. Les hommes s’occupent eux d’un cochon où du produit de la pèche du jour.

Aucune plaque n’est identique à une autre. Sur celle-ci il n’y a que des femmes et des enfants, huit femmes, une fillette et un nourrisson. Tandis qu’une des femmes se coiffe les autres font la sieste, collées les unes contre les autres. En tête de cette composition, une seule femme travaille, la main plongée dans un umete, elle prépare du poe… Sur cette très grande plaque tout est en place : à gauche de la composition on retrouve une femme à la main plongée dans un umete, en train de se servir cette fois. A côté d’elle d’autres personnages mangent, entourés d’enfants et de fruits. Une femme est couronnée de fleurs et un homme porte un chapeau local en niau tressé. Une mère donne le sein à un grand garçon. Il y a un cochon qui ne demande qu’à être consommé à leurs pieds. A l’autre bout de cette composition, profitant de ce que le tronc se divise en deux maitresses branches, le sculpteur à fait tenir une danseuse debout, un chien à ses pieds. Un jeune homme joue du ukulele, c’est le début de la bringue tahitienne…

Vaiere Mara — Le-buisson ardent

Onze personnages sur cette autre plaque, toujours le cochon prêt à être consommé, le chapeau local, le maa tahiti, mais un détail inédit : une bouteille de bière locale Hinano fait son apparition…

Treize personnages sur ce grand tamaaraa, une variation sur le thème de la scène du christ commandée par le maire de Uturoa Brotherson au début des années soixante-dix. Cette fois, si jusqu’à présent on se demandait ce qu’il y avait dans les plats et autres récipients accumulés aux pieds des protagonistes, on a enfin la réponse : c’est écrit en toute lettre. Fafaru, mitihue, uaina et poe… On remarquera aussi les uru coupés en tranches, pas de cochon mais un grand poisson et l’enfant qui dévore dans le coin tout à fait à droite.

Ce tamaaraa me fait penser à cet extrait du Bois légendaires de Mara par O Reilly : Jean Dubuffet accepterait-il d’accueillir une production de Mara dans son musée de l’Art Brut que les difficultés de l’existence et des incompréhensions parisiennes l’ont obligé de transférer en Suisse ? Mais la question ne se pose plus...

Toujours en quête de nouveaux supports, Mara a fait beaucoup d’expériences, d’essais de matière qui n’ont pas toujours débouchés sur des résultats concrets… Au début on sait qu’il n’avait pas beaucoup d’outils, quelques couteaux, des maillets taillés à la main et ses genoux en guise d’étaux.

Mais au début des années 1970 alors qu’il faisait l’expérience d’une vie à la campagne sur l’île reculée de Tahaa, au lendemain d’un cyclone qui a fait sortir du lagon de gros blocs de corail, il devait trouver un vrai filon. Une fois qu’il s’est approprié ce matériau cassant et poreux au point d’arriver à le polir jusqu’à faire disparaître les aspérités, gommer les petites cavités, le travail du corail lui a permis d’exprimer ce qui était resté enfoui en lui et de donner naissance à des formes nouvelles en Polynésie. Il ne semble pas s’être tout de suite attaqué à de grandes pièces spectaculaires comme il en produisit beaucoup plus tard, mais plutôt s’être acharné, en produisant beaucoup de petites pièces, à parvenir à une maitrise absolue de cette matière d’une grande fragilité.

La grande délicatesse de ces figurines plus proches des biscuits en porcelaine produits par la manufacture de Sèvres que de l’artisanat marquisien, il la doit peut-être davantage à la formation reçue du maître artisan Pailloux qu’à son maître Kimitete. Quoi qu’il en soit ce sont certainement ses vahinés en corail qui ont ouvert les portes des notables au sculpteur Mara, davantage que sa production de bois bruts. Cette clientèle plutôt européenne trouvait là un écho aux garnitures de cheminées et autres objets de vertu et de vitrines qui avaient bercé son enfance, et Mara produisit un grand nombre de ces objets délicats. Notaires, avocats, médecins, archevêque, ministres, bijoutiers, tous en ornaient leurs cabinets et leurs intérieurs. Les figurines de Mara se vendaient comme des petits pains, dans ces années où le champagne et l’argent coulaient à flots en Polynésie…

Ces objets de vitrines n’étaient pas fabriqués spécialement pour l’étranger, mais plutôt comparables à ce que furent longtemps les miniatures peintes sur ivoire en Europe, réservés à une élite de propriétaires bien installés, bien meublés, davantage qu’aux touristes qui devaient préférer emporter en souvenir des îles des objets moins susceptibles de souffrir du transport que ces bustes de corail cassant et encombrant… Encore ceci de comparable avec les dites miniatures que Mara se contentait souvent de tailler un buste voire un visage, concentrant tout son art dans la représentation des traits caractéristiques de la vahiné, ou du tané. Mais si cette production rapide lui permettait de subvenir aux besoins de sa nombreuse famille, il ne s’est pour autant pas laissé enfermer dans un système, et aura jusqu’au bout renouvelé ses thème et cherché à fixer la beauté sous d’autres angles.

Si Mara n’a rien d’un animalier, les figures zoomorphes sont toutefois très présentes dans son œuvre. Dans les grands tamaaraa, cochons et poissons sont là pour être consommés, et des chiens tournent autour du repas, mais ce ne sont là que des personnages secondaires. Les cochons et les chiens deviennent les acteurs principaux dans les œuvres illustrant le thème de la chasse aux cochons, mais on y reviendra ailleurs.

L’animal le plus couramment représenté par Mara est le dauphin, sans doute parce qu’il se vendait bien. On retrouve beaucoup de dauphins en corail signés MARA V. Le corail est une matière traditionnellement utilisée dans toute l’Océanie, tombée en désuétude. Le corail est aujourd’hui interdit comme matériau de construction. Pour le sculpteur, il se travaillait bien. On peut dégrossir à la scie à métaux et à la râpe à bois. Travailler au couteau. On peut produire beaucoup. Beaucoup plus qu’avec la pierre. On sait par ses enfants que Mara pouvait réaliser 50 sculptures en corail par semaine. Parfois les dauphins en coraux se signalent par une sorte de sceau : une tortue gravée dans le corail.

La photo d’un dauphin en bois est conservée dans les archives du sculpteur. On sait par ses enfants qu’il produisit une grande quantité de dauphins et de tortues de petites dimensions, gravés sur des galets. Ses enfants se chargeaient d’aller les vendre en ville, ça leur faisait de l’argent de poche. Tortues, dauphins, cochons, chiens, anguilles, oiseaux : les animaux sculptés par Mara sont toujours en mouvement. Les dauphins ne font pas exception à cette règle, le plus souvent saisis en train de sauter hors de leur élément, où en couple, en plein jeu aquatique… Ces deux dauphins de Mara ont été incrustés de perles par la fantaisie d’un propriétaire bijoutier… Cela renforce l’effet objet de vitrine mais détruit l’économie de moyen si caractéristique de l’artiste…

Plusieurs chiens en corail sont conservés dans des collections privées, que leurs propriétaires nous ont laissé visiter sans toutefois nous accorder le droit de prendre des photos. En voici un, un chien à l’oreille cassée qu’il a fallu acheter à sa propriétaire, qui ne voulait pas qu’on prenne de photo des nombreuses œuvres qu’elle a acheté directement auprès de Mara. Le fait que l’oreille soit cassée nous a permis d’en faire l’acquisition à un prix raisonnable… Ce chien à l’oreille cassé à quelque chose des chiens en pietra serana qui agrémentent les jardins toscans, du côté de Florence. Mara ne les connaissait pourtant pas.

Au début des années 2000 Mara avait réalisé une tête de lion en corail. Ce chef d’œuvre a disparu après avoir été cassé... Mais d’autres figures animales devraient bientôt venir enrichir ce bestiaire.

Si les nombreux bustes de vahiné en corail sculptés par Mara avec la minutie d’un miniaturiste anglais de la fin du dix-huitième siècle ne cherchent qu’à exprimer l’harmonie des formes, l’unité d’une humanité pas encore séparée de quoi que ce soit, la nature où l’esprit, il en est autrement de ses œuvres illustrant le thème de la famille. Là s’exprime une puissance qui ne peut plus se contenir, là se libère un concentré d’émotions contenues, intériorisées depuis trop longtemps, et qui doit bien, d’une manière ou d’une autre, prendre forme.

Le bois se prête mieux que les autres matières travaillées par l’artiste à cette opération. Il se sert des défauts du bois, des colorations anormales du cœur, des gerçures, des cassures, révèle la moelle, laisse apparentes des poches de résine… Regardons cette sculpture, les trois personnages enlacés peuvent être un couple et son enfant, mais qu’en est-il de ce quatrième au corps déconstruit et comme emmailloté dans on ne sait quel cocon ? Le sens reste caché. A mesure que l’on regarde, l’œil suit une sorte de boucle sans fin, on a beau tourner autour, le sens possible se dérobe… Mara ayant souvent décliné le même thème sur des supports différents, c’est en mettant cette sculpture en regard d’autres qu’on pourra parvenir à l’élucider. Voici une scène semblable traitée en corail : un jeune homme tient deux enfants dans ses bras, mais cette fois c’est une femme plus âgée qui vient se joindre à cette étreinte. On n’en saura pas davantage… Sur cet autre tronc, une femme embrasse la tête d’un enfant tandis qu’à côté une autre femme mange le bras d’un homme. Enfin l’englouti dans sa gorge profonde. Une grande brutalité côtoie la douceur maternelle, et si l’anecdote se dérobe c’est sans doute faute de ne pas connaître la légende où le rêve qui inspira cette œuvre…

Vaiere Mara — Te pu fenua en corail fossile

Comme l’écrivait O Reilly les productions de Mara sont souvent lourdes de mystère.

On terminera cet aperçu du thème de la famille en revenant à cette pièce conservée à la subdivision administrative des îles sous le vent et qui date du tout début des années 1970. La belle vahiné est penchée vers une chose qui ne nous est pas montrée, les yeux rivés au loin, un enfant accroché à ses flancs. Deux autres jeunes femmes sont collées à elle, tandis que deux hommes, souriants, regardent ailleurs, droit devant eux, les bras croisés…

Si la notule qui lui est consacrée dans le dictionnaire de l’académie tahitienne cite le danseur comme une des œuvres principales de Mara, c’est parce les membres de ladite académie ne connaissaient le sculpteur que par le livre de Patrick O Reilly, et qu’un danseur en bois occupe une bonne place dans cet ouvrage, où il est ainsi décrit :

Il y a beaucoup de virtuosité et tout autant de facilité innée dans le danseur. Mara a tiré un parti étonnant de cette branche fourchue. Comme il lui était impossible de trouver dans son bois la matière pour deux bras, il en a relevé un, le droit, en le plaçant, le coude cassé, au-dessus de la tête, dans le prolongement du corps. Et le tour est joué. Un more, une ceinture de danse en fibre de bourau, placée de travers sur un déhanchement, et voilà le mouvement donné à l’ensemble. Mara n’a même pas pris la peine de dégrossir les jambes et le bras droit. Elles sont restées quasiment brutes, mais tout est parfaitement à sa place. L’ébauche, derrière le danseur, d’un portique dont la verticale statique fait valoir la mobilité et le dynamisme du sujet principal, ajoutent encore un charme supplémentaire à cette savante composition.

On ne saurait mieux résumer cette œuvre dont la localisation nous est aujourd’hui inconnue. Heureusement le thème du danseur et de la danse a été décliné par le sculpteur sur des nombreuses pièces toutes très différentes les unes des autres, et dont certaines parmi celles qui nous sont parvenues sont d’un très grand intérêt.

Mara appartient à la génération précédent ce qu’il est convenu d’appeler le renouveau culturel polynésien. Aucun de ses contemporains n’était tatoué, et il n’a jamais représenté de personnage tatoué, ce qui aurait d’ailleurs été à l’encontre de ses convictions religieuses.

La danse tahitienne n’avait pas complètement disparu, mais on l’appelait alors tamouré et elle était cantonnée aux boîtes à marins et filles légères. Mara appréciait pourtant la danse tahitienne. Il était contemporain de Madeleine Moua, chef de la troupe Heiva qui a redonné ses lettres de noblesse à la danse tahitienne après avoir découvert les danses folkloriques en Bretagne et en Auvergne. Une fois par mois, il emmenait tous ses enfants dîner au Radisson de Arue, devant le spectacle de la troupe Heiva de Madeleine Moua, où la meilleure danseuse dansait seins nus pour les touristes. C’était un de ses grands plaisirs.

Il a donc naturellement représenté un certain nombre de scènes de danse tahitienne, principalement intégrées dans de grandes compositions, comme sur cette plaque remarquable qui représente un tiurai, ancêtre de l’actuel Heiva. Probablement une commande du gouvernement de la Polynésie française, puisqu’elle orne aujourd’hui les murs d’un ministère. Une scène de danse endiablée, traitée dans sa manière brute, les coups de ciseaux sont visibles. L’orchestre aussi est représenté, deux musiciens qui tapent sur leurs grands pahu, un troisième qui joue du to’ere. Détail curieux, dans les gradins, au premier rang, un des spectateurs tient sur ses genoux un gros poste de radio, ancêtre des actuels boomblaster.

A mettre en regard de cet autre bois figurant un couple de danseurs, les jambes de la femme prises en ciseau entre les cuisses de son partenaire. C’est la même scène qui figure sur la grande plaque, mais plus travaillée.

On connait trois autres danseuses sculptées par Mara, deux grands bois où la vahiné a de très longs cheveux et un hibiscus à l’oreille. Et enfin cette grande pièce en corail, qui orne le cabinet d’un médecin de Punaauia. D’une hauteur de 62 centimètres, elle porte une ceinture de tiare à la taille.

Les grands sculpteurs occidentaux ont travaillé en entrepreneurs, souvent assistés d’un grand nombre d’élèves et de techniciens. Mara est resté un créateur solitaire, qui travaillait principalement pour l’agrément d’une clientèle aisée, d’un petit cercle d’amateurs, essentiellement en taille directe. Pourtant lorsqu’il se mit à travailler pour les bijouteries au début des années mille neuf cent quatre-vingt, la demande est devenue énorme, et sa production presque industrielle.

Au début des années 1980, ce serait le bijoutier Michel Fouchard qui le premier se serait servi d’une sculpture en corail de Mara comme d’un présentoir pour ses colliers de perles noires de Tahiti. C’est vrai que le blanc du corail fait merveilleusement ressortir la perle noire et ses nuances de nacre. Fouchard a passé commande d’un grand nombre de sculptures de petites tailles pour valoriser ses bijoux, mais aussi de plus grandes pièces, et a vite été suivi par l’ensemble des bijoutiers de Tahiti, pour ne pas dire de Polynésie. Comme le corail est rugueux, Mara devait polir ses œuvres pour qu’elles ne rayent pas les colliers de perle, ce dont il ne c’était pas soucié sur ses premières réalisations avec ce médium. Et il arrivait à rendre le corail lisse comme du verre.

Trois jolies pièces en corail, très représentatives de ce que Vaiere Mara produisait pour les bijouteries de Robert Wan, Michel Fouchard, Sibani, Phil Robin et autres, dans les années 80. Il pouvait aussi produire des pièces plus synthétiques voire acéphales servant de présentoirs à colliers, voire des blocs de corail poli pour mettre en valeur les plus belles perles noires.

La production de Mara pour les bijoutiers aura été considérable. Durant plus de deux décennies il a réalisé l’essentiel des bustes et présentoirs destinés à mettre en valeur la perle noire de Tahiti. Pour une foire en Suisse Robert Wan lui passa ainsi commande d’une trentaine de bustes en corail. Début 2020, plus de quinze ans après la disparition du sculpteur, on trouve encore ces pièces en corail dans une dizaine de bijouteries en Polynésie, entre Papeete, Punaauia, Moorea, Raiatea et Bora Bora.

Le travail de Mara pour les marchands de perles ne se sera pas borné au corail puisque sa seule sculpture longtemps visible en Polynésie, exposée en vitrine d’une bijouterie du centre Vaima, est une grande racine en bois brut figurant une déesse de la mer. Les nombreuses excroissances de cette chimère permettaient d’y installer quantité de colliers de perles et de bijoux. Elle a aujourd’hui rejoint une collection privée.

Il est à noter que le sculpteur signait V MARA la moindre pièce, même lorsqu’il s’agissait d’un simple bloc de corail poli pour ne pas rayer les perles.

Mara allait chercher les matières dont il avait besoin dans la nature, souvent en bord de mer. Il étudiait ses trouvailles avant de s’en emparer. Si branches et troncs peuvent avoir des formes harmonieuses ou singulières, des surfaces lisses où rugueuses où les nœuds et les bourgeons affleurent, suggérant des mouvements furieux comme un équilibre plastique, si les combinaisons de courbes sont infinies, tordues et enchevêtrées, les racines donnent souvent à voir des organismes plus complexes. La partie émergée d’un arbre n’est souvent pas la plus importante. Chaque espèce d’arbre à son espèce de racines. Pivotantes, latérales, ramifiées, proliférantes, aux fourchaisons spontanées, épousant les pierres l’architecture racinaire dépend de la texture du sol, de la pente du terrain, de la force des vents.

Les racines étaient privilégiées pour fabriquer certaines pièces de charpenterie navale. Elevé par Metua Aro le constructeur de goélettes, le jeune Mara a dû être familiarisé aux propriétés particulières des racines d’arbres et au dessouchage dès son enfance,

Vaiere Mara — Vahiné à l’hibiscus en corail fossile

De cette petite racine de miki miki, en quelques coups de canifs Mara a fait sortir une geisha aux cheveux retenus en un gros chignon. Seuls le visage, le torse et les bras sont sculptés. Le reste du corps épouse les formes naturelles du bois. Mara pouvait aller plus loin dans le minimalisme. Ainsi avec cette grande racine, longue de plus d’un mètre, dans laquelle il s’est contenté de tailler quatre visages. Le résultat obtenu est saisissant de modernité.

Toujours dans la même veine, ce tronc de noni. Un simple visage et Mara donne à voir une créature hybride, un esprit de la forêt.

Même procédé sur un tronc haut de plus d’un mètre.

Enfin encore une grande racine de miki miki, cette fois il faut tourner autour pour découvrir trois visages, voir apparaitre des corps contorsionnés, crucifiés, en gestation, comme les artères, les veines et les capillaires d’un circuit circulatoire révélé par une fluoroscopie végétale. Une image dynamique non plus de ce qui est à l’intérieur, mais de ce qui était en dessous, à la recherche de nourriture. Du temps solidifié.

Les vieux tahitiens ont coutume de dire que la beauté de la femme, c’est ses cheveux. La femme des îles soigne sa chevelure, cette chevelure chantée par Baudelaire. Enduite de monoï, coiffée. Epaisse et longue, souvent retenue au-dessus de la tête en un chignon serré, elle n’en aura que plus de volume une fois le chignon dénoué.

Le thème de la chevelure revient souvent chez Mara, d’abord dans ces petites pièces en corail où la femme se coiffe. Les cheveux sont alors travaillés à longs coup de ciseau à bois, qui strient le corail. C’est ainsi qu’il représentait généralement les cheveux, simplement à coups de gouge pour les bois.

Ensuite viennent ces pièces où le corail brut est conservé pour figurer la chevelure, ces bouclettes, comme Mara les appelait. Le corail donne à ses vahinés des airs de dames de qualité versaillaises du dix-huitième siècle, comme observait judicieusement Patrick O Reilly : Une silhouette fine aux traits délicats surmontés d’une perruque bouclée. Ce visage est-il celui d’une femme de la Belle Epoque ou le profil de la Pompadour ? Nous hésitons. Mara, lui ; n’hésite pas et intitule « bouclette ». C’est lui qui a raison. Ici c’est le cheveu qui compte. Nous sommes plus près d’une figure destinée à la vitrine d’un coiffeur pour dames que d’une pièce de musée. Mara ignore les habitudes féminines de l’Occident ; il n’a bien sûr, jamais rencontré une « femme en bigoudis ». Sinon cette légende se serait imposée à lui.

Parmi les pièces exceptionnelles retrouvées, cette pièce unique. Le corail brut est conservé pour figurer la chevelure châtain clair de cette tête. Cette petite pièce haute d’une quinzaine de centimètres est signée MARA V et est en parfait état de conservation.

Parfois comme c’est le cas avec cette sculpture en corail, la chevelure devient totalement extravagante, surréaliste même, cette femme coiffée d’ailerons…

Mara faisait de même avec le bois, ici on voit une vahiné dans une pose étrange, les cheveux retenus en une natte qui lui tombe jusqu’aux pieds. Il n’hésitait pas à utiliser admirablement les défauts du bois, les nœuds, les boursoufflures, pour en tirer ce qui lui venait à l’esprit, comme sur cette autre pièce, un bois flotté où seul le visage est sculpté, le chignon étant une forme naturelle.

Mais Mara est allé encore plus loin : en sculptant un visage sur ce tronc, il fait de l’arbre entier une chevelure flottante…

Les habitants de Rurutu, l’île natale de Mara, sont connus pour leur artisanat, et particulièrement leur dextérité à tresser des chapeaux en pandanus. Des chapeaux solides mais aussi d’une grande délicatesse d’exécution. Pour la messe du dimanche aux Australes, les femmes arborent des chapeaux d’une complexité incroyable.

On sait qu’enfant, Mara préférait tresser des chapeaux au travail dans la tarodière.

On retrouve parfois de ces chapeaux des Australes sur ces bustes en corail. Mais plus généralement, la diversité des coiffes de ses personnages sculptés en ferait presque un thème à part entière.

Il y a bien sûr le classique chapeau de paille qui revient souvent, la couronne de fleurs, mais aussi d’étranges bonnets, parfois de vraies tiares hautes d’un mètre lorsqu’il se met à représenter les prêtres des anciens temps. Toute la fantaisie de Mara se retrouve dans cette panoplie de couvre-chefs. Mais ça peut aller beaucoup plus loin que de la simple fantaisie.

Cet homme au chapeau de paille en corail en est l’illustration : Mara est allé travailler le corail jusqu’à l’évider. Dans sa partie la plus fine cette sculpture n’est épaisse que de quelques millimètres. Une merveille de délicatesse qui se briserait en miettes au moindre choc, et un miracle qu’elle nous soit parvenue intacte.

Cet homme au chapeau est aussi sans doute un hommage du sculpteur à son île. Il a voulu rendre compte d’un savoir-faire artisanal exceptionnel en réalisant cette pièce tout aussi spectaculaire.

Le chapeau vient de la couronne, et de la couronne de fleurs pour les chapeaux féminins. En Europe les chapeaux de plus en plus compliqués ne sont venus se substituer aux couronnes de fleurs qu’au dix-huitième siècle. En Polynésie où le soleil tape fort toute l’année, les chapeaux européens ont dû connaître un succès considérable jusqu’à ce que les casquettes ne s’imposent et ne les relèguent à la messe du dimanche, ou elles seraient mal vues.

Autant Mara nous apparaît torturé lorsqu’il illustre le thème de la famille, autant il semble devenir simple, calme et bienheureux lorsqu’il se met à représenter le couple. Il y d’abord cette œuvre de jeunesse, ce bois travaillé en facettes signé Vaiere Mara. Le couple est enlacé, la femme lève des au ciel des yeux grands ouverts. L’homme est souriant.

Ensuite cette autre œuvre de jeunesse, monumentale celle-là, près de trois mètres. Un bas-relief figurant six couples, ou plutôt six fois le même couple d’amoureux, qui est une sorte d’autoportrait. Le thème des amoureux enlacés est décliné de nombreuses fois, souvent des troncs entiers où les formes du bois deviennent des corps amoureux, parfois coiffés d’étranges chapeaux.

Mara nous livre quelques pièces en corail d’une facture assez classique sur ce thème, qu’un œil non avertit prendrait facilement pour des plâtres académiques européens. Ces pièces en corail ont même un côté médiéval, elles sont pourtant contemporaines du rhinocéros habillé en dentelles de Salvador Dali…

Il y a aussi ces profils d’amoureux qui se regardent l’un l’autre. Difficile de faire plus simple. Mara n’était pas un homme compliqué.

Une variante intéressante, les amoureux qui regardent ensemble dans la même direction, en profils perdus, ont étés déclinés en bois et en corail.

Vaoere Mara — Mère à l’enfant en corai

Il y a ce magnifique escalier sculpté par Mara chez Bélinda Hart, l’ancienne directrice du musée Gauguin. Un couple de deux femmes étroitement enlacées, couronnées de hautes coiffes piquées de fleurs. L’attitude est proche de celles des nombreuses mères à l’enfant que Mara produisait en série, cadeaux pour les naissances, mais les deux personnages sont adultes. On pense à des sœurs… Encore une œuvre mystérieuse où le sculpteur s’est contenté de suivre la forme du tronc, et de révéler ce qu’il cachait… Deux dryades en l’occurrence. Les dryades, figures divines présidant au culte des arbres et de la forêt, sont généralement considérées comme des créatures très timides qui se montrent rarement. Ces deux divinités forestières, tout droit sorties des Métamorphoses d’Ovide, pourraient aussi bien être des Mokorea de la mythologie polynésienne. Fortes et robustes mais aussi douces et bienveillantes, les dryades appartiennent à la famille des dames blanches. Les mokorea seraient plutôt membres de celle des dames rouges.

On terminera avec cette petite sculpture en bois dur où les visages des amoureux émergent d’une sorte de corps en fusion symbolisant l’union charnelle.

A mi-chemin entre le village de Avera dont est natif Vaiere Mara et le chef-lieu Moerai, sur la route on tombe sur des masses rocailleuses qui évoquent le travail du sculpteur. A Avera les anciens se souviennent très bien de Mara. Antonio Lacour habitait en face de la maison familiale des Mara. C’était un cousin à sa mère. Il dévoile ses souvenirs et fait souvent voir une statuette en bois dont Mara lui a fait cadeau.

Mamie Repeta habite non loin de chez Antonio. C’est la doyenne du quartier et elle a grandi avec Mara. Elle se souvient bien du petit Vaiere Mara, particulièrement d’une saynète de théâtre qu’ils avaient monté à l’école d’après le loup et l’agneau, à l’occasion de la venue du gouverneur. Mara incarnait l’agneau, et son interprétation avait particulièrement amusé l’assistance. Elle avait des sculptures qui ont disparu lors de son déménagement. Elle se souvient qu’à la fin de ses jours, le sculpteur voulait revenir terminer sa vie à Rurutu…

Il y a encore de la famille Mara à Rurutu. Le cousin germain du sculpteur sculpte aussi, Veihi Mara. Un de ses fils aussi est sculpteur, Jean-Marie Mara. Un muet installé à Tahiti à la presqu’île. C’est ici qu’est conservé le umete qui servait à Metuaaro pour pétrir le pain. Ainsi que la grande scie qui lui servit à la construction des goélettes.

Le chorégraphe Olivier Lenoir, de passage dans sa famille, se souvient très bien de son oncle Vaiere Mara. Mara a deux sœurs encore en vie, Tavai et Taurua Vahine. Elles sont sur Tahiti en ce moment. Elles sont encore saines d’esprit.

Christian David est aujourd’hui le seul sculpteur de l’île. Il est né à Tubuaï mais a grandi à Rurutu. Il travaille surtout sur commande et ne cherche pas à exposer ailleurs qu’à Rurutu. Il a beaucoup entendu parler de Mara et sa maman avait une sculpture en corail, un visage de femme qui l’a influencé. C’est cette sculpture qui lui a donné envie de travailler le corail. Il a commencé par en faire des copies avant de trouver son propre style. Il a vu une autre pièce en corail de Mara dans une pension en ville. Une mère à l’enfant. C’est le père du propriétaire qui en avait fait cadeau à sa femme aujourd’hui décédée. Leur fils Louis Amuta est un vieil homme qui vit aujourd’hui à Raiatea. Il a été condisciple de Mara à Papeete. Il éclate encore de rire tout seul lorsqu’il se souvient de Mara gardien de but.

Alphonse le beau-frère de David Christian, a lui aussi bien connu Mara à Tahiti. Il se souvient l’avoir accompagné dans la grotte de Peva chercher des blocs de stalactiques cassés dont Mara avait fait des sculptures après les avoir ramenés à Tahiti.

Mara revenait parfois à Rurutu pour se fournir en bois. Il en remplissait des caisses qu’il expédiait sur Tahiti en bateau. Il pouvait aller ramasser des souches de aito et de miro qu’il chargeait dans des sacs en toile de jute sur des chevaux. Parfois, ils allaient chercher du bois en pirogue, dans les endroits inaccessibles à cheval, au pied des falaises de l’île. Alphonse avait un film d’une de ces expéditions filmé par un photographe de l’époque, qu’il a égaré depuis…

Le week-end, on fait encore le four tahitien à Rurutu. On prépare encore le poi, la pâte de taro, à l’aide d’un pilon en corail. Mara s’est certainement souvenu de ces pilons après le passage du cyclone sur Tahaa, lorsqu’il se mit à travailler le corail.

La grande sœur de Vaiere, Ouauuraivaiotaa Mara aujourd’hui âgée de 89 ans vit chez elle à Papara. Comme Veia, elle ne parle pas français. Sa nièce Naumi possède énormément de photos de la famille. En cherchant dans ses albums elle retrouve plusieurs photos de Vaiere ainsi que sa généalogie, des photos du père de Vaiere et même une photo de son grand-père, le fameux Metua Aro. Metua Aro avait trois frères et deux sœurs cheffesses de districts. Atora Mara avait beaucoup d’autorité sur lui. D’après la tradition familiale Metua Aro et ses frères avaient des surnoms car ils avaient organisé le meurtre d’un des derniers rois de l’île et de tous ses gardes. On parle encore de lui comme de l’instigateur de la guerre à Avera. Je n’ai trouvé mention de cette histoire dans aucun livre.

Un entretien avec la grande sœur de Vaiere aura confirmé ce qu’on savait déjà de son enfance. Sa mère est morte alors qu’il avait deux ans et son père s’est ensuite remarié. La sœur de Vaiere se souvient également de leur belle-mère comme d’une femme très méchante, qui les détestait à tel point que les huit enfants se sont retrouvés éparpillés… D’après la sœur de Vaiere Mara leur arrière arrière grand-mère venait de Rarotua Aitutaki. A l’époque la coutume voulait que lorsqu’un roi arrive dans un pays le roi du pays lui offre sa fille. C’est ainsi que l’ancêtre des Mara est revenu de Aitutaki avec la fille du roi. C’était un des enfants du dernier roi de Raiatea Tamatoa 6 dont la mère a régné à Huahine.

On sait toute l’influence qu’ont eu les sculptures et les tapas polynésiens sur la formation du cubisme et les recherches des surréalistes. A l’époque dans les années 1920 on parlait beaucoup d’aventure esthétique. Avec le recul cette aventure peut sembler n’avoir été beaucoup que l’oubli d’une tradition occidentale au bénéfice d’une sorte de pillage des traditions plastiques extra européennes. On ne parlait pas encore d’appropriation culturelle. On mettait au-dessus de tout l’originalité et le déni des principes entérinés. Le conformisme était devenu l’ennemi de l’expérience individuelle du créateur.

Le cubisme est né avec Cézanne et ses disciples qui ont étés se ressourcer chez les primitifs italiens avant d’en arriver à se tourner vers les peuplades qu’on qualifiait alors de primitives, c’est-à-dire l’Afrique et l’Océanie. Le fétiche sauvage contenait tout ce que la vie civilisée avait perdu de suprasensible. Entre le cubisme et le surréalisme il y a eu le dadaïsme, dont le principe se résumait à la négation de tous les systèmes et la destruction de toutes les valeurs admises.

En Polynésie, s’il y a une hiérarchie des disciplines artistiques, la danse se classe en haut en termes de popularité, c’est une pratique quotidienne pour une partie importante de la population. En deuxième place par le nombre, les artisans sculpteurs, 5200 cartes de sculpteurs inscrits au service de l’artisanat traditionnel. Il y a pourtant un problème de mémoire de ces deux disciplines artistiques. Aucun livre n’a été consacré à Madeleine Moua où Coco Hotahota, qui ont écrit toute l’histoire de la danse tahitienne depuis sa renaissance. Les sculpteurs importants comme Joseph Kimitete et Vaiere Mara ont sombré dans un parfait oubli. Heureusement Mara avait eu droit à un livre, ce qui est exceptionnel.

Il faut faire le constat que l’on se souvient pourtant beaucoup plus des peintres occidentaux que des sculpteurs et des chefs de troupe indigènes : Gauguin bien sûr, mais aussi Morillot, Jacques Boullaire, Ravello et Bobby Holcomb. Tous ont été célébrés par des publications et des expositions rétrospectives. On peut peut-être en partie expliquer ce retard des sculpteurs pour des raisons matérielles : la sculpture pose des problèmes de transport et de mise en espace bien plus lourds que la peinture. Pourtant la peinture n’est pas un art polynésien. Tous les peintres cités sont étrangers. Léon Taerea, probablement le peintre polynésien le plus important, n’a encore eu droit à aucune rétrospective.

Un tiki authentique était réalisé à des fins utilitaires et religieuses, avec des techniques ancestrales correspondant à celles de l’âge de la pierre polie : herminettes en bois et en pierres, gouges en os et dents de requins. Un tiki réalisé de nos jours n’a qu’une raison d’être mercantile et un usage décoratif. Même chose pour les tiki à la mode sculptés dans des planches de surf et exposés en galerie d’art.

Sur un stand d’artisanat au marché d’Uturoa, on peut voir des sculptures très influencées par le style Mara, pour ne pas dire des copies conformes. Ces bois sont vendus au prix fort aux croisiéristes en escale. Le style Mara a pu ainsi se transmettre de personne à personne, et il suffit parfois de connaître une seule pièce pour être durablement influencé. Je présume que parmi les 5200 artisans sculpteurs recensés en Polynésie, un certain nombre doit être influencé par la production de Vaiere Mara, souvent même sans connaître son nom… Parfois avoir été en contact avec une seule de ses sculptures aura influencé toute la production d’un sculpteur. Mara, un artiste dont la production est indiscutablement significative pour comprendre le développement possible d’un art océanien moderne. Mais il serait vain de dresser une liste de noms, connaître son œuvre suffira pour que chacun puisse de faire son idée.

Vaiere Mara — Personnage mythologique
Vaiere Mara — Visage dans une pierre dure
Vaiere Mara — De-retour à Rurutu à la fin de sa vie

Frontispice : Vaiere Mara — Buste de femme au chapeau des Australes.