lundi 1er avril 2024

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Musique Concrète/Acousmatique

Un Art électronique libre

Jean-Baptiste Favory

, Jean-Baptiste Favory

Quand j’avais sept ans, je me souviens que mon père écoutait parfois un disque qu’il sortait d’une fascinante pochette en métal argenté ; cela indiquait déjà qu’il ne s’agissait pas d’une musique comme les autres ! C’était le Voile d’Orphée de Pierre Henry, dans la fameuse collection prospective du 20e siècle où des voix d’outre-tombe, jouées à l’envers à des vitesses inhumaines, m’inquiétaient autant qu’elles me fascinaient. Comment était-il possible de produire des sons pareils ? Cela ressemblait vraiment à de la magie. La puissance dramatique de cette œuvre de 67 ans est pour moi restée intacte jusqu’à aujourd’hui.


 

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Avec le recul du temps, je m’aperçois de tout ce que je dois à Pierre Henry pour ce qui est notamment de l’attention extrême apportée à la fabrication des sons : un mélange de puissance et de subtilité qui paraît toujours naturel. Beaucoup plus tard, c’est en écoutant David Bowie que je découvre Brian Eno et ses albums « Ambient ». Voilà un musicien qui, comme moi, ne sortait pas d’un conservatoire et qui composait différemment des autres ! Jusqu’alors, je n’avais fait que deux ans d’études classiques au piano en cours particuliers étant très jeune. Ce n’est bien après que je suis le cursus électroacoustique au conservatoire de Boulogne-Billancourt avec Michel Zbar, un grand professeur auquel je dois beaucoup, notamment en ce qui concerne la recherche de structures musicales originales.

 

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En 1999, j’ai suivi le cursus de composition au Centre de Création Musicale Iannis Xenakis avec de passionnants intervenants tels que Jean-Claude Risset, Harry Halbreicht, Julio Estrada, Gerard Pape... Dès lors, j’ai beaucoup écouté et lu Xenakis qui est allé loin dans ses recherches sur la synthèse de timbres inouïs, aussi bien avec l’orchestre que l’électronique. Les notions de « continuum sonore », de « cribles » et de « structures hors-temps » avec lesquelles on crée ses propres tempéraments (octaviants ou non) m’ont passionné et continuent de m’ouvrir de nouveaux horizons lorsque je compose. Xenakis a fait beaucoup mieux que d’avoir des suiveurs, il a indiqué la possibilité de nouveaux territoires à défricher.

Le compositeur Giacinto Scelsi, également précurseur de la musique du son a déclaré un jour : « Le son est rond, il faut rentrer à l’intérieur... ». Il ne pensait pas la musique selon les règles traditionnelles de l’harmonie et du contrepoint. En effet, c’est en pensant la musique PAR le son que se dévoile pleinement le timbre, qui est une composante musicale que nous ne comprenons qu’avec l’effort d’une analyse attentive. Son action vibratoire est ressentie de manière souvent inconsciente par les non-musiciens mais ces spectres fréquentiels peuvent pourtant être libérateurs, ils sont capables de modifier notre état de conscience, sans doute même à notre insu.
Giacinto Scelsi : Ko-Tha I (1967)

Pour moi, la musique du son est cet art qui fait vibrer l’air jusqu’à nos corps. Entrer à l’intérieur du son, c’est prêter la plus grande attention aux vibrations qui le composent, car celles-ci nous modifient, exactement comme la nourriture que nous ingérons chaque jour.

 

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Je construis, par mes compositions, comme « un théâtre sonore de la perception », une plongée dans l’intimité du son où le temps musical et le rythme intérieur des objets sonores sont accouplés. Je cherche de nouvelles structures temporelles qui correspondent à la façon dont j’entends le monde et en rend compte musicalement, à l’aide d’enregistrements issus de mes voyages et recherches en studio.

Mes œuvres sont des mondes miniatures, où les relations établies entre les objets sont aussi importantes que les objets eux-mêmes. Ce sont des fantasmes sonores, des hybrides en mouvement : les personnages vivants d’une dramaturgie où l’illusion du réel transparaît dans une illusion de musique, susceptible de modifier notre état de conscience.

Varier sa façon de composer est d’abord un travail sur soi, une manière de sortir d’une zone de confort. Cette attitude vis-à-vis du processus de composition a l’avantage d’être quelque chose de personnel, qui peut rester discret : on le montre, on en parle... ou pas ! A ce titre, l’exercice consistant à écrire sur ses propres œuvres, auquel je me livre ici, n’est pas une pratique régulière pour moi.

 

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Comme artiste, je me vois autant comme un plasticien du son que comme un musicien, et c’est bien souvent une idée extra-musicale qui me donne l’envie de composer. J’ai souvent l’impression d’être un sculpteur devant une matière brute à travailler, à ciseler ; cette approche plastique du sonore constitue sûrement l’un des traits les plus singuliers de ma démarche.

Cosmos privés (Gerardo Monsivais)

Lorsque je débute un projet, je commence par noter des idées en vrac sous une forme verbale, puis ma direction se précise à travers des schémas ou des dessins qui représentent la structure générale de l’œuvre et matérialisent visuellement les sons fantasmés. Par la suite, j’entre dans la recherche sonore, avec le souci d’expérimenter à chaque fois de nouvelles structures ou esthétiques. Si certains sons sont présents dans différentes pièces, ils sont placés dans des contextes si différents que leur identification, d’une œuvre à l’autre, n’est pas aisée.

Le stade de la recherche écrite et sonore représente toujours beaucoup plus de temps que la fabrication de la pièce en elle-même. Je mène toujours différents projets en parallèle, pour ne pas me lasser, et pour donner « du temps au temps » avant de les finaliser concrètement.

Depuis mes débuts, je distinguerais quatre grands thèmes abordés au travers de mes musiques :

La fiction sonore prend appui sur un matériau littéraire. Il ne s’agit pas pour autant d’illustrer simplement l’histoire mais plutôt de créer un écrin sonore où les sons deviennent les personnages vivants de dramaturgies fantasmées, inspirées par mes lectures.

En 1994, j’adapte le roman de Villiers de L’Isle Adam L’Eve future en une sorte de théâtre pour l’oreille avec trois acteurs. Il y eut aussi Hadaly Habal qui en est la version sans les voix, mixée pour les Ateliers de Création Radiophonique sur France Culture. Ces deux pièces, bien qu’ayant toutes deux un aspect très synthétique, ne font appel qu’à des effets Larsen sans recours aux synthétiseurs. La musique constitue, en ce cas, une sorte de décor électroacoustique en correspondance avec l’intériorité des personnages.

L’ève future, Jacques Noël

Je cite souvent la musique de Solaris par Edouard Artemiev, sous la direction d’Andreï Tarkovski en 1972. Le cinéaste souhaitait utiliser la musique électronique mais ne voulait pas qu’on la perçoive en tant que telle : « La musique électronique doit être débarrassée de toutes ses origines de laboratoire pour pouvoir être perçue comme une sonorité organique au monde. » (Andreï Tarkovsky, Le temps scellé, op. Cit p. 148). Contrairement à Tarkovsky, je ne renonce pas toujours aux sons ouvertement synthétiques d’aspect, en revanche je cherche toujours à les rendre les plus vivants possible, en évitant au maximum les clichés entendus dans la musique électronique commerciale.

Edward Artemiev/Andrei Tarkovsky 1972 : Solaris

Les sujets contemporains et l’aliénation de nos consciences modernes en particulier avec le parasitage médiatique comme processus d’acculturation : Parasites est une pièce où un maelström publicitaire et télévisuel sert de matériau repoussoir, comme une sorte de vaccin. Plus drôle en 1995, Le grand conseil de Sirius a rendu son verdict aborde le thème des théories du complot avec l’utilisation d’un objet trouvé : l’enregistrement d’une conférence sur les OVNIS, et les manipulations gouvernementales qui chercheraient à en cacher l’existence. Cette pièce de jeunesse sera sur mon prochain disque Les signes au loin, dont la sortie est prévue début mai 2024.

En 1997, Leyendas Urbanas est créée au Mexique, à Monterrey, avec les images animées du vidéaste Pierre Jacob Colling (1967-2021). On y voit les images du capitalisme à la mexicaine se superposant à celles du désert. On y entend le ramdam des boites de nuit mélangé au chant des cigales de la Sierra Madre. Cette pièce, diffusée au planétarium de Monterrey, inaugure toute une série d’œuvres d’inspiration mexicaine. D’ailleurs, la dernière en date, Voladores, relate un ancien rite indien de fertilité. C’est une pièce de 26 minutes composée lors d’une résidence en 2022, et qui sortira aussi sur mon prochain disque.

Représentation symbolique et musicale de Voladores (JBF)
JBF · Chant étrange

La notion de fantasme sonore m’est venue du compositeur et professeur mexicain Julio Estrada. En 1998, avec Bruit mauve, je commence à brouiller la frontière entre le concret et l’abstrait du son dans mes mixages. Un montage acéré permet aux éléments acoustiques et électroniques de se mélanger intimement. Je cherche à créer une illusion du réel à travers une illusion de musique : on a l’impression d’entendre de la musique mais finalement, on se retrouve plongé à l’intérieur d’un son naturel, d’une ambiance captée avec un micro. À mes yeux, la composition a quelque chose à voir avec le domaine des illusions : montrer, cacher, provoquer l’attente et surprendre, ne sont-ils pas des « trucs » d’illusionniste ? A l’image de la mise en scène théâtrale qui suppose une disposition d’éléments dans un espace, le travail de composition musicale suppose un agencement de sons. Je dois préciser que mes parents étant tous deux comédiens, le théâtre est une chose naturelle pour moi — le monde du théâtre m’est bien familier.

Les cosmos sont des mondes inouïs imbriqués les uns dans les autres comme dans Cosmos privés en 2005. J’utilise uniquement des prises de son tirées de mes voyages (dans le cadre de différentes productions de documentaires animaliers) qui s’entremêlent pour former des hybrides en évolution. Là encore, comme dans bien d’autres pièces par la suite, les transitions de timbre sont au moins aussi importantes que les sons eux-mêmes. Les évolutions timbrales et fréquentielles semblent provenir naturellement du matériau sonore et bifurquent chaotiquement, comme si c’était la morphologie des sons qui dictait la structure temporelle de l’œuvre.

A partir de cette pièce, cette notion d’hybridation deviendra presque une obsession chez moi. Je cherchais alors à hybrider techniquement des sons acoustiques et des sons électroniques de manière à effacer les coutures liées au geste de composition et à l’hétérogénéité des matériaux sonores. J’arrivai assez vite à la conclusion qu’un hybride parfait perd de son intérêt, tout simplement parce que nous le percevons alors comme un seul et unique objet sonore, et non pas comme la somme de deux sons imbriqués ou qui interagissent dans une durée. Ce qui importe, ce n’est pas tant les sons en eux-mêmes, que les processus par lesquels ils sont amenés à évoluer dans le temps de l’écoute.

J’aime amener l’auditeur vers un endroit où il ne pensait pas aller au départ, en faisant évoluer subrepticement les timbres, en les faisant muter lentement dans l’espace et le temps : c’est de l’alchimie ! L’idéal est pour moi d’amener l’auditeur d’un point A à un point Z, quasiment sans qu’il s’aperçoive du changement continu des sonorités... et afin qu’il se demande : « Comment diable en est-on arrivé là ? ».

 

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Pour ce qui est des outils, je dois dire que mon métier d’ingénieur du son a été de la plus grande aide. Lorsque j’ai commencé à travailler en 1990, nous vivions une transition entre l’analogique et le numérique. J’ai donc commencé ma formation avec le magnétophone à bande mais très vite l’informatique a obligé tous les techniciens à se former à ce nouvel outil, qui allait frapper d’une obsolescence plutôt rapide et brutale la plupart des appareils que nous utilisions alors. Aujourd’hui, j’aime mélanger ces deux technologies, qui ont toutes deux des avantages et des limitations. Des limites qui stimulent la créativité.

Avec l’ordinateur, que je considère comme un atelier, il s’agit de s’imposer un cadre créatif, de construire ses instruments. Avec l’analogique, c’est le geste physique qui apporte un touché, une personnalité aux sons que l’on produit. Par exemple, j’utilise d’anciens synthétiseurs analogiques que je mélange aux synthétiseurs virtuels et autres effets au sein de l’ordinateur ; l’un enrichissant l’autre. De même, je continue à travailler avec de nombreux micros, y compris pour ré-amplifier des sons de synthétiseur, leur faire traverser l’air de la pièce pour leur donner plus de vie, comme s’ils se dotaient d’une existence propre. J’utilise aussi beaucoup la synthèse croisée, qui permet l’hybridation de sons naturels captés au microphone, avec des sons ou processus de modulation d’origine complètement synthétique.

 

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Disque vinyle Des sphères label ACEL

En exemple, je citerai Des sphères, une pièce de 51 minutes qui s’inspire du mouvement des astres les plus proches de la terre. La synthèse croisée est ici utilisée de manière extensive et chaque planète est représentée par deux sons : l’un concret, l’autre synthétique. Le son concret est inaudible mais il module le son de synthèse en amplitude et en fréquence. Le résultat passe ensuite au travers de plusieurs traitements mis en chaîne qui s’influencent eux aussi afin d’obtenir un son mouvant, évolutif et en partie aléatoire.

C’est à partir de cette création, Des sphères, que je travaille mes compositions en prenant en compte quatre niveaux de grossissement qui permettent de fragmenter le temps : les niveaux Nano, Micro, Mezzo et Macroscopique. Le découpage temporel ainsi défini me permet d’imaginer des structures formelles inusitées.

Au niveau Nano, le son est découpé en grains, puis re-synthétisé par modulation de fréquence et d’amplitude. Ici encore, la synthèse croisée permet d’effacer les frontières entre la note pure et le bruit, le naturel et l’artificiel, dont les limites deviennent fluctuantes. En 2019, db - Les 7 vies de David Bowie est une pièce de musique concrète où seule la voix du chanteur star est utilisée. Plusieurs échantillonneurs ou « réservoirs de sons » sont déclenchés en midi par l’ordinateur, avec un taux d’aléatoire lui-même fluctuant. Les cris, mots, onomatopées, ambiances et notes chantées s’accordent ou se confrontent en des structures légèrement différentes à chaque lecture de la pièce. (La version sur disque étant bien sûr fixée). La synthèse granulaire (logiciel Melodyne), agissant sur les « atomes du son », permet d’étendre à volonté la voix, de la re-synthétiser tout en conservant un semblant de naturel au timbre vocal.

Manuscrit pour db les 7 vies de David Bowie (JBF)

Au niveau Micro, je citerai ma série de compositions Unisono réalisée entre 2008 et 2019, dans laquelle les paramètres du synthétiseur sont modulés en continu : amplitude, hauteurs, timbre, espace. La gestion séparée de ces paramètres permet l’évolution graduelle et souvent imperceptible du son, au cours du temps d’écoute.
Cette série d’œuvres proposent plusieurs fois la même composition, mais pour divers effectifs électroniques ou instrumentaux (Synthèse Max msp, orchestre virtuel, duo de violons).

UNISONO 1 Plan synoptique (JBF)

Au niveau Mezzo, l’accent est mis sur l’articulation des différents éléments sonores afin de donner l’impression d’une évolution progressive des timbres. Je recours parfois au procédé de filtrage, pour raccorder entre eux des éléments qui pourraient paraître disparates. Les pièces Cosmos privé, Bad tape nostalgia, Le voyage immobile, et Big ending représentent bien cet aspect de mon travail où les liaisons et nuances sont aussi importantes que les sons eux-mêmes.

Jean-Baptiste Favory · Big Ending

Au niveau Macro, la structure générale de la pièce est dépendante du développement temporel des sons utilisés. Par exemple, Dans Fading spaces, une succession d’impulsions produites dans des réverbérations naturelles (enregistrées depuis plusieurs années un peu partout) s’entremêlent. L’attaque et la résonance des sons sont dissociées en deux entités indépendantes puis s’associent de nouveau en échangeant leur rôle. Cette « polyphonie d’espace » engendre une confusion dans notre perception de la durée.

Dans mes œuvres, on distinguera bien entendu un nombre considérable de caractéristiques, communes à ces quatre niveaux de grossissement de la réalité sonore, tant sur le plan musical que sur le plan physiologique : action/réaction, présence/absence, bruit/note, concret/abstrait, tension/détente, clair/obscur, chaotique/ordonné, etc.

 

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Sablier (P Gascuel)

Manipuler un art du temps tel que la musique est une lutte contre l’oubli. Même si la flèche temporelle reste immuable, nous avons la possibilité de pratiquer des entailles dans la matière sonore, de graver dans l’espace-temps.

La composition est le partage sensible d’une illusion futile autant qu’indispensable : l’arrêt de l’entropie. C’est un combat perdu d’avance contre la mort, par un accès sensible et vertical à un instant présent que l’on souhaite éternel.

A l’échelle humaine, le temps est une notion pratique et indispensable pour structurer nos vies, nos actions et nos créations. Mais ce n’est sans doute là qu’une commodité de l’esprit ; le temps n’est probablement qu’une autre dimension de l’espace, cachée à nos yeux. La très récente détection d’ondes gravitationnelles provenant de la fusion titanesque de deux trous noirs à des distances inimaginables va dans ce sens.

Continuum

Nous sommes immergés dans un continuum d’espace-temps-matière et la perception de la réalité nue est sans doute ce moment furtif où l’on peut apercevoir ce continuum. En tant qu’êtres vivants et conscients, nous sommes plongés dans un éternel présent : le passé n’existe plus... et le futur pas encore !

L’une des définitions célèbres de la musique est celle de Leibniz : « la musique est une pratique cachée de l’arithmétique, l’esprit n’ayant pas conscience qu’il compte ». Le compositeur La Monte Young l’a bien compris et ses trames électroniques sans aspérités ni battements (car accordées en intonation juste) démontrent que sans repères rythmiques (c’est à dire sans inter-modulations périodiques de la pression acoustique de l’air dans l’espace), notre perception du temps est très altérée. La différence entre la durée effective du morceau et la perception que nous en avons s’accentue, ce qui peut engendrer un état d’hypnose, un état intermédiaire proche du sommeil, en plein état de conscience, mais libéré de toute temporalité.

Multitude (JBF)

L’espace est, au même titre que le temps, une composante essentielle de mon travail sur les sons, puisque je perçois la musique que je compose comme des formes qui se déplacent dans l’espace. Chaque son est pour moi une entité particulière possédant une existence propre, comme si chacun pouvait décider, dans une certaine mesure, de son évolution timbrale et spatiale.
Ces entités sonores se frôlent, s’interpénètrent ou se confrontent, sans jamais s’ignorer totalement, même si elles prennent respectivement des trajectoires distinctes. J’ai, depuis tout petit, une passion pour le cosmos et plus récemment pour l’astrophysique. Ces sujets m’inspirent beaucoup pour imaginer l’espace où vivent mes sons.

A ce titre, je prête une grande attention à la spatialisation que je considère comme un paramètre musical aussi important que les hauteurs, les timbres et les intensités. D’ailleurs, la densité spectrale, la durée et le mouvement des sons dans l’espace sont liés, exactement comme le rapport matière-espace-temps qu’Einstein a su trouver avec sa théorie de la relativité. Cependant, n’étant pas un scientifique, il s’agit pour moi avant tout de traduire poétiquement cette interdépendance entre ces notions. Je ne cherche pas à imiter la réalité, telle que la science nous l’explique aujourd’hui, et dont la perception est susceptible d’évoluer au même titre que les théories scientifiques qui prétendent la cerner.

 

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C’est en concert acousmatique que se développent au mieux ces notions, et la diffusion avec l’orchestre de haut-parleurs reste encore la meilleure façon d’entrer dans la musique électroacoustique, surtout pour les non-initiés. Je pense que nous n’en sommes qu’aux balbutiements de ce type de concerts, et les hologrammes sonores sont une prochaine étape. Nous sommes encore loin de pouvoir diffuser ces hologrammes, et surtout de pouvoir composer avec... cela viendra d’ici quelques années.

 

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Aujourd’hui encore, les musiques électroacoustiques souffrent d’un manque de reconnaissance du public y compris de la part des mélomanes. Les concerts acousmatiques restent encore difficiles à organiser sans subventions et presque soixante-dix ans après les premiers concerts de musique concrète, une explication de ce qu’est la diffusion acousmatique reste nécessaire avant la représentation. « Pourquoi n’y a-t-il personne sur scène ? », « Que se passe t-il derrière la console diffusion ? », « Où sont vos instruments ? » : ce sont les questions récurrentes du public et le concert acousmatique reste une rupture assez traumatisante pour beaucoup.

 

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Je crois que la musique électroacoustique joue sur nos perceptions. Malgré l’éclectisme des sujets que j’aborde dans mes œuvres, l’accent est mis sur les structures employées, comme un fil rouge pour moi. Mon but n’est pas de reproduire un modèle d’univers existant où sont établis des schémas de la réalité que nous prendrions ensuite pour la réalité même ; il s’agit plutôt de « Cosmos privés », à l’intérieur desquels les relations que j’établis entre les objets sonores sont à l’image de ma vision des relations qui constituent la réalité du monde.

 

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Naître à la fin des années soixante pour un(e) compositeur(trice), c’est arriver à l’âge adulte à la fin des années 1980 avec une forte pression liée à la puissance novatrice des mouvements avant-gardistes qui précèdent. Ma génération s’est trop souvent bornée à reformuler le passé, avec l’avantage personnel de proposer des musiques millésimées qui se vendent plus facilement et sont plus susceptibles d’obtenir des subventions, du fait qu’elles réitèrent des formules déjà éprouvées par le passé. Il n’y a pourtant pas d’Art sans risque !

Il y a bien un nouvel académisme auquel beaucoup de compositeurs se soumettent et qui est très dangereux. Il sclérose l’évolution de la musique et empêche l’expression libre du temps présent, comme s’il ne nous restait plus qu’à piocher dans l’immense répertoire des musiques du passé pour y trouver l’inspiration. Il ne s’agit pas de déclarer à chaque nouvelle pièce une nouveauté formelle qui révolutionnerait la musique, mais d’appréhender la matière sonore et son organisation de façon différente pour chaque projet.

Il nous faut continuer d’inventer, d’imaginer et de créer de nouvelles empreintes dans des régions de nos corps encore inexplorées. La liberté passe aussi par l’écoute. « Naviguer sur les frontières » est sans doute un bon résumé de mon travail. J’aime les bifurcations, les sorties de pistes qui semblent tracées à l’avance. Je pense qu’il y a toujours moyen de libérer... en se libérant soi-même.

Pour ma part, la musique est ce moyen.

Paris, Février 2024

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