mardi 30 novembre 2021

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Télescope intérieur

, Dominique Moulon

L’exposition Télescope intérieur d’Eduardo Kac, en novembre dernier à Plateforme Paris, s’articulait autour de ce que le spationaute Thomas Pesquet a accompli, selon un protocole établi par l’artiste, à bord de la Station spatiale internationale en 2017.

ISS, la station spatiale internationale, compte certainement parmi les objets techniques les plus complexes que l’humanité ait produit à ce jour. Pourtant, la création qui y est activée le 18 février 2017 se situe à l’opposé de cette extrême complexité technologique : Télescope intérieur ne mobilise que deux feuilles de papier découpées, pliées puis assemblées. Si ce n’est pas la première œuvre à avoir été apportée dans l’espace, c’est bien la toute première à avoir été réalisée dans l’espace. Son auteur, l’artiste Eduardo Kac, en a longuement anticipé la conception et la manipulation depuis son atelier de Chicago, tant par des dessins préparatoires que des photographies où on le reconnaît lançant son objet non-technique, n’attendant plus, pour se révéler, que l’environnement de hautes technologies lui étant destiné. Ne pouvant se rendre lui-même dans la station spatiale internationale, il a délégué la performance de sa réalisation en apesanteur au spationaute français Thomas Pesquet. Ensemble, à l’Agence spatiale européenne, ils ont répété les gestes préfigurant son envol à environ 350 km d’altitude. Le spationaute devient par conséquent son premier spectateur quand, nous autres, nous nous contenterons de voir flotter ce Télescope intérieur dans la coupole de l’ISS. En arrière-plan on voit la Terre dont on mesure la fragilité eu égard à sa petitesse, une vision familière depuis que l’humanité s’est lancée dans la conquête spatiale. Le « M » du pliage, lui conférant l’allure d’une poésie visuelle, renvoie selon l’artiste à un moi collectif plus que psychanalytique. Un moi qui devrait nous engager à relativiser la valeur de nos existences lorsque nous observons, à distance, l’habitat qui nous a si longtemps précédé. Les télescopes, d’ordinaire, servent à observer le lointain ; à l’inverse, celui d’Eduardo Kac nous observe depuis un ailleurs. L’action menée par Thomas Pesquet à la demande de l’artiste prend la forme d’une chorégraphie improvisée que seule l’absence de gravité autorise. Une absence essentielle à la réalisation du Télescope intérieur, symbolisant si parfaitement la relation liant art, science et technologie qui est au centre des recherches de l’artiste dont les messages sont généralement de l’ordre du symbolique. Tout, dans cet instant d’éternité documenté par une séquence vidéo, n’est que pure lenteur alors que l’ISS se déplace à une vitesse moyenne de 28 000 km/h. Cela ne fait qu’accroître l’aspect paradoxale de ce télescope de papier dirigé vers nous dans un environnement technologique qui est à la fois si éloigné – considérant les voyages spatiaux habités – et si proche – considérant un univers dont on ne saisit conceptuellement que très difficilement les limites. Mais qui s’étonnera de l’émergence de ces quelques contradictions à la croisée des arts, et surtout des sciences (en proximité avec la philosophie), où les paradoxes stimulent l’accès à la connaissance ? Des domaines aux méthodologies en apparence si différentes pour des approches, en réalité, qui le sont beaucoup moins.

Eduardo Kac, Inner Telescope (in the cupola)
International Space Station, 2017. Production Observatoire de l’Espace du Centre National d’Études Spatiales, en collaboration avec l’Agence Spatiale Européenne et la Fondation Carasso.

Frontispice : Eduardo Kac, Inner Telescope : Ground-based Research, 2014. Tirage c-print, 50 x 75 cm. Courtesy galerie Charlot.

Liens : Eduardo Kac : https://www.ekac.org

Plateforme Paris : https://www.plateforme-paris.com