vendredi 31 décembre 2021

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Entretien entre Dominique Moulon et Jean-Louis Poitevin

Chefs d’œuvre du 21e siècle — L’art à l’ère digitale

Dominique Moulon

, Dominique Moulon et Jean-Louis Poitevin

A l’occasion de la parution du livre Chefs d’œuvre du 21e siècle — L’art à l’ère digitale aux nouvelles Editions Scala, l’auteur, Dominique Moulon a accepté de répondre par écrit aux questions de jean-Louis Poitevin.

Jean-Louis-Poitevin : Quelle est la bonne formulation pour parler des formes d’art qui prennent en compte comme question ou comme support de leur pratique, les éléments les plus actuels relevant de l’électronique : art numérique, art électronique, ou autre ? Et s’il y a plusieurs manières de nommer ces pratiques, ces différences de noms relèvent-elles d’une différence de nature ou de statut ?

Dominique Moulon : Les arts et techniques se sont toujours accordées, du burin à l’huile et jusqu’aux appareils. Sans omettre qu’il aura fallu bien du temps à la photographie comme à la vidéo pour être reconnues par les institutions contemporaines. Et il en a été de même pour les pratiques intégrant tant l’électronique que le numérique ou l’Internet et qui sont aujourd’hui très largement acceptées dans la sphère de l’art. Jusque sur le marché qui n’est plus indifférent aux tendances se déployant en ligne depuis que les ventes records s’y multiplient. Quant aux formes de l’art contemporain, elles sont aujourd’hui si diversifiées que l’on a peine à les nommer avec précision. Même s’il est des sujets, comme l’intelligence artificielle, qui agitent nos sociétés au point que des artistes en font usage comme pour mieux les interroger.

Penelope Umbrico, 2,303,057 Suns from Sunsets from Flickr (Partial) 09/25/07, 2007. Vue de l’installation à la galerie d’art moderne de Brisbane
Australie. 1 540 tirages numériques chromogènes de 10 x 15 cm (détail). Courtesy de l’artiste.

JLP : Œuvres et chefs-d’œuvre ce n’est pas tout à fait la même chose. Pourquoi avoir choisi le terme de chef d’œuvre dans le titre de votre livre, surtout lorsque ces chefs-d’œuvre issus des arts numériques sont comme l’indique bien la référence faite à ArtPress.com, présentés sous la rubrique « Le chef-d’œuvre du moment » ?

DM : Le projet de ce quatrième ouvrage a été initié par mon éditeur Michel Guillemot qui m’accompagne depuis le premier. J’ai effectué des recherches sur la notion de chef-d’œuvre dans l’histoire de l’art en me focalisant sur quelques travaux théoriques dont ceux d’Hans Belting. Pour en comprendre les origines moyenâgeuses dans l’accomplissement des artisans comme l’apogée avec l’émergence des grands musées du XIXe siècle, sans omettre les anti chefs-d’œuvre modernes que sont les ready-mades. Il s’avère que nous n’en n’avons pas terminé avec la question du chef-d’œuvre en ce premier quart du XXIe siècle si l’on considère l’exposition Chef-d’œuvre ? du Centre Pompidou Metz et, comme vous le mentionnez, la rubrique du site de la revue Art Press au sein de laquelle j’interviens régulièrement. Aussi je me suis décidé à considérer ce qui pouvait bien faire chef-d’œuvre en cette période contemporaine où le numérique est omniprésent, tant en termes de révélateur qu’à la source de problèmes ou de solutions. Je me suis dit qu’il ne serait pas vain d’analyser des créations qui émergent de l’usage comme de la critique des technologies qui façonnent nos sociétés contemporaines. Car c’est aussi, me semble-t-il, l’extrême proximité que les publics entretiennent avec les œuvres qui leur confère un supplément d’art.

Amalia Ulman, Excellences & Perfections
2014. Instagram, 23 avril 2014. Courtesy de l’artiste.

JLP : Vous notez dans vote préface « qu’il n’est point en vérité de pratiques qui ne soient totalement métamorphosées au contact du numérique ». Pouvez-vous préciser en quoi consiste cette ou ces métamorphoses ? N’y-a-t-il pas là l’indication d’un changement radical d’époque qui rend obsolètes les formes « anciennes » de l’art ?

DM : L’essentiel des pratiques artistiques, à l’instar de celles de l’image et du son, ont littéralement été contaminées par le digital. Et ce, plus récemment, jusqu’à la sculpture qui bénéficie aujourd’hui des nouvelles possibilités qu’offrent le scanning en trois dimensions et le prototypage rapide ou l’usinage à commandes numériques. Mais quand je les envisage toutes, je pense davantage aux algorithmes qui orientent les recherches de toutes celles et ceux qui effectuent des requêtes préalables à la réalisation de créations quelles qu’elles soient, donc incluant même la peinture à l’huile. Et si je m’intéresse davantage aux chefs-œuvre qui reflètent notre société du tout numérique, je ne me soucie guère de leur part de technologie au moment précis de leur monstration. Quand évoquer, par exemple, l’anthropocène conséquente aux révolutions industrielles se succédant permet de considérer à quel point ce changement d’époque est radical. En revanche, je suis resté très attaché aux tendances historiques de l’art que je ne considère en rien obsolètes et qui, régulièrement, sont réactivées autrement en cette ère résolument digitale.

Félicie d’Estienne d’Orves & Éliane Radigue, Continuum
2018. Vue de la performance en 2019, au Centre Pompidou, à Paris. Courtesy des artistes. Photographie Hervé Veronèse.

JLP : Vous écrivez dans vote préface « qu’il n’est point de technologies qui ne puissent faire œuvre ». À travers deux ou trois exemples d’œuvres, pouvez-vous montrer quelles différences il y a entre l’usage pratique des technologies et l’usage artistique ?

DM : Je pense en effet que toutes les technologies ou applications sont susceptibles d’être utilisées ou détournées par des artistes faisant œuvre. Ce qui me semble tout particulièrement évident concernant les services ou plus précisément les médias sociaux que nous utilisons à tout instant. Pour exemple, je pense à la plateforme Flickr car c’est là que Penelope Umbrico puise les éléments d’images de ses œuvres d’assemblage de la série Suns from Sunsets from Flickr. D’ailleurs, elle le revendique au point de faire figurer le nom site de partage au sein du titre de cette série des soleils du monde entier. Il y a également Amalia Ulman et sa performance Excellences & Perfections qu’elle donne au travers de son compte Instagram en 2014. Elle y intègre les codes d’usage comme la pratique régulière de Selfies quand tout, bien au-delà de son apparente désinvolture, n’est en réalité que mise en scène. Se faisant, elle interroge nos usages pour développer une narration qui se déploie aujourd’hui sous la forme de tirages photographiques dans de nombreuses institutions muséales.

Justine Emard, Co(AI)xistence
2017. Installation vidéo, 12 min, avec Mirai Moriyama et Alter (développé par Ishiguro Lab, Osaka University, et Ikegami Lab, Tokyo University).

JLP : Quels critères pouvez-vous dégager permettant de dessiner les contours d’une ou de poétiques technologiques ?

DM : Je ne suis pas convaincu qu’il y ait une poétique qui soit particulière au marbre ou à l’huile, aux sels d’argent ou aux algorithmes. Quand l’usage de technologies quelles qu’elles soient n’ajoute ni ne soustrait la dimension poétique d’un sujet comme d’un traitement. Prenons la situation du coucher de soleil qui a inspiré tant de poètes et continuera de le faire. Lorsque Félicie d’Estienne d’Orves s’associe à Éliane Radigue pour produire, à grand renfort de données scientifiques et d’applications de simulation, le coucher de soleil que l’on observerait depuis la planète Mars, il me semble qu’elles nous invitent à une forme de contemplation qui renvoie tant à Victor Hugo qu’à Caspar David Friedrich.

Sun Yuan & Peng Yu, Can’t Help Myself
2016. Collection du Solomon R. Guggenheim Museum de New York, Robert H. N. Ho Family Foundation. Courtesy des artistes.

JLP : Les émotions mobilisées par des œuvres à forte dimension technique ou technologique sont-elles comparables aux types d’émotions répertoriées relatives aux pratiques artistiques connues ?

DM : S’il était une émotion que les technologies favorisent, en particulier celles de la robotique, ce serait certainement l’empathie. Je pense à Justine Emard lorsqu’elle met en scène une rencontre entre un performeur humain et un robot autonome. Il se passe alors quelque chose d’indéfinissable parce que relativement nouveau, même si les auteurs de science-fiction ont anticipé de telles relations depuis longtemps. D’autres artistes, à l’instar des Chinois Sun Yuan & Peng Yu, confèrent une étrange mission à un robot extirpé de l’industrie auquel il était pourtant voué. Ce que j’apprécie par-dessus tout dans de telles situations, ce sont les commentaires des spectatrices et spectateurs qui, souvent, se projettent avec une extrême bienveillance.

Pierre Huyghe, UUmwelt
2018. Écran à diodes électroluminescentes, images mentales. Vue de l’installation à la Serpentine Gallery, Londres. Courtesy de l’artiste et Serpentine Galleries. Photographie Ola Rindal.

JLP : La présence massive d’images en tout genre dans les œuvres à haute technicité est-elle un signe d’impossibilité de se passer des images et donc un gage de continuité des pratiques du XXe siècle et avant, ou un aveu de l’impossibilité de se passer complètement du visuel ?

DM : Je viens des arts visuels, mais je me suis toujours intéressé aux techniques, puis aux technologies. Force est de reconnaître que l’image joue un rôle essentiel au sein de cet ouvrage. Dans le précédent, la publication de ma thèse, je m’étais intéressé aussi aux pratiques artistiques sonores et davantage encore aux machines de toutes sortes. Quoi qu’il en soit, nous n’avons jamais produit autant d’images qui circulent en des flux incessants de centre de données en centre de données tout autour de notre planète. Aussi, même nous si vivons une époque singulière, eu égard notamment aux champs d’investigation que l’intelligence artificielle nous ouvre, l’œuvre d’art a commencé à sortir du cadre à l’époque de sa reproductibilité technique. Un phénomène que le numérique n’a fait qu’accroître, mais de manière exponentielle.

Grégory Chatonsky, Terre seconde
2019. Vue de l’installation à l’exposition « alt+R, Alternative Réalité » au Palais de Tokyo, à Paris. Photographie Jean-Christophe Lett pour Audi Talents.

JLP : Un tel « aveu » confirmerait-il la puissance de la vision comme point commun entre toutes les pratiques artistiques et le vecteur majeur assurant la puissance de la fascination comme signe ou preuve de l’artialité ?

DM : Il ne fait en effet aujourd’hui aucun doute sur la « puissance de la vision ». A ce propos, l’usage artistique des réseaux de neurones artificiels par des artistes comme Pierre Huyghe ou Grégory Chatonsky est tout à fait passionnant. Car ils créent des images qui n’existent pas, soit des artifices. Mais pour ce faire, ils doivent préalablement alimenter leurs applications de grandes quantités de données, des clichés photographiques de fragments de nature par exemple. Dans ce cas, c’est la machine qui, d’une manière tout à fait autonome, calcule des images qui ne sont que « vraisemblables ». La vitesse à laquelle elles se succèdent est généralement source de fascination pour le public qui, ne sachant plus exactement ce qu’il observe, s’adonne à la contemplation de flux plus que d’images.

Frontispice : Dominique Moulon, Chefs-d’œuvre du 21e siècle : L’art à l’ère digitale, nouvelles Éditions Scala, Paris, 2021, 160 pages.