LaRevue - Arts, cultures et sociétés


LaRevue n°117


Éditorial

« Depuis les années 1920, les surréalistes ont montré à leurs contemporains comment on devient, sans changer de lieu, étranger à soi-même jusqu’à en être incompréhensible. Aux dadaïstes et aux surréalistes succédèrent coup sur coup des générations d’artistes de l’étonnement, d’autonoyauteurs et d’endo-ethnologues qui nous fournissent en permanence, au nom des arts transgressifs, de la critique du système, de la fracturation inconsciente du sujet, de la variabilité sexuelle et de la situation postcoloniale, des preuves toujours nouvelles de l’impossibilité d’être identiques à nous-même sans contradiction. »
Peter Sloterdijk
Faire parler le ciel, p.196, Ed Payot 2021

Nous ouvrons ce numéro 117 avec Françoise Lerusse qui publie un livre intitulé Chaos, composé uniquement d’images réalisées à Bangkok entre 2017 et 2020. Ce remarquable travail est porté par une vision singulière : « Le défi photographique à Bangkok c’est l’espace. Où que l’on se tourne, celui-ci est obstrué, fragmenté par les enseignes, les climatiseurs, les barrières, les poteaux… » Au-delà de la singularité de cette ville, Françoise Lerusse nous donne à penser quelque chose qui a à voir avec « l’essence de la très grande ville. »

Devenir paysage des images et autres métamorphoses

Les images, leur statut leurs diverses fonctions dans le monde qui est le nôtre, continuent d’alimenter les réflexions dont TK-21 LaRevue entend être porteuse.

Éléphant in the Room est projet d’exposition, fruit d’un partenariat entre TK-21 LaRevue et Corridor Elephant. Une table ronde sur la perception du corps selon différentes cultures, des lectures de portfolios et des performances accompagneront cette exposition dans un Désordre que nous espérons impeccable.

Dans un texte précis et inspiré, Laetitia Bischoff vient percuter de ses mots puissants les photographies de Michel Handschumacher. Pour mieux les appréhender, « elle a sondé les aspirations du noir, et s’est faite pour lui ventriloque, jusqu’à capter comment une parcelle, ciel de nuit, se faufile en grains dans nos petits bruits et sur la surface de nos menus objets du jour. »

Jeffrey Wolin, l’un des plus francophiles des photographes américains contemporains, habitué de TK-21 LaRevue (N° 103) poursuit son œuvre basée sur la rencontre avec des êtres qui ont le plus souvent eu à pâtir de la vie, par leur travail, leur engagement dans des guerres ou ici leur situation sociale. Nous présentons en avant première des images de Faces of Homelessness. En plus des portraits des gens dans leur environnement — il a choisi de rencontrer des SDF — il inscrit sur l’image les mots que ces personnes lui ont dits. Ouvrant l’image à la richesse de la langue et renvoyant les mots à l’immédiate violence frontale de l’image, il tisse ainsi une œuvre d’une rigueur éthique rare sinon unique.

Il était impossible de ne pas publier l’article de Stéphanie Dulout sur Cindy Sherman, paru initialement dans la revue en ligne The gaze of a parisienne, qui rend compte de l’exposition restée quasiment inaccessible consacrée à l’artiste par la fondation Vuitton. On y découvrira des images et des œuvres peu ou pas connues et on pourra faire un point sur l’importance de ce travail hors norme qui a mobilisé l’entièreté de l’existence de l’artiste.

Bruno Beucher est attiré par les gens invisibles, ceux qu’on ne voit ou ne remarque pas au quotidien et sans lesquels pourtant le monde ne tournerait pas ! Femmes de marins, travailleurs du service public, habitant d’une île, il saisit à travers des portraits sans pathos la manière dont le monde s’inscrit et écrit sur les visages la vie même à laquelle chacun fait face.

Avec Femme sauvages 6 et la complicité de Sylvain Paris, Martial Verdier poursuit son investigation des corps féminins captés lorsqu’ils deviennent non pas des objets pour voyeurs mais des supports de visions, les corps qu’il saisit étant peints, c’est-dire transformés en miroirs magiques de rêves impossibles et pourtant devenus, pour nous, réels.

Avec cette Logiconochronie – LVI, Jean-Louis Poitevin poursuit sa quête des relations entre images et psychisme. Si Roland Barthes joue un rôle dans la possibilité de définir l’un des ensembles de significations dans lesquels elle s’insère, c’est surtout Vilém Flusser qui, s’approchant au plus près des strates dont est composée une image, nous permet de clarifier les positions relativement à cet « objet » si singulier. En effet, il relève à la fois de la magie, de la technologie, de l’information et finalement participe à sa manière à la grande obsession humaine qui consiste à tenter de « prouver » qu’il est possible de donner corps aux visions sans support qui traversent et hantent le cerveaux et l’esprit de chacun.

Dans les pas de...

Nous publions la seconde partie de la postface que Jean-Louis Poitevin a écrite pour la réédition tant attendue de ce livre majeur de Julian Jaynes, qu’est La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral, paru il y a peu aux éditions Fage. De la possibilité de comprendre ce que sont ou ont pu être les dieux pour les hommes au temps de l’Iliade à la possibilité d’appréhender des fonctionnements psychiques actuels hors norme, donnant souvent lieu à des œuvres majeures, dans le champ de la littérature en particulier mais pas seulement, voilà ce à quoi peut conduire la lecture de cet ouvrage.

Avec Lost in the supermarket #14, Aldo Caredda poursuit le dépôt de ses empreintes dans les musées parisiens. Ici, à la fondation Cartier, il entre aussi en relation frontale avec l’angle d’un écran sur lequel défilent d’indéchiffrables images. On pourrait un instant penser qu’il va, tel un fantôme, tenter de rentrer dans le monde dont il se serait comme échappé par mégarde. Mais rien ne se produit qu’une brève génuflexion. Le temps d’un souffle, il semble presque parvenir à entrer dans l’image qui « grésille ». Mais ce monde des fantômes qui errent sur des surfaces le repousse et, à peine relevé, il s’esquive, marin rejeté par la mer, et glisse le long de l’écran comme aspiré par le néant banal du hors-champ.

Dominique Moulon, en présentant Ad lib., l’exposition de l’artiste italien Michele Spanghero qui se tient à la galerie Alberta Pane, nous permet d’approcher une double vérité, dont l’art est trop rarement porteur. Si « les formes des sculptures sonores de Michele Spanghero sont tout aussi harmonieuses que les notes qu’elles répètent simultanément jusqu’à pleine satisfaction du public », c’est surtout, au-delà de la dimension esthétique à une compréhension intime des enjeux entre souffle et vie, voix et mort, qu’il nous conduit, dessinant en passant les impensables contours d’une éternité toujours inaccessible, toujours désirée, toujours à venir.

En proposant à ses étudiants de travailler à partir d’un algorithme visuel, Jae Wook Lee nous entraîne sur des voies peu habituelles, celles qui explorent les modalités et les motifs même de la création. Avec The Illogically Logical, qu’il est inutile de traduire, il ouvre pour eux la boîte de Pandore du double bind, de la schize, de l’impossible, c’est-à-dire le creuset de toute création. Créer, comme rêver, comme penser, consiste en effet à associer deux idées apparemment incompatibles, deux éléments ne provenant pas des mêmes strates de réalité et de tenter de les faire fonctionner ensemble. De Freud à Dada, de la psychologie aux neurosciences, de l’art à la philosophie, rien n’échappe à la tension créatrice qui explose dans le crâne de chacun de ceux qui accueillent ou provoquent des connexions inhabituelles. Cour-circuit garanti !

Avec la publication du chapitre VII de son grand ouvrage L’esthétique et ses bords, intitulé « Intimité ineffable et étrange », nous poursuivons notre prospection dans le champ de la philosophie de Pedro Alzuru. « Intimité est un mot d’usage courant qui n’a apparemment aucune difficulté à se comprendre, mais cette hypothèse se heurte à une réalité qui empêche la fluidité de tout discours. » En convoquant, Benjamin et Levinas en particulier, Pedro Alzuru nous convie à penser combien l’intimité est plus qu’une notion. En effet, « L’intimité intensifie le sentiment esthétique de l’expérience érotique en la fondant dans une relation réciproque. »

Boris Grébille a publié dans le numéro du printemps 21 de la revue Témoignage Chrétien, un texte incisif et précis sur le livre de Jean-Louis Poitevin, Jonas ou l’extinction de l’attente, paru en janvier aux éditions Tinbad. En notant que « Par-delà les images d’un Jonas dans sa baleine ou sous sa courge, c’est bien la condition humaine qui intéresse l’auteur, le prophète étant vu comme un archétype de l’homme contemporain », il fait apparaître l’un des enjeux majeurs de cet ouvrage. En effet, porté par une prose poétique, il vise avant tout à montrer que vie et pensée ne sont jamais plus proches que lorsqu’une troisième voix, qu’on appelle souvent dieu, les rapproche, même si, dans le même temps elle s’ingénie à les maintenir à distance l’une de l’autre. Comme si être un homme ne pouvait avoir lieu que dans cette inconsolable distance que seule cette tension rend à la fois vivante et tragique.

Joël Roussiez nous invite à la rencontre du grand poète et penseur chinois, Tchouang-tseu, à travers l’interprétation d’une des histoires dans lesquelles il s’est mis en scène. Histoire vraie ou fictive, poétique ou narrative, la poursuite par le grand maître d’une pie dans une parc qu’il veut tuer avec son arbalète a de quoi nous conduire à penser à la fois que vivre c’est obéir à ce qui nous meut et à ce qui, de nous tenir, nous retient.

Alain Coelho, dont nous avons publié en « feuilleton » le roman inédit Images d’aurore, a repris la plume pour, Une visite à Montagnola, premier moment d’un projet ouvert dans lequel il commence à explorer ses souvenirs une fois revenu en France après l’enfance tunisienne. À Montagnola, dans le Tessin, outre la découverte des bouteilles au verre rugueux d’Orangina, on croisera le dieu Pan et l’ombre du prix Nobel, Hermann Hesse qui y séjourna et y est enterré, près d’Hugo Ball et Bruno Walter.

 


Photo de couverture : Françoise Lerusse - Chaos 15 b (diptyque)

Nous vous conseillons de lire TK-21 sur Firefox ou Opéra
Ours

Pour soutenir la revue, adhérez à TK-21 par courrier ici
Ou par Hello Asso
Adhérez à TK-21 par HelloAsso