samedi 27 mars 2021

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Intimité ineffable et étrange

, Pedro Alzuru

L’intimité n’existe pas dans la dimension commune des choses. Mais elle a pourtant une puissance propre, excessive, celle d’intensifier le sentiment esthétique de l’expérience érotique en la fondant dans une relation réciproque. À travers Proust, Bataille, Levinas, Benjamin, Antonioni, c’est le secret de l’impossible de la rencontre lorsqu’elle a lieu au plus secret de l’intimité qui est ici décrypté.

1. L’intimité ineffable

Intimité est un mot d’usage courant qui n’a apparemment aucune difficulté à se comprendre, mais cette hypothèse se heurte à une réalité qui empêche la fluidité de tout discours. L’intimité est l’inexprimable, l’indicible, l’ineffable et, en tant que telle, son essence ne peut pas être dite, elle est inter et donc fermée à toute réconciliation avec l’accessoire, elle nous conduit au paradoxe « soit elle est incommunicable soit elle n’est pas ».

L’intimité n’existe pas dans la dimension commune des choses. Certes, ce n’est pas dans le mariage, ce domaine qui supposerait sa réalisation complète, cela a pour but de procréer et cela signifie créer l’autre, puis se mettre sur un plan extérieur. Dans l’amitié, lieu privilégié de relations interpersonnelles, le réseau d’amis est ouvert, un ami se réfère à un autre et ce à un autre et donc dans une chaîne. Peut-être pas un seul n’est dans l’intimité puisque l’individu est plusieurs, est multiple, légion, visages multiples qui ne nous conduisent guère à l’unité.

Nous le trouverions dans la monade, une entité qui représente pour les pythagoriciens le monos, l’unité, des points isolés dans l’espace que forment les corps. Pour Leibniz, des substances spirituelles simples et fermées, sans portes ni fenêtres, qui peuvent cependant refléter l’univers. Mais le cyber que nous sommes aujourd’hui, le point de réseau que nous sommes aujourd’hui, peut être tout sauf une monade, les portes et fenêtres de nos chambres nous placent sur la place, sur l’avenue ; de plus, portes et fenêtres sont ancrées dans nos oreilles, dans nos yeux et nous ouvrent, que cela nous plaise ou non, à la polis, la déconnexion est une manifestation d’anomie, c’est-à-dire de santé, dans ce cas.

Si nous partons d’Aristote, plus précisément de son Éthique à Nicomaque (2001), les relations intimes seraient de trois types : hédonistes, utilitaires et authentiques ; celles-ci se réfèrent à leur tour à trois types de relations affectives basées respectivement sur le plaisir, l’intérêt et la vertu. Les deux premiers seraient très fragiles et accidentels, car l’être aimé n’est pas aimé par lui-même mais pour le plaisir ou l’utilité qu’il accorde. Mais le plaisir et l’utilité ne sont pas constants, ils changent avec le temps, le degré de satisfaction qu’ils produisent et les humeurs des parties. Ce n’est qu’à partir des relations affectives qui s’établissent entre bonnes personnes que naît la confiance et la disposition à ne jamais se nuire.

Malheureusement, les choses ne sont pas si simples. Les réflexions de Simmel (1977) sur les relations entre intimité et argent le conduisent à établir que, d’une part, le fait d’être acheté implique la reconnaissance de constituer une valeur ; de l’autre, qui achète a une position supérieure sur qui est acheté. De là découlent de nombreuses conséquences paradoxales, l’intimité sexuelle est une marchandise dont la valeur change considérablement en fonction des cultures et des circonstances. De la prostitution au mariage pour intérêt, il existe de nombreuses situations intermédiaires, les vicissitudes d’une vie conjugale sont telles qu’aucun des époux ne peut savoir à l’avance s’il a fait « une bonne affaire » ; pour cette raison, l’inclinaison affective individuelle doit prévaloir sur tous les calculs (qui, en outre, ne peuvent pas être quantifiés).

Une distinction claire est alors établie entre les relations intimes et les relations utilitaires, c’est-à-dire entre les relations basées sur le sentiment d’appartenance réciproque et celles basées sur le changement, ces dernières comme Aristote l’a établi, sont considérées comme fragiles. Cependant, même les expériences apparemment plus partagées et plus réciproques sont également fragiles, et elles sont fragiles non seulement en raison de la tromperie, de la trahison, mais aussi en raison de la nature même des sentiments et des formes de relations. Le regard de l’autre ne nous conduit pas à l’intériorité mais à la surface de nous-mêmes, l’intime est l’effet d’une impression fortuite et éphémère, c’est l’effet d’une forme vide qui génère très souvent des interprétations erronées, nous ne partageons pas quelque chose d’une manière conformiste, qui croit fermement qu’il a vu quelque chose de ses propres yeux, témoigne qu’il veut être universel.

L’expérience de l’intimité comprise comme la recherche du plaisir a pris une série de transformations dans le monde contemporain. Une distinction a été établie entre l’intimité et l’intimisme qui s’oriente vers la recherche d’un sujet différent et a donc une vocation sociale. Une autre perspective se concentre sur l’intériorité, elle s’intéresse exclusivement à sa propre confidentialité, aux moments de plaisir individuel. Les deux directions, cependant, ont été sujettes à la dégradation et à la banalisation même si elles veulent se vendre comme désenchantées et démocratiques : l’intimisme mène au narcissisme cynique et l’intimité est réduite à une pratique du sexe sans aucun lien émotionnel ni valeur symbolique quelle qu’elle soit. À la base des deux se trouvent une profonde déception et une frustration qui atteignent leur apogée dans le cyber-intimité. De cette façon, un horizon déconcertant s’ouvre, avec des aspects pathologiques dans lesquels trois phénomènes qui caractérisent la vie contemporaine s’entrelacent, l’anodynie, la dépendance et l’autisme, générant une dévastation psychique, intellectuelle et morale.

Tout cela laisse l’impression de l’intimité comme une énigme, un caractère implicite dans son étymologie, en latin l’intimus est le superlatif de l’intérieur et son opposé est extremus, superlatif de l’extérieur. Cependant, le verbe intime signifie « entrer, faire connaître, communiquer, faire pénétrer l’esprit », en un mot, intimer.

Vilhelm Hammershøi (1864-1916), Intérieur

2. L’intimité étrange

Prenons deux exemples de la littérature : dans le livre V de À la recherche du temps perdu de Proust, le protagoniste se réfère à Albertine :

« Son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas ; présente, je lui parlais, mais étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même. »

L’orateur souffre de l’absence de la bien-aimée, même si elle est présente dans sa pensée. Un corps vit alors dans l’attente de l’autre, vit son manque. Mais alors, quand Albertine est présente, elle est disponible, à côté de lui, le protagoniste fait l’expérience d’une absence de lui-même.

Ce fragment clarifie la nature des relations visant à établir et à maintenir une relation intime. Lors de la recherche d’une intimité, quelque chose a déjà été choisi (lieu, personne, habitude) qui nous éloigne du dehors, du quotidien. Quelque chose qui brise son intrigue qui nous est imposée de l’extérieur. On sait que cela ne se fait pas par une combinatoire, par une somme progressive, mais par un saut qui interrompt une continuité. Bien sûr, tout ne dépend pas d’une décision consciente. Nous pouvons nous retrouver « miraculeusement » dans une intimité imprévue. Mais, en général, l’intimité est recherchée. Et elle est recherchée car dans l’action quotidienne, dans la même langue dans laquelle nous sommes plongés, cela fait généralement défaut. Notre mode de vie urbain semble éliminer tout le reste de l’intimité et pousse en même temps ceux qui peuvent se le permettre, à se réfugier dans l’hospitalité domestique, à l’intérieur de leur résidence, à s’entourer d’objets personnalisés.

Autrement dit, on cherche quelque chose qui permette à l’intimité, de s’éloigner, de sortir du circuit urbain. Cet extérieur a deux faces : celle du réseau linguistique, du lieu commun dans lequel nous sommes impliqués, et celle du théâtre du monde, du conflit, de la volonté de puissance, dans laquelle bien que nous ne voulions pas, nous devons nous confronter. Se retirer de cet extérieur, c’est se déplacer de la périphérie vers le centre de nous-mêmes, avec quelque chose ou quelqu’un qui correspond à notre intérieur. Cette correspondance est plus recherchée avec un autre être humain qui est en mesure de nous reconnaître, que quelqu’un nous reconnaisse nous fait le reconnaître. Dans cette correspondance, dans cette convergence, dans cet intérieur commun, nous nous sentons nous retirer, ne serait-ce que pour des moments, de la dispersion quotidienne, entre les choses, en contingence, où rien ne se réalise.

Mais alors qu’est-ce qui corrode l’accomplissement du désir qui semble réaliser la convergence avec l’autre et sa présence, dans l’intimité ? Lorsqu’Albertine est présente, le protagoniste se sent « trop absent de lui-même pour penser », sa simple présence, même désirée, semble l’éloigner de lui-même, de ce centre intérieur, et le disloque de nouveau au conventionnel et impersonnel, au dynamique du théâtre mondial. Comme si chaque colloque était destiné à l’impersonnel, à la mise en scène, à examiner et à être examiné. Et cela se passe au cœur de la parfaite intimité, qui doit s’établir entre amants, chacun plein par la présence de l’autre.

Cette scène semble nous conduire au solipsisme, au désenchantement à la portée de la passion amoureuse, chacun restant limité à sa propre solitude. Et cela est à l’origine de nombreuses œuvres d’art du XXe siècle, dans la nausée de Sartre et Camus, dans le silence des personnages d’Antonioni.

Cependant, lorsqu’elle dormait et qu’il sentait qu’il n’était pas observé, il ne ressentait plus le besoin de « vivre à la surface de soi-même », paradoxalement une autre intimité s’établit avec Albertine endormie. Le regard de l’autre, même celui dont nous nous sentons le plus proche, nous renvoie à la surface de nous-mêmes, nous suspend dans notre être de personne. Mais cet empire d’objectif se dissipe quand Albertine s’endort à côté de lui : « Fermant les yeux, tombant dans l’inconscience, Albertine se débarrasse peu à peu des différents personnages qui depuis le jour où je l’ai rencontrée m’ont déçu. » Ce qui reste semble plus pauvre que ce qui a été perdu, le rythme de la vie dans un corps oublié par tout, son flux silencieux et opaque dans le cercle du temps. Comme si l’écoute du rythme de votre respiration pendant le sommeil ouvrait le fond de votre être, celui qui ne peut être pleinement atteint avec le langage, l’élémentaire ou le substantiel. C’est ce qui nous renvoie probablement à la portée de l’intimité, à cette étrange « vie inconsciente » qui « m’appartient néanmoins davantage » ; en effet, cette vie silencieuse lui appartient davantage et il lui appartient davantage. Au-delà de l’accord entre des personnes qui se comprennent dans le dialogue et dans la « juste distance » qu’exige le litige, la dimension initiale et radicale de l’intimité se produit dans le sentiment de cette coappartenance au vital élémentaire, de ce qui se passe, muet, entre les deux. Se sentir fiévreux et silencieux, en un loin de tout litige, dans la même vulnérabilité, peut-être une régression vers un stade moins évolué d’exister mais dans lequel nous touchons un instant ce terrain d’entente qui nous rend intimes, notre véritable intérieur.

C’est un lieu commun soutenir que la communion des corps est par définition le lieu où l’on devient intime avec quelqu’un. Au début de L’érotisme (1957), Bataille reconnaît l’évidence du discontinu, chaque individu est un être fragmentaire qui meurt d’abandon dans une aventure incompréhensible, marquée par une différence constitutive, par un abîme qui le sépare des autres et du monde, et pourtant cet abîme nous attire, il produit des vertiges. Cet abîme, en quelque sorte, nous renvoie au continuum, et cela nous renvoie à la mort, à la « nostalgie de l’unité perdue », à l’inconnu. Dans ce manque, selon Bataille, les trois formes d’érotisme prendraient naissance : des corps, des cœurs et du sacré. On y entrevoit la possibilité de sortir de l’isolement, de la discontinuité, bref, de l’accès à ce que nous appelons intime. Surtout dans l’érotisme des corps, cette « violation de l’être des participants à l’acte », cette violation de l’ordre, de l’intégrité de la personne, laborieusement constituée dans la dynamique sociale, dans le réseau des significations. L’érotisme aurait pour principe la destruction de la structure de l’être fermé, l’état normal du participant au jeu, pourvu qu’il permette le retour à l’état précédent. Le nu est décisif, il s’oppose à la fermeture, il s’ouvre à l’obscène, au déséquilibre, il perturbe l’état dans lequel les corps appartiennent à eux-mêmes, à des individualités solides et permanentes. Si c’est le cas, l’érotisme nous mènerait au plus intime.

Le discontinu correspond au monde diurne, régulé par l’utilité, la conservation et la croissance, le projet. Mais, ce monde commun, apollinien, se maintient, plus ou moins inconsciemment, dans le monde nocturne dionysiaque du continuum. Or, l’érotisme ardent, comme le souligne Bataille, cette pratique inutile qui a sa fin en soi, inutilement consommée dans le présent, nous plonge dans le continuum, la réalité la plus intime de l’être. Cette pratique qui pour Bataille est souveraine, car dépouillée de tout calcul, exploite la structure fermée de la personne, dans laquelle l’individu discontinu est circonscrit.

Maintenant, chez qui peut s’établir ce passage, cette intimité ? Bataille insiste sur la dépersonnalisation implicite dans les formes de gaspillage souverain (extase, rires, érotisme, etc.), à tel point que se pose le problème de sa traduction dans un discours, ce serait plutôt sa trahison. L’intimité montre alors sa nature la plus profonde lorsque s’établit ce mouvement aveugle et insensé, dans lequel on voit non pas tant les individus qui y sont liés mais précisément le passage, les deux, le continuum.

Quel lien peut-on établir entre l’intimité ouverte établie par Proust dans le fragment du narrateur et Albertine endormie et l’érotisme fougueux de Bataille ? Dans les deux scénarios, nous assistons à un retrait de la personne, de la particularité que la conscience de soi a construite dans l’agonie sociale, qui a donné un sens en s’insérant dans des dispositifs linguistiques et dans ses activités quotidiennes. Il y aurait une similitude entre le sommeil et les rapports sexuels ou, peut-être que chacun de ces états tient l’autre comme idéal, le rêve atteignant ce reste de conscience qui reste dans les rapports sexuels, alors qu’il aspire à la perte de conscience propre au sommeil. Mais il ne s’agit pas de l’inconscient tel que le conçoit la psychanalyse, toujours en relation avec le conscient, bien que cette relation soit asymétrique, ce serait quelque chose de plus primitif, impénétrable, muet.

Dans les deux scénarios, nous avons une transition, une oscillation de l’inconscient au conscient (du sommeil à la narration), du continu au discontinu (du gaspillage érotique à l’intermittence et au litige). Dans les deux cas, il est nécessaire que le discontinu, l’individu conscient, fasse l’expérience du continuum. Caché du monde diurne, l’autre devient pour moi un miroir, dans l’autre je réfléchis, je trouve ce qui est substantiel et pourtant étrange pour moi.

Nous recherchons l’intimité dans quelque chose qui a déjà été choisi, nous la cherchons parce que dans notre vie quotidienne elle manque et elle manque parce qu’en elle nous agissons en dialogue, dans des pratiques ordonnées et partagées. Cependant, ce paquet de dispositifs logico-linguistiques dans lequel le « je » se fait structure, nous ne cessons de le ressentir, en quelque sorte, extérieur, lourd. L’intimité nous éloigne soudain du tissu social, c’est pourquoi nous la cherchons consciemment ou inconsciemment, c’est pourquoi cette communion ne se fait pas dans le dialogue mais dans sa suspension, dans son epoché momentanée. L’intime apparaît dans le silence des corps, l’autre est un témoignage silencieux - dans son simple être-là (da-sein) -, de mon essentialité, et dans ce déséquilibre, dans cette communion imprévue, j’ai aussi l’expérience de ma limite.

En ce sens, la petite communauté des amoureux se produit lorsque les significations cessent de circuler, dans l’intimité aphasique partagée, ce que nous recherchons dans l’intimité, c’est de nous perdre. L’intime, alors compris comme le plus intérieur, le nôtre irréductiblement, semble devenir son contraire, se montrant en réalité comme ce qui nous est commun, un secret commun et insaisissable (Manfreda, 2013).

Vilhelm Hammershøi (1864-1916), Intérieur

3. Au-delà de l’intimisme

L’intimité et l’intimisme se déplacent sur des terrains opposés, l’intimité se dirige vers l’extériorité, elle cherche à l’autre, elle a une vocation sociale, elle vise à transformer la société parce qu’elle est vécue dans le cadre de la conception publique de l’expérience amoureuse. L’intimisme évolue vers l’intériorité, la dimension sociale de l’existence n’a d’importance que comme instrument de croissance personnelle, elle veut valoriser l’intérieur avec ce qu’elle retire de la société pour en faire des moments de plaisir individuel.

L’intimité intensifie le sentiment esthétique de l’expérience érotique en la fondant dans une relation réciproque. L’intimisme a aussi un rapport étroit avec le sentiment, mais avec une intensité opposée à celle de l’intimité, il est totalement intériorisée, sourde au social, limitée au privé. Ce n’est pas une attitude qui nie l’esthétique mais la rend exclusive, asociale.

L’influence de l’intimisme sur le contemporain semble plus forte que celle de l’intimité, a imposé à la culture l’idée que la sphère privée est plus importante que le public, que l’esthétique ne renvoie qu’à une émotion secrète ressentie face à la beauté, cet érotisme n’a rien à voir avec le social et ses transformations. En ce sens, l’intimisme peut être compris comme un vaste processus de dé-civilisation sociale, esthétique et érotique de l’existence, mettant en vedette un type humain que nous pouvons appeler narcissique néo-cynique (Marroni, 2013).

Si l’intimisme a conservé ses caractéristiques depuis le siècle dernier et a renforcé son influence, le concept d’intimité, au contraire, s’est transformé. Nous ne la concevons plus fondée sur une passion immuable mais sur une base fluctuante de reconnaissance réciproque, principe partagé qui peut être interrompu sans générer de traumatisme irréparable. Ce genre d’intimité douce est pratiqué par un type humain devenu « manager de l’eros », qui traite les sentiments dès une distance ironique. Contrairement à l’intimisme, cette intimité est conçue en relation avec les changements sociaux et reste fidèle au principe esthétique qui considère le sentiment comme le moteur du processus culturel.

Au début du XXe siècle, Simmel (1903) s’interroge sur le retrait de l’individu de la sphère sociale pour se limiter au privé, le sujet - maintient-il - intensifie sa vie nerveuse du fait des sollicitations incessantes qu’il reçoit de l’environnement, il est donc poussé à se créer lui-même un bunker, de s’enfermer en soi, de perdre le contact avec la réalité et de ne plus avoir envie de rien ni de personne. L’économie monétaire aurait généré un type humain asocial, le blasé. Si l’homme de goût, grâce à sa capacité à incarner la beauté et la vertu, se meut en société comme un poisson dans l’eau, le blasé exposé à sa névrose, se retire sans se plaindre. Le blasé est un produit spirituel de la métropole, il souffre d’une maladie sociale caractérisée par l’incapacité d’adapter son sentiment esthétique au rythme effréné provoqué par la marchandisation de l’existence, sa difficulté à réagir à ces stimuli et à cette vitesse en font de lui le coryphée de la déception sociale. L’essence de sa déception est de tout voir gris. C’est dans ce personnage que le phénomène d’intimisme précité commence à apparaître, la disparition de la sécurité promise par la modernité, il ne se sent plus acteur ou gestionnaire de l’événement, il ne peut que décider de s’isoler. La vie métropolitaine est, pour Simmel, à l’origine de la mort du désir et dans l’émergence d’un sentiment esthétique, réduit et replié sur lui-même. Pour se défendre, dans son retrait inconsolable du social, le blasé n’a que la pudeur comme stratégie de protection qui lui permet de bloquer tout accès à son « je », tout en l’exaltant. Le comportement du blasé, dans cette perspective ouverte par Simmel, marque le début du processus dans lequel nous nous trouverions aujourd’hui, la corrosion des idées de société et de culture et l’hypertrophie de l’avènement du privé et de l’intériorité.

Pour Benjamin (1939), au contraire, l’expansion de soi et la vie citoyenne ne sont pas en conflit. L’exaltation maximale de l’intériorité se produit à Paris au XIXe siècle, précisément parce que l’homme privé entre dans la scène historique. Ce type humain est convaincu que l’histoire universelle passe également par le salon de sa maison, que la vie de toute la société se déroule à l’intérieur, dans le souci de sa vie privée. Si le blasé, se sentant menacé, se protège à l’intérieur, le flâneur, autre type humain produit de la métropole, transforme l’extériorité en intériorité, fait de l’espace urbain les pièces de sa résidence, réagit à l’aliénation en s’immergeant dans la multitude des rues de la ville, est un inadapté particulier qui se caractérise par l’adoration de la métropole comprise comme une expansion de l’intériorité, comme l’espace intérieur du monde ; Il vit désespérément à la recherche d’un contact avec le monde, mais la masse informe et sans but ne peut satisfaire sa demande d’asile.

Le repli intimiste et l’individualisme poussés à l’extrême constituent le narcissique néo-cynique dont la vocation est d’être entièrement asociale. Cependant, le narcissique ne vit pas calme à cause de la tension qui se centre sur lui, de manière apparemment détendue et tolérante, il nourrit son ego d’impulsions agressives qui l’éloignent de la société en même temps qu’elles manifestent leur besoin d’autrui en quête d’approbation, s’il exalte le travail de groupe, il le fait sur fond de guerre personnelle contre tout le monde.

Au XVIIIe siècle, avec l’économie politique est née l’esthétique et, tout comme l’individu parie sur l’accumulation de capital aspire à la croissance culturelle de la société, le sentiment intime et antisocial du narcissique vise aujourd’hui à faire imploser ce que la connaissance moderne a construit. La perception du monde comme lieu dangereux naît de la prise de conscience réaliste de la précarité de la vie sociale, elle est renforcée par la projection narcissique d’impulsions agressives vers le monde extérieur, ainsi, sa projection vers les autres ne naît pas de la solidarité avec la communauté d’appartenance mais de cynisme agressif, de la conviction que tout est spectacle, simulacre. Pour autant, le narcissisme et la mélancolie caractérisent en réalité cet apparemment optimiste, ils façonnent la foi de celui qui a perdu la foi (Lasch, 1992).

Si ce phénomène de l’intimisme a pu avoir une teinte esthétique jusque dans les années 60 du siècle dernier, il a aujourd’hui réussi à éradiquer cette inclinaison artistique et esthétique. Si l’apparition de la psychanalyse suggérait une possible participation pleine et rationnelle à la vie sociale, l’obsession actuelle de la sphère intime démontrerait que la promesse n’a pas été tenue ou qu’elle a été mal interprétée comme une invitation à accorder une attention exclusive à l’intériorité (Sennet, 2006). Ce retrait est encore plus évident dans le domaine de la sexualité puisque l’érotisme est un fait social alors que la sexualité est une expérience intime. La séduction au XIXe siècle implique, au-delà de la relation personnelle, un effet dans le contexte social, une personne suscite chez une autre un sentiment capable de la conduire à transgresser les codes sociaux. Une relation, en implique seulement deux, sans risque, cesse d’être un art comme la séduction a été conçue.

Ainsi, la psychologisation généralisée lors de la rupture du tissu social est une perte pour la culture et c’est une perte pour le « je » en diminuant l’expression de sa capacité créatrice, de ses capacités ludiques, caractéristique de tout être humain mais qui nécessitent un environnement qui déborde l’individuel. L’implosion du social provoquée par l’intimisme enlève au sujet la possibilité d’exercer ses capacités créatives et aucune culture n’est générée sans cette possibilité d’un horizon esthétique dans lequel s’échangent des compétences ludiques et créatives, dans lesquelles des compétences histrioniques sont acquises, les compétences de porter des masques et de réciter les parlements, la scène sociale. Si la culture implique la fiction, vivre des relations sociales en termes esthétiques et artistiques, réciter son rôle dans le théâtre du monde, avec les masques appropriés, sa dégradation est tout le contraire, « opprimer son voisin avec le propre je » (Sennet, 326), surtout -paradoxalement - avec le discours égalitaire et altruiste. Le narcissisme néo-cynique est alors activé dans une culture qui ne croit plus à la sphère publique, où l’intimisme s’impose comme critère pour établir le réel.

L’intimité devrait alors envisager de vaincre la maladie de l’intimisme mais aussi la pathologie inverse de l’excès de passion amoureuse. La coappartenance de l’intimité et de la passion est une prémisse qui donne force et continuité à l’attraction érotique. Mais la passion extrême peut nuire à l’amour, comme dans l’autodestruction de la passion amoureuse, tout comme l’excès d’intimité dégénère en intimité, en narcissisme néo-cynique.

Entre passions et amours, il y a un rapport direct évidemment, mais pour qu’il soit bénéfique il faut le guider sagement. La passion amoureuse était une inclinaison de l’affectivité capable de révolutionner les relations intimes et l’institution du mariage (Rougemont, 2001). Le lyrisme courtois, inspiré du catharisme et de la poésie provençale, l’amour de la poésie pour célébrer les femmes, est une opposition au mariage, il y a un conflit inévitable entre passion et mariage en Occident. L’amour-passion aurait son origine dans une réaction au christianisme et à ses institutions, produit de la rencontre entre l’éros païen et le mysticisme hérétique. La coappartenance de l’amour et de la passion aurait favorisé une forme de fidélité radicale indépendante du mariage légal, mais cet amour continuait d’être impulsion et tourment, célébration de l’être aimé et de la douleur, donc ce sentiment excité, masochiste, proche de l’instinct de mort, cela ne signifie pas une transformation de la sphère de l’intimité ni un lien effectif avec la société.

Afin d’établir une relation fructueuse entre passion et changement social, une capacité d’intervenir dans le devenir, le sentiment amoureux doit encourager et en même temps arrêter le ravissement érotique. L’amour n’est pas seulement un sentiment, c’est un code de communication sociale, un modèle de comportement qui est là avant l’arrivée des amoureux. Grâce à cette expérience, les amoureux augmentent et renforcent leurs relations personnelles (Luhmann, 1987). L’amour est guidé par la passion qui, en principe, dissocie l’amant de toute responsabilité sociale, mais nous ne devons pas penser que l’irrationalité de l’amour-passion ne peut être soumise à aucun contrôle, l’amour a le pouvoir de maintenir ensemble conquête et soumission, équilibre et excès, calcul et gaspillage. L’exubérance de la passion emporte aussi avec elle la fin de l’amour, si la relation amoureuse veut durer, il faut la confier à la résistance et aux obstacles, cela réitère le désir car erôs prospère sur le « pas encore », le terme, les termes ne sont pas toujours perfides. Ni vœux pieux ni institutionnalisation : cette conviction doit guider l’intimité, au-delà de l’intimisme, au-delà de l’amour.

Bibliographie :

Aristoteles s IV a.C., Nicómaco Ethics, Alianza Editorial, Madrid 2001.
Georg Simmel 1898, Philosophy of Money, Institute of Political Studies, Madrid 1977.
1903, La métropole et la vie mentale, Discussion 2, Barral, Barcelone 1997.
Marcel Proust 1923, À la recherche du temps perdu, v. V, « La prisonnière », Gallimard, Paris 1999.
George Bataille 1957, L’erotisme, Minuit, Paris 2011.
Luigi Manfreda 2013, « L’intimo e l’estraneo », Àgalma 25, pp.23-30, Mimesis, Milano.
Aldo Marroni 2013, « L’intimità oltre l’intimismo », Àgalma 25, pp.47-58, Mimesis, Milano.
Walter Benjamin 1939, Book of Passages, Akal, Madrid 2004.
Christopher Lasch 1992, La culture du narcissisme, Bompiani, Milano.
Richard Sennet 2006, Il declino dell’uomo pubblico, Mondadori, Milano.
Denis de Rougemont 1939, L’amour et l’Occident, 10-18, Paris 2001.
Niklas Luhmann 1987, Amore come passione, Laterza, Roma-Bari.

Frontispice : Vilhelm Hammershøi, Intérieur.