samedi 27 mars 2021

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Pourquoi lire Julian Jaynes aujourd’hui ? II

Seconde partie

, Jean-Louis Poitevin

Dans la seconde partie de ce court essai, c’est, au-delà de la possibilité de comprendre ce que sont ou ont pu être les dieux pour les hommes au temps de l’Iliade, à la possibilité d’appréhender des fonctionnements psychiques actuels hors norme, que l’on s’intéresse. Sont convoquées pour la circonstance quelques œuvres majeures, dans le champ de la littérature en particulier mais pas seulement. On rencontrera, entre autres, Alexander Kluge, Philip K. Dick, ou Toni Morrison.

Deux hémisphères, des voix et des fantômes

Si nous disposons toujours d’un cerveau, celui-ci est toujours composé de deux hémisphères. Malgré les connaissances de plus en plus fines sur les mécanismes qui l’animent, la partition et la spécialisation relative entre les deux hémisphères reste des données valides.

Pour qui aurait encore des doutes sur ce point, il suffit de prendre le temps de regarder la vidéo de la conférence TED de la neuro- anatomiste Jill Bolte Taylor, Voyage au bout de mon cerveau. Pour ceux qui pourraient en douter, la séparation des hémisphères et leur spécialisation y est parfaitement bien évoquée, à travers le récit d’un accident cérébral vécu par la conférencière elle-même, qui se trouve être une neuro-anatomiste.

Jill Bolte Taylor

Pas besoin donc de recourir à des substances illicites pour accepter et pour vivre des expériences de type « bicaméral » ou schizoïde, pour savoir que notre cerveau dispose en lui d’informations emmagasinées dont nous n’avons pas conscience et dont l’existence n’est pas interprétable en fonction de l’inconscient freudien, ni activable par lui.

Nous sommes à la fois bicaméraux et schizoïdes, ce qui implique que nous devons repenser notre conception de la « dualité » et celle des états psychiques qui rendent possible nos états mentaux. Aussi s’agit-il moins de tenter de « mesurer » l’influence directe ou indirecte de Jaynes que de confronter ce qu’il a découvert et pensé avec ce que d’autres ont fait.

C’est chez des écrivains comme Philip K. Dick, des écrivains et cinéastes comme Alexander Kluge ou encore des philosophes comme Peter Sloterdijk que la pensée, tant dans ses manifestations que dans son histoire, se révèle être d’une tout autre consistance que celle que nous ne cessons de nous contraindre à rêver pour la faire exister. Non que la raison doive être balayée au nom d’une « liberté » de pacotille, égale en tout à un produit manufacturé vanté par la publicité, mais c’est bien à une nouvelle approche du « fait même de penser » et des « actes de pensée » qu’il nous faut tendre. Les liens entre Philip K. Dick et Jaynes, Aurélien Lemant les évoque dans son livre Traum Philippe K. Dick Le martyr onirique (Le Feu Sacré Éditions, 2012). Il y précise ceci : « la lecture du confondant ouvrage de Julian Jaynes peut colorer d’un feu étrange les obsessions schizoïde de Philip K. Dick », et il ajoute un peu plus loin : « Philip K. Dick, qui ne lut peut-être pas La naissance de la conscience, mais eut vent des travaux de Jaynes grâce à un article du Time daté du 14 mars 1977, élabora dans L’Exégèse cette jolie théorie : “La perte de la bicaméralité est ce que nous appelons ‘la Chute’. Nous ne pouvions dès lors plus ‘marcher et parler’ avec dieu. [...] Notre péché est la monocaméralité égocentrique”. »

Philip K. Dick

Aurélien Lemant ajoutera : « Partant, comme toujours du principe que son expérience schizo-consciente ne saurait être unique et que c’est en cela qu’elle est une expérimentation sur lui, Dick oppose à Jaynes l’idée que les “Dieux” ne sont peut-être pas devenus tout à fait silencieux, mais que le potentiel retour à l’esprit bicaméral dont il se sent l’objet est la preuve que ces “Dieux” sont toujours présents et nous parlent encore – et nous écrivent, précise-t-il : ils nous commandent et nous n’en savons rien. »

On ne peut être au plus près de ce qu’une lecture attentive de Jaynes peut permettre de penser. Mais au-delà de l’expérience directe sur soi-même, l’œuvre de Jaynes peut aussi permettre en remontant le temps de mieux percevoir comment se répartissent dans l’histoire de la pensée des clivages variables mais durables.

Alexander Kluge

Alexander Kluge évoque quant à lui nommément Jaynes dans un entretien publié par la revue en ligne TK-21 LaRevue (n° 67), et il y revient plusieurs fois dans son œuvre « interminable » intitulée Chronique des sentiments (P.O.L).
Ainsi dans le livre II, Inquiétance du temps, la première partie, intitulée « La rumeur du monde englouti », est traversée de part en part par des réflexions directement issues de Jaynes. Dans le chapitre « La marée d’équinoxe assyrienne », par exemple (p. 213- 214), après avoir évoqué un poème d’Ossip Mandelstam parlant du système assyrien que Jaynes évoque avec précision lui aussi dans son livre, au chapitre 4, on peut en effet lire ceci : « Karl Heinz Bohrer commente : l’hémisphère droit était le siège des dieux, il est maintenant occupé par l’ennemi. Le commerce et l’échange (l’échange est toujours violent au début) affaiblissent cette pratique mentale. Les conquérants y mettent un terme. La crise est radicale, comme les actes de Médée. Après quoi émerge la “conscience” (composée d’anarchie et de révolution). Née comme une contre-nature la rationalité comporte, Max Weber insiste sur ce point, une force motrice irrésistible (comme la voracité des cellules cancéreuses). Ce qui dans la Dialectique de la raison s’appelle “contexte d’aveuglement” explique Bohrer, prend ses racines dans cette séparation ratée des dieux, dont le siège demeure vacant bien qu’il comprenne le langage. Karl Heinz Bohrer souligne qu’aucune des facultés que les hommes portent dans leur tête ne reste durablement inactive. Que les dieux se retirent, et l’assyrien prend la place. »

Ce qui ressort de ce passage, c’est le lien que fait Alexander Kluge avec d’autres penseurs ou poètes. Et c’est bien là un travail qu’il faudrait mener plus avant, car le fil rouge de la bicaméralité et de ses implications comme de ses effets n’a jamais été réellement pris en compte. Or la bicaméralité est active partout, même là où on ne l’attend pas.

Peter Sloterdijk

Peter Sloterdijk a fait sa part du travail, en particulier dans Bulles, le premier volume de sa trilogie Sphères. Dans ce livre en particulier, outre évoquer la bicaméralité, il prend en charge un certain nombre d’éléments « duels », comme l’enfant et son placenta, les jumeaux ou l’individu et son ange gardien, prolongement chrétien du daïmon que Socrate convoquait encore dans les moments difficiles pour l’aider à prendre une décision.

Cet ouvrage balaie la quasi totalité des « motifs » qui traversent jusqu’à aujourd’hui les affirmations trop chargées de certitudes au sujet de la nécessité absolue de l’un ou de l’unité.

À la fin du chapitre inspiré intitulé « Entre les visages », il évoque par exemple le long parcours qui nous a conduit du « connais-toi toi-même » au « complète-toi toi-même », insistant ainsi sur la division qui nous affecte entre un Moi et un non-Moi.

Mais c’est avec ce qu’il appelle le « nobjet » qu’il parvient à une synthèse relative à notre besoin d’une présence constante d’une entité auprès de nous, d’un double aux capacités salvatrices.

« Ce quelque chose intime, incessible, en la présence et sous la résonance duquel, seulement, le sujet est complet, nous l’appelons ici, en nous rattachant à l’expression forgée pat Thomas Macho, le nobjet. Les nobjets sont des choses, des médias ou des personnes qui exercent pour des sujets la fonction de génie vivant ou de complément intime. »

Toute personne qui aura lu le livre de Jaynes ne pourra qu’en retrouver des échos dans de tels propos. Surtout si l’on mentionne ici cet autre passage : « Le fait fondamental de la cosubjectivité qu’il faudrait reconstituer à partir de la théorie psychologique n’apparaît donc ni dans les relations objectives entre le sujet et l’objet, ni dans les transactions affectives entre sujet et sujet, mais uniquement dans ces entités sujet-nobjet qui, en tant que cellules de résonance du métabolisme psychique, préexistent à toutes les autres activités matérielles communicatives. »

C’est bien cette relation énigmatique mais vivante qui revit en nous dans ce monde hypertechnologique qui est le nôtre, « renaissance » qui nous contraint à repenser notre parcours comme notre situation en fonction de « schèmes de bipolarité », les seuls qui permettent d’envisager l’autre comme autre chose qu’un autre que soi, et mieux encore de parvenir à comprendre qu’il est une part de soi, un double plus amical et conciliant que violent et dangereux.

Julian Jaynes

L’impossible décision

Les deux thèses essentielles de Jaynes, celle relative aux dieux (« Les dieux sont ce qu’on appelle maintenant des hallucinations » (p. 93) et celle relative à la conscience (« espace métaphorique avec des moi analogues » (p. 256), sont portées par une présentation de la bicaméralité comme système d’automatisation par dérivation et activation de la fonction divine en ce qui concerne la décision. Car décider est et reste un enjeu majeur de toute existence à cette époque comme à la nôtre, même si les conditions ont évidemment changé.

La question qui se pose au héros homérique est cependant moins celle-ci : que faire ?, que cette autre : comment parvenir à agir quand j’ignore ce que je dois faire ?

S’il ne peut se poser la première, c’est qu’il ne dispose pas de l’espace-temps nécessaire à l’examen de la situation, à l’étude des données et à la détermination de la réponse appropriée. Il fait confiance, et il n’a pas le choix, à ce que « son dieu » va lui dire au terme d’un instant sans durée autre qu’une absence à lui-même propice à la manifestation d’une entité qui, sous la forme d’une nuée, ou d’une voix, ou des deux, va lui dire comment il doit réagir à la situation et sans lui offrir ou lui laisser le temps de « penser » à autre chose qu’à l’accomplissement de l’acte.

Ce point peut sembler anecdotique ou de peu d’importance, pourtant il permet de montrer ce qui constitue le cadre même dans lequel évolue la conscience et la limite de ce cadre, et d’éclairer dans le même mouvement un aspect de l’histoire de son « invention » et de notre situation actuelle.

C’est Nietzsche qui dans La Généalogie de la morale a sans doute produit l’analyse la plus juste sur les rets dans lesquels la conscience s’est prise elle-même puisqu’ils en constituent les ressorts principaux. Le plus important d’entre eux est, à l’évidence, le câblage vital qui relie ces deux mondes séparés que constituent le moment de la saisie du problème et celui de la prise de décision accompagnée de sa mise en œuvre.

À l’immédiateté de la réponse des dieux aux situations de stress intense vécues par les hommes bicaméraux répondent aujourd’hui des situations dans lesquelles un homme doit vouloir et continuer de vouloir ce qu’il a voulu une fois. Mais, comme le note Nietzsche, « entre le “je veux”, le “je ferai” initial et cette véritable décharge de la volonté qu’est l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses nouvelles ou étrangères, de faits et même d’actes volontaires peut très bien s’intercaler sans rompre la longue chaîne de la volonté. » (op. cit., p. 252)

Cette situation est plus que jamais la nôtre, à ceci près qu’elle a en partie évolué. Nous sommes d’un côté pris dans des phénomènes de dilution des choix et des décisions entre des niveaux de responsabilité et de décision finale qui empêchent que les décisions les plus importantes soient suivies d’effets « immédiats ». D’un autre côté, nous sommes en proie à une mutation de notre psychisme provoquée par des appareils inventés par nous et au service de la conscience, mais dont l’effet premier est de défaire les réseaux par lesquels cette conscience s’assure d’elle-même, ceux de l’attention en particulier. L’externalisation des fonctions d’orientation et de mémoire liées à l’usage même des appareils défait les filins de l’attention qui permettaient à la conscience de prétendre tenir le monde sous sa coupe.

Vilém Flusser

Dans un cas, donc, quoique nous prétendant libres nous sommes pris dans un système de type « assyrien ». Dans l’autre, quoique non « conscients » de notre bicaméralité résiduelle mais activable car vivante, nous sommes enveloppés par des modes d’appréhension du monde qui nous révèlent comme étant des êtres à tendance schizoïde, et cela à cause de notre soumission de fait à un fonctionnement de type techno-bicaméral.

« Dans une situation de crise, la vision du monde ne parvient pas à intégrer la connaissance. » (Vilém Flusser, « Lune », in Essais sur la nature et la culture, Éd. Circé, p. 62)

Cette remarque de Vilém Flusser fait écho à cette autre crise qui se manifeste, elle, entre ces deux types de psychismes, que tout oppose et qui pourtant cohabitent en chacun de nous et dont nous ne parvenons pas, nous qui les abritons tous les deux, à comprendre ce qui, malgré tout, les unit.

Un livre comme celui de Jaynes constitue donc une véritable source de renseignements et d’analyses susceptible de nous permettre de revisiter enfin ce qui constitue notre culture judéo-chrétienne et notre psychisme théo-centré et de nous défaire des clichés dont nous sommes tous, aujourd’hui, alourdis. Grâce à Jaynes, nous pouvons enfin, à l’aune de la pensée bicamérale et de ses manifestations les plus contemporaines, non seulement reconsidérer notre situation actuelle mais repenser notre situation existentielle. Cela ne signifie en rien qu’il nous faudrait redevenir bicaméraux, puisque nous le sommes toujours, mais qu’il nous faut apprendre à vivre avec cet autre qui n’a jamais cessé d’exister en nous et qu’il nous faut parvenir peut-être à lui dire enfin ce que Clarence entend le roi murmurer à la fin du roman Le regard du roi (1950) de Camara Laye, phrase qui clôt le dernier livre de Toni Morrison, L’origine des autres : « Ne savais-tu pas que je t’attendais ? »