samedi 27 mars 2021

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Logiconochronie — LVI

La photographie au XXe siècle et l’instauration d’une nouvelle schize

, Jean-Louis Poitevin

Il apparaît donc possible de définir la photographie à la croisée de chemins peut-être inattendus qui sont les suivants : un fantasme d’extériorité de l’image par rapport à l’appareil va conduire à une sorte de réinvestissement massif de la subjectivité sous toutes ses formes, et un fantasme de certification va conduire à la mise en place de techniques variées visant au contraire à prendre des distances par rapport au réel supposé et à tenter d’en dénier la présence.

Le XXe va voir en fait l’émergence d’une nouvelle conception de la photographie, comme image cette fois. On va donc s’intéresser à la signification des éléments contenus dans l’image, c’est-à-dire à une lecture qui supposant implicitement la reconnaissance de l’image comme composite et composée de signes et par laquelle cependant on accepte de reconnaître dans ces signes du visible pur, tente donc, la comprenant comme évidente impression de la réalité, de l’interpréter en fonction de leurs significations potentielles dans la réalité.

Ainsi peut-on dire que la photographie va se diviser en quatre grands ensembles, basés sur la signification des informations contenues dans les images et non plus sur l’une ou l’autre de ses dimensions métaphoriques.

Le premier se base sur l’ancien fantasme de l’exactitude et cherche dans les images des informations sur la réalité matérielle ou politique par exemple.

Le second se base sur la théorie de la ressemblance, mais tend à mettre en œuvre le déni en le faisant jouer comme élément signifiant. L’art est au cœur de cet ensemble et le déni du référent est l’une de ses limites.

Le troisième tente de redonner au sujet un double, ou au moi métaphorique un je analogue qu’il aurait comme perdu dans le constat de l’existence de ce rapport d’extériorité entre image et sujet sans pour autant reconnaître que l’appareil est cette médiation impensée.

Le quatrième va prendre la forme d’une opposition théorique à l’image, c’est-à-dire en fait à cette schize que l’appareil introduit dans le sujet le mettant en quelque sorte hors de lui-même.

On constate donc que ce qui est ici mis en question, c’est le modèle même de la conscience au sens de Jaynes, dans la mesure où un facteur nouveau se glisse dans la réalité des images dans leur matérialité même, qui va être le temps. Il va falloir préciser ce concept, mais pour l’instant il suffit de le nommer pour le faire apparaître dans le jeu.

Reprenons les six points qui caractérisent la conscience, la spatialisation, l’extraction, le je analogue, le moi métaphorique la narratisation et la conciliation. Je crois que c’est assez évident pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir en détail sur le lien que l’on peut faire entre ces points ou ces fonctions de la conscience si l’on veut et le développement même de la photographie prise sous tous ses aspects.

C’est d’une part autour des relations entre texte et image que va se manifester l’apparition de cette faille, de cette schize que nous sommes en train de voir s’installer dans nos propres cerveaux et qui implique et indique à la fois une transformation de notre psychisme et une transformation dans la réalité et d’autre part autour de la question de la subjectivité, dans le sujet même donc qu’elle va aussi se manifester.

Comme si le rapport entre texte et image venait énoncer la croyance à la puissance de certification de l’image pour la reconduire à sa puissance de mensonge et comme si le sujet, exclu du processus de production et de création peinait à se retrouver dans le résultat et que je analogue, il ne trouvait plus, sauf à sans fin forcer le sens là aussi, de moi métaphorique en lui-même mais bien dans le résultat produit par les appareils, à savoir ces images.

Une double fonction de l’image se met donc en place dès le début du XXe siècle.

D’une part, elle est déliée ou plutôt elle délie activement le réel de son rapport de ressemblance à lui-même, de même que dans le champ de la littérature on peut voir que le texte ne parvient plus non plus à rendre compte de ce qui arrive à la langue.

C’est le fruit d’une démarche radicale, celle menée par Dada à partir de 1916 et qui conjugue le refus de « croire » à ce qui est montré et écrit et qui prend acte de la transformation de tous les éléments visuels en signes, qu’ils soient des images ou qu’ils soient des mots ainsi que de la dimension fondamentalement orale des mots écrits.

D’autre part, l’image, conçue comme porteuse d’informations et composée d’informations, délie le sujet de lui-même, au sens où ne portant plus la trace du réel quel qu’il soit, elle ne porte donc plus celle du sujet. La seule trace qu’elle porte, c’est celle de cette déliaison, celle du sujet des liens traditionnels qui reliaient en lui la terre, le corps et la pensée, déliaison mise en œuvre par l’appareil.

Roland Barthes

La double déchirure : art et psychisme au temps des appareils

En fait, ce qui me semble le plus important à travers cette question du statut de l’image, c’est qu’elle permet de rendre compte du phénomène le plus important qui a eu lieu dans l’histoire de l’humanité depuis quelques millénaires, à savoir l’invention des appareils dont l’ordinateur est devenu rétroactivement le modèle alors qu’il est en fait l’aboutissement actuel d’un long processus dont l’appareil photographique constitue la véritable origine.

En effet, l’image change de statut, de sens, de fonction avec la naissance de l’appareil photographique, mais peu de gens prennent en compte cet aspect. Comme on l’a vu, c’est un jeu complexe de métaphores qui s’impose et qui détermine le sens et la fonction de l’image. Mais ce sens, déjà multiple mais en gros pris dans trois ou quatre métaphores fondamentales, ce jeu de sens se brise avec la guerre, la multiplication des images et par la suite avec l’apparition bien sûr du cinéma puis de la vidéo et enfin des images numériques fabriquées sans prise de vue préalable.

Je ne peux ici prendre en compte le cinéma sur lequel je ne dirai plus tard que quelques mots, ni même la peinture et la brisure qui va la traverser avec l’invention de la peinture abstraite par Kandinsky en particulier, vers 1910. Je voudrais clore cette réflexion sur l’image photographique par le développement de deux thèses opposées, celle de Roland Barthes et celle de Vilèm Flusser.

Je ne vais pas m’attarder sur Barthes, nous avons travaillé ailleurs en détail sur son texte La chambre claire, mais je voudrais rappeler certains points essentiels, ce qui permettra de faire apparaître la thèse de Flusser avec plus de netteté encore.

Barthes en deux mots est du côté d’une défense de la subjectivité et sa conception de la photographie dépend entièrement du fait qu’il prend position comme sujet face à un objet dont la fonction cependant n’est pas tant de l’informer que de le confirmer dans son existence, que de le conforter dans sa subjectivité. En d’autres termes, Barthes parle de la photographie parce qu’à travers elle il tend à « sauver » la conscience, pas seulement la sienne, mais bien un schéma général de pensée, de saisie et de compréhension du monde, ici encore une fois au sens de Jaynes.

En fait, je pense qu’il faut lire le livre de Barthes, rétroactivement il est vrai, comme un plaidoyer visant à tenter d’assurer la pérennité de la conscience comme forme générale du psychisme humain. Deux points sont essentiels, ici, la dimension phénoménologique de ce texte et le fait que Barthes déchiffre l’image à partir d’une conception des signes issue des problématiques liées au texte et à l’écriture. Si l’on se réfère au schéma général dressé par Jaynes pour appréhender ce mécanisme complexe qu’est la conscience, on comprend alors que le livre de Barthes opère sur plusieurs plans qui tous concourent à ce but montrer ou assurer la pérennité d’une forme en danger.

Remarquons qu’il parle de la photographie comme image et qu’il n’évoque l’appareil que pour mieux l’occulter, à travers la célèbre distinction entre studium et punctum, qu’il réfute la prégnance des programmes optiques et chimiques de l’appareil pour privilégier l’information ou la signification contenues dans les images, mais que, se rendant compte de la faiblesse relative de ces informations par rapport à l’état du monde, comprenant implicitement que le sens des images échappe au cadre même de l’image, il déchire l’image en quelque sorte pour y faire paraître une dimension affective.

Ce punctum deuxième manière, celui qui fait pénétrer dans les arcanes de l’affect pur qu’est l’amour, est lié à deux aspects qui sont essentiels dans le fonctionnement même de la conscience, l’anamnèse qui conduit à la reconnaissance et l’assignation de l’image par la croyance en cette vérité jamais mise en doute qu’elle certifie l’existence, dans un schéma temporel à travers le concept de ça a été.

L’enjeu est d’inscrire par force l’image dans la ligne du temps de lui assigner une place ou plutôt une fonction dans la ligne générale du déploiement des figures temporelles. Ainsi, ce qu’il en est du passé du présent et du futur n’est jamais interrogé, où plutôt Barthes ne montre pas en quoi l’image pourrait venir troubler leur statut et il ne le peut pas dans la mesure où son objectif, à travers la figure de sa mère, est de sauver le sujet ou la conscience.

Il n’évoque donc l’image au sens de Flusser par exemple qu’en négatif, plus même, il ne le fait qu’en niant tous les aspects qui la composent et qui s’opposent à une lecture phénoménologique de l’image rapportée au sujet. En fait, on peut dire que bien au-delà de son histoire personnelle, c’est bien à travers le sujet, la conscience qu’il veut sauver comme seul processus psychique capable de rendre compte de l’essentiel. Mais cet essentiel rate et le monde et l’image, pour ne retenir de l’image que la possibilité qu’elle a de devenir le vecteur de ce que l’on peut appeler un effet magique, à savoir le fait de faire en sorte qu’une image me regarde, d’être dans une telle inférence, dans un tel lien entre la conscience qui vise et l’objet visé par elle, que cette fiction, cette narratisation, débouche sur une conciliation, c’est-à-dire sur un effet massif de reconnaissance.

Par le biais de l’image du jardin d’hiver, ce n’est pas tant le souvenir de sa mère qu’il sauve, il le fait pour lui-même en effet, que la figure même du sujet ou de la conscience qu’il tente de sauver. Simplement ce qui fait de ce texte un moment étrange, c’est qu’on pourrait dire qu’il ne sait pas ce qu’il fait, qu’il ne sait pas qu’il tente de sauver la conscience alors même qu’elle est en train de se défaire comme forme du psychisme et cela à cause des images, à cause de la mutation de leur statut dû à la domination des appareils sur nos vies.

Ce qui n’était encore qu’à peine sensible, encore que Flusser lui le remarque dès les années 60, est devenu aujourd’hui une évidence, mais une évidence qui n’est pas encore reconnue ou acceptée comme telle, car on ne peut guère tirer de conséquences dans nos comportements du fait que la conscience est en train de muter et que le psychisme est en train de se transformer ou si l’on veut de se mettre à fonctionner autrement. La photographie telle que Flusser l’analyse et la vidéo dont nous parlerons par la suite en témoignent, à condition de ne pas lire ces images à partir de critères relevant de la conscience, chose, je le reconnais, difficile si l’on n’a pas compris que c’est bien la conscience qui se trouvait bouleversée par l’envahissement de nos existences par les appareils.

Il est temps d’en venir aux thèses de Flusser. Je ne vais pas les analyser en détail, mais je vais insister sur les points qui nous permettrons de voir se dessiner cette nouvelle faille, de voir s’instaurer cette nouvelle schize. Encore une fois, il s’agit de partir ou de revenir à l’image. Sujet, anamnèse, affect et vérité sont les éléments qui permettent à Barthes de développer son analyse. Flusser, lui, lorsqu’il parle de la photographie évoque quatre concepts essentiels à ses yeux et qui n’ont plus rien à voir avec le monde selon Barthes, ceux d’image, d’appareil, de programme et d’information.

Vilém Flusser

Avant d’entrer dans le détail de ces quatre concepts, il me semble utile de préciser ce qui constitue l’aspect essentiel de cette mutation conceptuelle, son effet si l’on peut dire, c’est-à-dire la rupture radicale du lien qui unit la conscience au corps d’une part et au monde d’autre part. C’est ce que j’ai appelé la désontologisation et cette faille passe à la fois à l’intérieur du sujet si l’on veut parler en ces termes, entre les sujets, et entre chaque sujet et ce qu’il perçoit. La « cause » en est la prise du pouvoir de notre existence par les appareils ou plus précisément le fait que nos vies sont entièrement médiatisées par les appareils, que tout ce que nous faisons, pensons, voyons, bref percevons, se fait en fonction des appareils, à travers eux mais aussi finalement pour eux. Ainsi, il ne s’agit pas de stigmatiser les images comme on a tendance à le faire trop souvent mais le système généralisé de traduction par et pour des appareils à travers cette langue devenue universelle que sont les codes qui permettent de programmer les appareils.

Si l’on revient à Flusser, il apparaît que ce que vise à montrer son analyse, c’est bien l’effacement de la subjectivité autrement dit de la conscience comme puissance régulatrice des comportements humains au profit d’un contrôle de ces comportements pas les appareils. Ceci sonne comme une mauvaise bande annonce de film de science fiction, mais c’est pourtant bien de cela dont il s’agit et de ne pas le voir, de ne pas vouloir le reconnaître, l’accepter, est sans doute ce qui confirme le mieux le fait que la forme-conscience victime d’une de ses faiblesses et en train d’être remplacée par un autre type de fonctionnement psychique.

Le déni ou l’aveuglement sur son propre fonctionnement sont des termes qui recouvrent en fait l’un des mécanismes de la conscience, l’extraction, mécanisme qui fait qu’il est impossible de penser la totalité du réel ou le réel dans sa totalité.

La disparition de la narratisation comme base de la reconnaissance, ce principe synthétique qui permet à la pensée de s’orienter et qui est plus proche du « concept » que de l’image, ou si l’on veut qui est un objet mental plus complexe et plus modulable que l’image et qui est le fruit de la pensée en tant qu’elle passe par le corps et par le texte pour former des synthèses, la disparition ou plutôt la perte de légitimité de la narratisation est quant à elle bien due à l’envahissement de nos vies par les images. En effet, les images restent la forme la plus visible de la présence et du rôle des appareils dans nos vies et dans notre fonctionnement psychique.

À la fin de son livre Pour une philosophie de la photographie, (Éditions Circé, 1996), Flusser définit les quatre concepts qui lui semblent essentiels pour comprendre la mutation en cours dans le monde régit par les appareils.

« À considérer les quatre concepts fondamentaux que sont l’image, l’appareil, le programme et l’information, on voit qu’ils entretiennent un rapport interne : tous se situent sur le terrain de l’éternel retour du même. Les images sont des surfaces sur lesquelles l’œil circule, pour sans cesse revenir à sont point de départ. Les appareils sont des jouets qui répètent toujours les mêmes mouvements. Les programmes sont des jeux qui combinent toujours les mêmes éléments. Les informations sont des états improbables qui s’écartent sans cesse de leur tendance à devenir probable, pour sans cesse s’y réimmerger. Bref : avec ces quatre concepts fondamentaux nous ne nous situons plus dans le contexte historique de la ligne droite, où rien ne se répète et où tout a des causes et engendre des conséquences ; le domaine où nous nous trouvons ne peut plus être ouvert avec des explications causales, mais uniquement avec des explications fonctionnelles. » (op. cit., p. 80).

Le vocabulaire de Flusser est à la fois simple et radical. Ce qu’il met en place à travers sa réflexion sur l’image, c’est le processus de mise entre parenthèses de l’homme par les appareils. Il est l’un des rares à en tirer toutes les conséquences, ou plutôt à décrire la situation sans tenter de vouloir à tout prix « sauver » la place et la figure de l’homme et en tout cas pas en trichant sur les conditions réelles du vécu et de la pensée telles qu’elles existent aujourd’hui.

Le premier point essentiel de décrochage qui se joue autour des nouvelles images a à voir avec le temps. On fait dire beaucoup de choses à ce concept. La position de Flusser est relativement simple. Il y a deux grandes figures du temps, l’une qui, portée par l’écriture, a à voir avec le temps linéaire, et une autre, portée par les images, qui a à voir avec non pas le temps circulaire des saisons par exemple, mais avec ce qu’il nomme le temps de l’éternel retour du même.

Ce point est essentiel car il conditionne deux choses le remplacement de la puissance explicative des textes par la puissance fascinatoire des images dans la mesure où elles recouvrent l’ensemble des données de l’existence, c’est-à-dire aussi bien la relation à la perception qu’à la connaissance. Voir et savoir sont en train de remplacer lire et comprendre et l’on peut dès lors imaginer que cette transformation ne va pas se faire sans modifier le schéma directeur du psychisme, c’est-à-dire la conscience.

En fait, dès le premier chapitre de son livre Flusser définit l’image.

« Les images sont des surfaces signifiantes. La plupart du temps elles indiquent quelque chose qui se situe dans l’espace-temps « au dehors », et qu’en leur qualité d’abstractions (de réductions des quatre dimensions de l’espace-temps au deux dimensions de la surface) elles sont censées nous rendre représentables. [...] La signification des images se trouve à la surface [...] en saisissant un élément après l’autre, le regard errant à la surface de l’image instaure entre eux des rapports temporels. Il peut revenir à un élément qu’il a déjà vu et « l’avant » devient « l’après » : le temps reconstruit par le scanning est celui de l’éternel retour du même. [...] Cet espace temps propre à l’image n’est autre que le monde de la magie-monde où tout se répète et où toute chose participe à un contexte de signification. [...] La signification des images est magiques ». (op. cit., p 9-10).

Si vous n’êtes pas familiers de la pensée de Flusser, il se peut que de telles affirmations vous semblent exagérées ou peu convaincantes. Leur puissance de conviction, si je puis dire, tient en ce que ces affirmations permettent de penser, en leur efficacité.

Une modification de notre rapport au temps est ce qui est induit par les images. Nous verrons comment la vidéo va prendre en charge cette nouvelle modification de notre relation au temps, mais il est important de bien comprendre qu’elle est, cette modification, rendue possible non pas d’abord par la vidéo elle-même, mais par le fait qu’elle est un appareil qui développe de nouvelles possibilités certes mais qui sont celles de tout appareil.

Denis Roche, 5 avril 1981, Gizeh, Égypte

Ce qui est visé par Flusser avec l’image, c’est bien un double phénomène, d’externalisation de la puissance décisionnelle de l’homme par rapport aux appareils et de rupture avec la forme de pensée née de l’écriture qui assurait jusqu’ici une mise en relation constante entre états du corps et états de la pensée. On l’a dit l’écriture fonde la métaphore et la métaphore est cette forme générale qui constitue la base même du fonctionnement de la conscience. Ce que l’omniprésence des appareils et des images instaure, c’est donc à la fois une rupture avec la linéarité de la narratisation et avec le fait que la pensée s’enracine pourrait-on dire dans la traduction d’états du corps. En d’autres termes, c’est une rupture avec ce qui fonde la conscience.

Où se situe le problème ? Pourquoi voit-on au contraire se développer des discours tendant à perpétuer la croyance en la puissance de l’homme sur son destin ?

Parce qu’il oublie une chose essentielle, à savoir que les images dont il s’entoure sont produites par des appareils, c’est-à-dire que ces images ne sont plus prises dans un processus de déchiffrement, qui était au cœur de ces tensions que nous avons évoquées entre images et textes, mais, comme le dit Flusser, par ce que l’homme « cesse déchiffrer les images pour les projeter, non déchiffrées dans le monde « du dehors ». Par-là, le monde devient à ses yeux une image – un contexte de scènes, d’états de choses. Appelons idolâtrie ce renversement de la fonction de l’image. Aujourd’hui nous pouvons observer comment il a lieu. Les images techniques omniprésentes autour de nous sont sur le point de restructurer magiquement notre « réalité » et la transformer en un scénario planétaire d’images. Ici, il s’agit essentiellement d’un « oubli ». L’homme oublie que c’est lui qui a créé les images, afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est muée en hallucination »(op. cit., p. 11).

Le discours de Flusser a donc deux objectifs, tenter de nous rendre perceptible cet oubli et tenter de nous faire comprendre ce qu’est un appareil et comment les images techniques participent de son règne de sa domination.

L’image change donc de signification et de fonction. Elle ne représente plus, elle n’est plus prise dans le jeu des ressemblances, elle transforme des états de choses en informations, mais pas comme on le croit encore et toujours par une capture de la réalité de l’objet photographié mais bien par le truchement des codes présents dans la boîte noire que constitue tout appareil.

Si cette croyance, comme on l’a vu, a été portée par la puissance constructrice de métaphores dès les débuts de l’histoire de la photographie occultant déjà le rôle essentiel de l’appareil, cette croyance ne tient plus à l’époque de l’image numérique et de l’omniprésence de l’ordinateur dans nos existences. Pourquoi ? Parce qu’un appareil est une boîte noire avec input et output et que ce qui entre et sort n’est pas tant déterminé par l’homme qui se trouve au dehors de l’appareil que par le fait que celui-ci s’est littéralement mis au service de l’appareil en le nourrissant si l’on veut de données diverses dont il a besoin pour fonctionner et qui seront toutes traduites en langage binaire.

Ainsi ce que l’on voit, mais aussi aujourd’hui ce qu’on lit et entend, c’est-à-dire tout ce qui relevait du corps, est absolument et pour tout dire intégralement médiatisé ou si l’on préfère produit par les appareils et non pas dans une relation directe entre corps et pensée. D’une certaine manière on peut dire que le travail de la métaphore en quoi consiste la conscience est « interdit » par la présence constante des images.

C’est que les images techniques ont conféré une nouvelle fonction aux images. Pour le dire d’une formule choc, elles ont pris la place de l’écriture comme moyen inventé par l’homme pour s’orienter dans l’existence, mais comme elles ne sont pas le fruit du travail de la métaphore mais des appareils, elles transforment la relation de la pensée à la perception. Liées pour l’essentiel à la question de la ressemblance, elles relevaient de problématiques liées précisément au corps et à la perception, et c’est sur ce point que se situe le piège.

« Ontologiquement, les images traditionnelles, dans la mesure où elles abstraient à partir du monde concret, sont des abstractions du troisième degré : elles abstraient à partir de textes qui abstraient à partir d’images traditionnelles, lesquelles abstraient elles-mêmes à partir du monde concret. Historiquement, les images traditionnelles sont préhistoriques et les images techniques post-historiques. Ontologiquement, les images traditionnelles signifient des phénomènes, tandis que les images techniques signifient des concepts ».(op. cit., p. 15).

C’est cette abstraction, cette distance radicale prise par rapport aux phénomènes qui importe ici. Et cette abstraction est le fruit du travail des codes et des programmes qui se trouvent au cœur de la boîte noire que constitue tout appareil. Ainsi, ce que nous voyons sur les images techniques ne peut plus en aucun cas être considéré comme une capture de la réalité mais bien comme une traduction en signaux visibles des langages codés, c’est-à-dire des instructions contenues dans les programmes. Ces instructions sont écrites dans une langue particulière qui est une langue basée finalement non pas sur des mots mais sur deux chiffres et c’est à partir de ces deux chiffres que s’opère dans un processus de traduction généralisée la circulation des informations entre ce qui est introduit dans l’appareil et ce qui en ressort.

Le point sans doute le plus important dans le fonctionnement de cet appareil, c’est par et à travers un nouveau temps qui est le temps discontinu du « passage ou du non passage du courant électrique auquel est adapté le langage machine, purement binaire. [...] Ce temps n’est pas le temps des hommes, continu et durable, c’est une pure scansion dont la cadence est déterminée par la puissance du processeur. » (Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, Gallimard, p. 403-402).

Nous allons retrouver cette mutation de la perspective temporelle absolument inédite dans laquelle nous installent les appareils lorsque nous parlerons de la vidéo. Retenons pour l’instant que c’est une nouvelle mesure du temps qui se met en place et qu’elle transforme notre comportement et notre rapport au réel comme à la connaissance de manière radicale. « Avec l’hypertexte, le savoir n’est pas organisé verticalement, selon un ordre qui irait du particulier au général, de l’animal à l’espèce, il se donne dans un horizon de liberté non hiérarchique, nerveuse comme le clic et mobile : celle-ci sera déployée presque à l’infini par la toile. L’outil extrêmement logique qu’est un ordinateur permet un mode de connaissance fondé sur le mouvement réflexe et l’émotion nerveuse » (op. cit., p. 416).

À cette transformation du temps et de la relation aux choses et à la connaissance, vus ici sous leur aspect littéralement physique, répond une transformation du visible et du statut de l’image ou des images. En effet, si nous sommes en train de glisser de l’appareil photo à l’ordinateur, il nous faut bien accepter que les images produites par les appareils numériques soient elles aussi fabriquées par des programmes et qu’elles soient lues avant même d’être réalisées, c’est-à-dire mémorisées, sur l’écran de l’appareil. Cet écran, celui de l’appareil ou de l’ordinateur, « est un espace visuel mesuré ; la machine attribue un nombre à chaque intensité de lumière et à chaque unité minimale d’espace, les pixels, le mot est une concaténation de l’anglais : picture element, « unité d’image », définis selon les coordonnées cartésiennes » (op. cit., p. 398).

Jeff Wall, Picture for women, Image pour les femmes, 1979
Centre Pompidou MNACM-CCI.

L’image change donc de statut, et de fonction parce que le visible a changé de statut et de fonction et de cela on ne parle guère. Mais si le visible change de statut, c’est que les relations entre image et texte ont changé et si elles ont changé c’est que le statut même du texte a changé. Il est lui aussi pris dans le processus généralisé de traduction de tout dans et par le langage informatique par les programmes.

« Qu’es-ce qu’un programme ? Un programme est un texte où sont consignées les instructions données à un ordinateur, un texte écrit dans un langage » (op. cit., p. 404). Deux sortes de textes président au fondement de l’informatique les algorithmes texte de nature logicomathématique suite d’instructions à effectuer dans un ordre strict et un texte écrit dans un langage donné pour réaliser un algorithme. Ainsi le lisible et le visible, mais aussi l’audible sont dépendants de ce nouveau type de texte, de ce « langage artificiel produit consciemment dans un but précis et qui n’est pas fait pour être parlé » (op. cit., p. 405). L’image apparaît donc désormais sur l’écran, disons celui de l’appareil quel qu’il soit, nous reviendrons ensuite sur les écrans de télévision et sur les moniteurs, comme le texte.

Écrire, « c’est sans doute expérimenter sans le savoir le moins du monde, une sorte d’excitation qui proviendrait de l’écran et de sa particulière luminosité. Éprouver énervement, fascination et plaisir cela existait déjà avec les écritures cunéiformes. Que dire de la fascination ? Qu’elle se trouve au fondement des écritures, le sentiment que fait monter en nous l’expérience troublante et inavouée de faire passer le langage de l’invisible au visible. Mais l’informatique fait passer l’écriture déjà visible, la langue écrite en ses éléments graphiques minimaux [...] à une autre visibilité celle de l’écran ou de la page imprimée en mettant en jeu l’invisible des actions du processeur avec programmes et langages informatiques. L’invisible a changé de point d’application : il ne se situe plus dans l’air qui porte les sons de la parole, ni dans le mutisme loquace de la parole intérieure, ni dans les rapports de grandeur qu’entretiennent les choses, mais dans la machine pour produit de l’intelligence des hommes. Qui plus est cet invisible parle des langages artificiels à l’intérieur de lui-même — d’où l’omniprésence du terme technologique qui signifie « qui a du langage en lui » — auxquels seuls ont accès les initiés. L’utilisateur lambda, lui, n’en maîtrise rien, pour qui quelque chose comme une magie s’est interposée, pour qui l’invisible a changé de nature. [...] Sans être un petit génie de l’industrie logicielle, l’utilisateur se sent comme doté de puissance en matière de signes. Le voilà malgré lui attiré vers l’une des tendances majeures de l’esprit humain, la tendance paranoïde » (op. cit., p. 422-423).

Il était nécessaire de faire ce détour pour montrer que les positions de Flusser, au-delà du fait qu’elles étaient en avance sur les analyses en général produites à cette époque, sont d’une grande justesse.

On a donc vu que le sujet, l’homme, l’individu, est bien de facto au service des appareils, qu’il est devenu un fonctionnaire, c’est-à-dire celui qui fait fonctionner les appareils et que les images photographiques et cela dès leur invention, ont installé l’homme dans cette posture, même si ce n’était guère perçu de cette manière avant que la théorie de l’information et l’invention des ordinateurs ne viennent rendre possible la compréhension de ce qu’est un appareil et de ce qu’il implique pour ceux qui l’utilisent.

Mais si nous avons tenté de rendre plus clair les rôles et les fonctions des images, des programmes, des appareils, il reste à poser la question du statut de l’information.

Nous savons bien que nous continuons de croire encore une fois que le sens d’une image se trouve dans les informations qu’elle véhicule, et qui se trouvent donc inscrites sur sa surface. Mais pour radicaliser le propos, il faut dire qu’il n’en est rien. Si nous croyons pouvoir lire des informations sur une telle surface c’est que nous croyons toujours que nous sommes des sujets libres et que nous ne sommes pas devenus des fonctionnaires des appareils dont le seul rôle est de les nourrir afin qu’ils puissent justement fonctionner.

Pour mieux rendre la position de Flusser sur l’autonomie des appareils et l’extériorité radicale des individus par rapport à eux, il suffit de repenser au texte de Günther Anders, Le temps de la fin, et au moment où il décrit le processus d’une guerre nucléaire qui se poursuivrait alors même qu’il n’y aurait plus aucun homme pour la faire mais juste parce que les programmes continueraient eux à transmettre leurs ordres aux appareils afin qu’ils continuent de bombarder l’autre territoire.

Donc qu’en est-il de l’information ? Est-elle porteuse d’une signification qui existerait en soi ? Y a-t-il encore du sens comme on le dit si souvent à regarder, analyser et faire des images ?

En un sens, il faut dire qu’il n’y en a pas, de sens. Je vous laisse le soin d’aller voir dans le texte de Flusser comment il évoque la part de liberté encore possible pour l’homme, l’homme qu’il appelle le photographe. En ce qui nous concerne, ce qui compte c’est de comprendre qu’il n’y a plus rien qui puisse constituer sur la surface d’une image un sens, et en tout cas un sens qui serait libre de ce que fait peser sur lui l’ensemble des éléments, programme et appareil, texte de différentes sortes, que nous venons de décrire et qui constituent l’image et au-delà d’elle le visible, le lisible et même, conditionnent l’accès au sensible. L’information n’a pas d’autre sens que celui de sa participation au fonctionnement général des appareils et donc à ce comportement humain que Vilém Flusser, comme Clarisse Herrenschmidt définissent comme magique.

Le mot est important. Magique signifie : qui ne relève pas de la logique linéaire du texte. L’information ou les informations qui se trouvent véhiculées par les images ne sont donc pas les mêmes que celles, véhiculées par les textes. Notre erreur tient en ceci que nous essayons encore et toujours de lire les images alors qu’elles fonctionnent autrement que les textes et plus encore qu’elles nous font rompre avec la logique formelle, celle basée sur la métaphore et finalement celle qu’a rendu possible l’écriture.

La seule logique qui reste est celle qui gouverne les appareils. Mais elle n’est pas du même genre, elle suppose une autre temporalité et une nouvelle forme de visibilité. C’est au fond la magie que Flusser voyait à l’œuvre dans les images photographiques qui va se déployer dans et à travers les images numériques.

Mais pour conclure ce moment sur l’information, le plus simple reste de citer ce passage du livre de Flusser lorsqu’il évoque la question de l’information et de l’effet de feed back des images sur notre comportement qui est la véritable source de cet effet magique qu’ont les images dans nos vies.

« Ce message,(celui qui nous communique une photo de la guerre au Liban par exemple) se présente de la façon suivante. Un élément de l’image se tourne vers un autre, lui confère une signification et acquiert sa propre signification grâce à lui. Chaque élément peut devenir le successeur de son propre successeur. Chargée ainsi, la surface de l’image est « pleine de dieux » : tout en elle est bon ou mauvais. Les panzers sont mauvais, les enfants sont bons, Beyrouth en flammes est l’enfer, les médecins vêtus de blanc sont les anges. À la surface de l’image gravitent des puissances secrètes, dont certaines portent des noms chargés de valeur : impérialisme, judaïsme, terrorisme. Néanmoins la plupart d’entre elle n’ont pas de nom et ce sont elles qui confèrent à la photo une atmosphère indéfinissable, qui lui donnent son pouvoir de fascination et nous programment à agir rituellement » (op. cit., p. 63).

Frontispice : Germaine Krull, Auto portrait à l’Icarette, vers 1925, Centre Pompidou MNACM-CCI.