samedi 27 mars 2021

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Cindy Sherman

Une rétrospective (1975-2020) à la Fondation Louis Vuitton

,  Stéphanie Dulout

Une rétrospective, a-t-on pris soin de préciser dans le titre de cette nouvelle présentation de l’œuvre de la grande photographe américaine Cindy Sherman (depuis ses débuts en 1975 jusqu’à ses toutes dernières séries).

Précision d’importance au regard de la diplomatie, car, outre des rétrospectives plus anciennes (citons celles du Jeu de Paume en 2006 et du MoMA en 2012), une confrontation de ses premiers autoportraits fictionnels avec leurs derniers avatars (de 2016) avait pris place au Palazzo Grassi, au sein de la Pinault Collection à Venise, en 2018...

Une précision éloquente aussi, au regard de l’œuvre, dont elle évoque l’infinie multiplicité et toute la duplicité : loin d’être anodin, l’emploi de l’article indéfini fait résonner dans l’ « une » toutes les autres possibilités, toutes les autres façons de voir, de montrer et d’appréhender l’œuvre, à l’instar des innombrables « autres » que l’artiste, de déguisement en travestissement, fait apparaître dans son « je » insondable et insaisissable. Car, loin du « je est un autre » de Rimbaud, dévoilant la part d’ombre du Poète-Voyant, le « je » que nous donne à voir, depuis plus de quarante-cinq ans, Cindy Sherman, à travers ses « vrais-faux » autoportraits, est une succession d’autres « moi » : toujours et jamais la même, tour à tour grimée, masquée, déguisée, travestie…, parfois même réduite à un simple reflet, apparaissant et disparaissant sous ses masques ou derrière ses prothèses…, toujours, elle nous échappe.

« […] je ne vois pas ces personnages comme moi », rétorque-t-elle lorsque l’on parle de ses photographies comme des autoportraits.

Cindy Sherman – Untitled A-E (1975)
© 2020 Courtesy of the Artist and Metro Pictures, New York © 2020 Cindy Sherman
Cindy Sherman – Untitled A-E (1975)
© 2020 Courtesy of the Artist and Metro Pictures, New York © 2020 Cindy Sherman

Autoportraits fictionnels

Tantôt ménagère vintage, tantôt héroïne de films d’horreur, bourgeoise à bijoux ou travesti à fourrure, star décatie ou clown pop et toc…, endossant, les uns après les autres, depuis près de cinquante ans, les rôles des personnages fictifs qu’elle s’invente et qu’elle met en scène dans des décors factices d’une force plastique et d’une beauté picturale troublantes, Cindy Sherman n’a de cesse de nous perdre dans le labyrinthe de ses métamorphoses.

Untitled #584, 2017-2018
Courtesy de l’artiste et Metro Pictures New York © 2020 Cindy Sherman

Réapparaissant (parfois plusieurs fois !) dans chacune des cent-soixante-dix œuvres exposées, son visage protéiforme acquiert, au fil de ses duplications et de ses métamorphoses, une sorte de densité mystérieuse et intangible, semblable à celle, à la fois visible et impalpable, des hologrammes ; une sorte de présence à la fois familière, étrange et envoûtante, obsessionnelle (comme un cauchemar) et entêtante (comme un parfum)… Indéfiniment démultiplié, de cimaise en cimaise, ce « masque aux mille visages » nous conduit non pas à une sensation d’overdose, mais à une sensation de vertige et d’enlisement, de perte de repères et de flottements. Et c’est sans doute là la grande force de cette exposition : donner à voir, et même à sentir, la puissance vertigineuse de l’œuvre de Cindy Sherman pris dans son ensemble, dans sa globalité, tel qu’il a été composé et fabriqué, et tel qu’il doit s’offrir au regard, soit, une vaste mascarade sans fin, une sorte de Comédie humaine post-moderne, donnant à voir les failles (derrière la puissance illusoire de l’image) et, non pas la vérité, mais les fragilités, sous les masques…

Cindy Sherman n’a de cesse de nous perdre dans le labyrinthe de ses métamorphoses

Etait-il nécessaire, cependant, de singer cette errance, ce dédale tout intérieur par un décor scénographié ? Le processus de transformation et de simulation au fondement même de l’œuvre, de « la fabrique de l’image » (trompeuse), ne se suffisait-il pas à lui-même ? Fallait-il l’illustrer, le plagier par les oscillations et les furtives apparitions des surfaces miroitantes ponctuant les méandres du labyrinthe des cimaises ? Destinées à « jouer sur le flottement identitaire » (on l’aura compris…), ces miroirs dispersés prennent au piège de leur propre image les visiteurs, déjà fort éprouvés par les couleurs acidulées des murs inspirées par la palette de maquillage des personnages grimés les plus clownesques et les plus outranciers de Cindy Sherman…

Signée de l’architecte Marco Palmieri, la scénographie – omniprésente, donc (c’est la mode…) –, à la lisière du kitsch et du clinquant, évite de peu le mauvais goût, mais est péniblement redondante.

Passons outre – la force des images, et du propos, nous le permettent…

« La photographie sait très bien mentir [1]. »

Voilà le propos. Et c’est Cindy Sherman elle-même, dans l’une des rares interviews qu’elle accorde, qui nous le dit. Le mensonge de l’image est au cœur de sa recherche qui, comme l’expliquaient Marie-Laure Bernadac, co-commissaire de l’exposition, au micro d’Olivia Gesbert sur France Culture [2], procède d’une « véritable fascination pour l’image ».

« On voit dans ses photographies, et notamment dans ses derniers tirages, la présence de la matérialité même de la fabrication de l’image dans l’image. On voit le maquillage de façon extrêmement précise, on voit comment c’est fait, on voit le faux, on voit la parodie […] Cindy Sherman est fascinée par l’image avant d’être fascinée par le masque ou le stéréotype », disait très justement Valérie Belin (dont on connait le travail photographique sur le masque et les mannequins de vitrine) à ce même micro.

Cette fascination pour l’image, notamment l’image cinématographique – « qui est une sorte d’image-fantôme » –, apparaît dès les débuts, explique Marie-Laure Bernadac. Dans les séries iconiques des Untitled Film Stills (1977-1980) ou des Rear Screen Projections (1980), la photographe s’approprie les techniques et les trucages cinématographiques (faux décors de plateau, images de paysages projetées…) pour créer une « cinématographie imaginaire » troublante de vérité.

Jouant, avec une audace et une dextérité sans pareille, des faux-semblants, elle ira jusqu’à utiliser en fond fixe les faux paysages en mouvement des rear projections (projections de fond) qu’affectionnait tant Alfred Hitchcock.

Cindy Sherman, Untitled 92
1981 @ 2020 Cindy Sherman

De la bizarrerie à l’horreur

De l’exhibition délibérée du trucage (afin de produire un effet cinématographique décuplé) au maquillage outrancier (révélant les pores et les imperfections de la peau montrés en gros plans), Cindy Sherman triche avec l’image en jouant de sa plastique avec la minutie obsessionnelle d’un peintre flamand. Toujours à la lisière (de la peinture et de la photographie, de la fiction et de l’allégorie, du stéréotype et de la parodie, de l’hyperréalisme et de l’artifice, du conte de fées et du film d’horreur, de l’apparition et de la disparition…), elle grossit le trait, accentue les détails incongrus, met en valeur « tout ce qui peut être potentiellement bizarre » (ce sont ses propres mots) et parodie le réel jusqu’à y faire surgir une sorte d’irréalité, cette « inquiétante étrangeté » si propice au fantasme prônée par les Surréalistes, et admirablement exploitée par « le maître du suspense » et de la distorsion de l’image (Alfred Hitchcock, pour ne pas le nommer), dont l’ombre plane sur tous les premiers travaux de l’artiste.

« Je crois que les films sont ma plus grande source d’information. Et la plupart de mes films préférés sont des films d’horreur », l’entend-t-on dire lors d’une conférence de presse retransmise en partie dans La Grande Table sur France Culture. Un aveu qui en dit long sur la démarche et l’optique de l’artiste, bien plus que toutes les théories élaborées sur son œuvre. Et l’on remercie Olivia Gesbert de nous l’avoir fait partager…

Cindy Sherman

Par-delà l’image

L’on comprend mieux ainsi l’importance que revêt la manipulation de l’image pour Cindy Sherman. Utilisée autant pour ce qu’elle montre que pour ce qu’elle cache, l’image est pour elle le lieu, le cadre – évoquant souvent un décor de studio ou une scène de théâtre – d’un perpétuel jeu sur le faux et le vrai, le réel et l’artificiel ; le lieu d’une rencontre prêtant à confusion entre deux mondes, deux registres, et où le décalage entre les deux finit par opérer une distorsion du réel, un déplacement du réel vers l’artificiel (de même que s’opérera, à partir du milieu des années 80, un déplacement du beau vers le laid)

« Ce qui m’intéresse c’est le choc qui découle de l’association de l’artificialité et de ce qu’elle représente », explique Cindy Sherman. Et d’ajouter : « Avec une photographie vous pouvez faire croire n’importe quoi aux gens. […] Certains l’utilisent de manière littérale et documentent exactement ce qu’ils voient. Je pense qu’il est plus intéressant de montrer ce que peut-être on ne verra jamais. »

L’on voit ici la filiation de Cindy Sherman qui, comme le rappelait Marie-Laure Bernadac, « pense comme Duchamp que c’est le regardeur qui fait le tableau, que tout peut être interprété et qu’il faut laisser à chacun sa libre interprétation. » « Il s’agit de montrer ce qu’il y a dans l’imagination de quelqu’un », disait encore Cindy Sherman.

Cindy Sherman – Fondation Louis Vuitton
Courtesy of the Artist and Metro Pictures, New York © 2020 Cindy Sherman

De la transgression…

En établissant un pont entre l’artifice (de la représentation) et le réel (représenté), Cindy Sherman nous donne les clefs de la transgression des images, et d’une certaine manière nous rend complices de cette transgression. Mais si elle cherche à nous terrifier, ce n’est pas par ce qu’elle représente (qui peut parfois être vraiment terrifiant, pour ne pas dire répugnant), mais par l’artificialité de la représentation, l’esthétique du factice et du bizarre, propre à susciter le malaise.

Jouant, avec une virtuosité glaçante, de la frontière ténue séparant la fascination et la répulsion, la parodie et la transgression, l’outrance et le monstrueux, le naturalisme et l’abjection, l’artifice et la vulgarité…, sans cesse sur le fil du rasoir, à la lisière de la beauté et de la morbidité, du grotesque et du monstrueux…, elle fait de nous des voyeurs. A la fois fascinés et révulsés par son esthétique de l’extrême, nous devenons ses complices dans la contemplation de l’horreur.

Une virtuosité glaçante

Au fil des tirages déclinant, d’avatar en avatar, les mille visages de « l’artiste / actrice », depuis les premières séries très cinématographiques jusqu’aux dernières expérimentations numériques, des Contes de fée (Fairy tales, 1985) aux mascarades clownesques (2003-2004), l’on voit cependant la matérialité, et même, la plasticité de l’image prendre de plus en plus d’importance, jusqu’à se substituer aux récits ou aux parodies mises en scène. On voit le soin apporté à la fabrication de l’image, sa sophistication prendre le pas sur la fiction, l’anecdotique disparaître au profit de l’allégorie, voire de l’abstraction.

Très visible dans la série des mannequins, où, à l’aide de prothèses médicales, elle recrée des scènes érotiques, quasi pornographiques, ainsi que dans la très éprouvante série des Fairy tales, décuplant l’impact visuel en mêlant l’horreur et le grotesque, la fabrication de l’image, tout aussi horrifique, prend dans la série Disasters (1986-1987) une dimension véritablement picturale : dans ces compositions chaotiques savamment agencées, mi-paysages, mi-natures mortes, où s’agglutinent des matières organiques et inorganiques en état de putréfaction, des morceaux de corps disparaissant sous la terre ou les détritus, l’artiste « pousse à son paroxysme l’exploration de l’abject et de l’informe » ; ensevelie, la figure se dissout dans une sorte de paysage informe. On a rarement approché d’aussi prêt la peinture en photographie…

« Son objet, c’est l’image, donc c’est la peinture. Pour moi c’est un peintre », affirmait Valérie Belin sur France Culture [3].

Avatars, simulacres et mises en abîme

Dans l’une de ses dernières œuvres (de la série Men où elle se travestit en homme), l’artiste fait apparaître l’un de ses visages iconiques de la série des Rear Screen Projections en surimpression sur le tee-shirt porté par son avatar masculin, dans une virtuose et audacieuse mise en abyme. Au-delà du prolongement du questionnement sur l’identité, les identités multiples, la confusion des genres, etc., la photographe semble ici vouloir mettre en scène son culte de l’image et déclarer sa flamme à l’art pour l’art…

Notes

[1Phrase extraite de l’entretien accordé par Cindy Sherman à Philippe Dagen le 25 février dernier, publié, à l’occasion de l’ouverture de l’exposition à la Fondation Louis Vuitton, dans « Le Monde » du 23 septembre.

[2La Grande Table du 29 septembre 2020, « Cindy Sherman, bas les masques ! », à podcaster sur franceculture.fr

[3La Grande Table du 29 septembre 2020, « Cindy Sherman, bas les masques ! », à podcaster sur franceculture.fr

Exposition à la Fondation Louis Vuitton – 8, av. du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, Paris, XVIe jusqu’au 3 janvier.
www.fondationlouisvuitton.fr

Cet article a été publié originellement dans "the gaze of a parisienne" https://thegazeofaparisienne.com/2020/10/14/cindy-sherman/

Frontispice : Untitled #479, 1975, 23 épreuves gélatino-argentiques coloriées à la main, prêt de Dorothy and Peter Waldt © 2020 Cindy Sherman.