lundi 31 mai 2021

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Sur Les Prises Doillon

Un essai théorique sur l’œuvre de Jacques Doillon d’Antoni Collot

, Romane Charbonnel

Antoni Collot - cinéaste et maître de conférences en esthétique - s’essaie à l’écriture à propos d’un cinéma qu’il connaît de l’intérieur pour en avoir filmé un tournage en 2007 Des sables dessinés. Lecture aimante et singulière qui donne corps à un texte d’une langue exquise.

Si l’essai d’Antoni Collot est à l’image du cinéma qu’il analyse, notre seul regret est que ses prises n’en soient pas aussi nombreuses. Mais volontairement Collot a écrit un livre qui se lit le temps d’un film. L’architecture du texte le scinde en deux prises, elles-mêmes divisées en quelques « Contre-prise » et autres « Prise au vol » (15 au total). L’essai n’est pas copieux (« Un texte sur le plaisir ne peut être autre chose que court [1]. »), comme une assiette gastronomique, « sans gras [2] », mais riche. Si certaines phrases peuvent sembler amphigouriques au lecteur qui ne supporterait pas que son attention soit interrompue par celle d’un mot nébuleux, c’est qu’elles sont, chacune, finement travaillées. Elles exalteront de fait le lecteur réjouit d’alterner entre les petites Prises Doillon et le gros Littré. Et contrairement à la bouchée gastronomique (bien qu’Eric Poitevin sache étirer l’expérience esthétique jusque dans l’assiette vide [3]), le plaisir du texte est de pouvoir le relire (la longueur du menu-essai alors est décuplée !).

Ainsi la langue d’Antoni Collot nous ravit sans nous capturer, autant que le cinéma de Jacques Doillon. L’usage d’un vocabulaire alambiqué libère le lecteur plus qu’il ne le contraint, il est ramené à sa conscience, il dialogue avec le texte. De même que le spectateur d’un Doillon, nous en convainc Les prises Doillon, ne s’abandonne pas au spectacle, et ce grâce à « l’esquive » du réalisateur. Antoni Collot, lecteur et regardeur fureteur de Debord, s’applique à distinguer le cinéma de divertissement de celui qui fait art. Le premier capture quand le second ravit. Ravissement qui s’applique parfaitement à l’Œuvre de Doillon, « histoires de ravis ravisseurs ravis au ravissement lui-même. » Ainsi Antoni Collot préfère la prison volontaire (Leo Copers) aux oubliettes.

© The Prod - Didier Leclerc

Avant d’être un livre de cinéma nourri de références artistiques, cet essai me semble politique. Il fera rire et plaira tant au lecteur amateur de sociologie, de psychanalyse et de philosophie (notamment du tournant linguistique) que de Doillon lui-même. Les premiers ont davantage à se mettre sous la dent que le cinéphile. Le « Propos » du livre n’arrive qu’après un « Avant-propos » et un « Hors-propos » délicieux sur… les tupperware. La boîte en plastique est mise à mal, comme le font les marie-salopes contemporaines s’affairant à draguer les tonnes de plastique qui dégueulassent les mers : elle est comparée à un hermétisme ambiant qui n’est d’après l’auteur, pas compatible avec une pensée de gauche. La mise en gelée du spectateur comme technique conservatrice (à la Syd Field ou Paul Larivaille) n’est ainsi pas l’énergie cinétique qui anime celui d’un Doillon. L’« Hors-propos » anticipe le « Propos » lorsqu’Antoni Collot raconte qu’enfant, Jacques Doillon n’avait qu’à s’annoncer en frappant à la porte voisine sans attendre de consentement pour aller se servir dans le réfrigérateur (les éléments biographiques n’ont rien d’une prière d’insérer, ils ne relèvent que de l’anecdotes, toujours ramenées à la filmographie ; celles, intimes, qui font des deux cinéastes des amis). Liberté recouvrée dans certaines scènes de L’An 01, premier long métrage de Jacques Doillon, lui-même absolument politique, finement analysé dans le « Propos ». Le conservateur n’est ainsi pas celui qu’on soupçonne, le vieux con qui pleure la fermentation d’antan ; c’est au contraire le/la jeune con.ne maniaco-essentialiste qui, sous des airs révolutionnaires, préfère la tomate javellisée de fast-food et la parité de genre du CNC : « chacun chez soi et les moutons de l’appropriation culturelle seront bien gardés. » Un livre politique, donc, piquant, qui fait l’apologie du no-gender et des brassages culturels.

Le conservateur, c’est aussi celui qui pense qu’un enfant n’est pas apte à jouer (souvent le même qui réplique qu’un morveux « fait son cinéma » lorsqu’il pleure de trop) mais en revanche, l’est à soutenir qu’il y a deux genres et qu’il est rangé dans le mauvais (parole plus rangeante ou rageante que dérangeante par son caractère essentialiste et immuable). C’est aussi celui qui ne supporte pas qu’un réalisateur mette en scène un milieu social duquel il ne vient pas. Voilà deux terribles constats relevant de l’hermétisme précédent qu’argumente ardemment Antoni Collot dans Les prises Doillon. Pourquoi la majorité de la production cinématographique représente-t-elle les enfants comme des images, alors-même que c’est à cette période « que l’on fait métier de jouer » ? L’incarnation nécessaire à l’interprétation d’un rôle est volontaire chez l’enfant qui est sincèrement ce qu’il joue.

Capture d’écran Des sables dessinés
Antoni Collot, Liaison Cinématographique Artemis Production, 27 min, 2007,
https://www.youtube.com/watch?v=dZXKkrRMgCU.

Composé d’une « Première » politique, pour ne pas dire pamphlétaire et d’une seconde linguistique et psychanalytique faisant la part belle à la langue doillonesque, l’essai réfléchit tant la réception d’un Doillon que les modalités de sa construction (« pour qu’advienne l’inattendu ») : les rapports du cinéaste au texte, à la composition et à ses acteurs. « Cet essai interroge ce qui se joue dans le champ lexical du mot « prise » jusqu’à envisager in fine les figures de la contre-prise et de la méprise. » ainsi s’ouvre-t-il et donne-t-il le ton. Le jeu y est omniprésent, de même que dans le cinéma de Doillon. Le manque de réceptivité à l’humour de ce dernier est déploré par Antoni Collot qui partage, dans cet essai brillant, sa lecture distinguée et passionnée de l’Œuvre de Jacques Doillon, aux antipodes d’une critique dominante qui l’appréhende « de l’enfance » ou « de l’hystérie ».

VIPAG, Leo Copers,
2002, photographie du 4 juin 2015 par © Ed Janson

Notes

[1Roland Barthes, Le plaisir du texte, Seuil, 1973, p.31.

[2C’est ainsi qu’Antoni Collot qualifie La Drôlesse dans un entretien sur la chaîne microCiné https://www.youtube.com/watch?v=aXAPb7YS9uQ.

[3Jean-Claude Lebensztejn, Éric Poitevin, César Troisgros, Michel Troisgros, Servez Citron, Macula, 2020.

À ceux qui s’empresserons d’acquérir la petite bête dans la librairie la plus proche : Attention, Antoni Collot joue des mots jusque dans notre locution, demander Les prises Doillon donne lieu à un dialogue de sourd : « L’éprise quoi ? » vous répondra le marchand de livre.

Référence : https://www.marestediteur.com/produit/livres-les-prises-doillon/

Frontispice : Madeleine Desdevises et Jacques Doillon, photographie de tournage - La Drôlesse © Jean-Denis Robert