vendredi 30 juillet 2021

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Appareil carcéral, appareil photographique

, Romane Charbonnel

Ce texte qui ne cesse de passer de la boîte à la caméra embarquée, trame une analogie historique, esthétique et politique entre l’appareil carcéral et l’appareil photographique.

Peut-on établir une analogie entre l’appareil carcéral et l’appareil photographique - de l’analogique au numérique ? Tous deux fixent, créent du hors-champ, cadrent, posent le temps. Philippe Artières esquisse cette analogie à la fin de Lignes de fuite en se référant à la « boîte noire » qu’il revendique comme une expression foucaldienne qui définirait la prison : « Cette confrontation inégale des regards, dont la prison n’est pas seulement le théâtre mais le producteur, fait de celle-ci un dispositif photographique brut. La prison est bien une confiscation de l’image de soi par l’œil du surveillant ; elle est plus encore, elle arrête le temps, elle fige ses sujets, les capte, les enlève au contemporain. « Boîte noire » de nos sociétés, la machine à surveiller l’est aussi en cela. Elle fonctionne comme ces studios d’artisan photographique d’avant-guerre, avec leur lot d’accessoires, avec cette injonction à pauser [1]. » Mellany Robinson, dans une question posée à Mathieu Pernot, cite également Michel Foucault dans Surveiller et punir : « Foucault dit que « l’un des premiers objectifs de la discipline est de fixer ». Le philosophe établit un parallèle entre le développement du contrôle des corps dans l’espace et l’apparition de la photographie [2]. » Des références à la photographie dans Surveiller et punir je n’en trouve que deux, quelques pages en amont. « Le camp, c’est le diagramme d’un pouvoir qui agit par l’effet d’une visibilité générale (…) : l’emboîtement spatial des surveillances hiérarchisées. Principe de l’« encastrement ». Le camp a été à l’art peu avouable des surveillances ce que la chambre noire fut à la grande science de l’optique [3]. » La seconde est la suivante : « Ce Panoptique, subtilement arrangé pour qu’un surveillant puisse observer, d’un coup d’œil, tant d’individus différents permet aussi à tout le monde de venir surveiller le moindre surveillant. La machine à voir était une sorte de chambre noire où épier les individus ; elle devient un édifice transparent où l’exercice du pouvoir est contrôlable par la société entière [4]. » Bien que le parallèle foucaldien qu’indique Mellany Robinson soit à ma vue aussi transparent que la « la machine à voir », il est vrai qu’une certaine synchronie s’établit entre la naissance de la prison et de la photographie. L’analogie est aussi, pour Bernard Lamarche-Vadel, historique. « À la Naissance de la prison qui est le sous-titre, j’aime, pour mon usage, y surimprimer la naissance de la photographie. Tant entre l’idéologie qui préside à l’élaboration de l’incarcération moderne et celle qui aboutit à la mise au point de la conserve, terme premier employé par Niepce pour désigner le produit de son invention, la corrélation est frappante [5]. »

Jacques Lizène, Tentative d’échapper à la surveillance d’une caméra, vidéo noir et blanc, 2’’, 1971
https://www.youtube.com/watch?v=Xe9uuPjF-NQ

Le Panoptique de Jeremy Bentham paraît en 1780, année où Jacques Charles parvient à figer une silhouette à la chambre noire sur papier imbibé de chlorure d’argent. Paraît également, la même année que le Daguerréotype (1839), le Manuel des prisons de Grellet-Wammy. Le bertillonage commence pour sa part en 1879. « Réaliser une photographie, c’est mettre quelqu’un dans un cadre, le soustraire au monde de temps continu et des espaces infinis. Certains scientifiques du XIXe siècle l’ont bien compris en utilisant ce nouveau médium comme un moyen de contrôle, un outil de classification et d’affirmation d’une autorité par l’observation. Ce n’est donc pas un hasard si l’apparition de la photographie est contemporaine de la naissance de la criminologie et de la prison [6]. » Le XIXe siècle voit alors apparaitre conjointement des systèmes disciplinaires, d’enfermement et de surveillance : l’appareil carcéral et l’appareil photographique. Des systèmes hétérotopiques et hétérochroniques, soustraits « au monde de temps continu et des espaces infinis ». Comment les technologies de reproductions héritières de la chambre noire continuent-elles à participer des rouages du système pénal, à l’image de l’asservissement de la photographie à la criminologie et à l’ordre juridique ? C’est plus récemment, en pleine période de contestation sociale et à la veille de la remise en cause du système pénitentiaire initiée par l’Organisation des prisonniers politiques, en 1967, que Sony commercialise le Portapak. Si l’adage accorde à Carole Roussopoulos la deuxième place après Jean-Luc Godard à l’utilisation de la petite caméra portative en 1971, incitée par Jean Genet (à qui on doit le magnifique Chant d’amour), la même année Jacques Lizène réalisait ses tentatives de dressage d’une caméra (Tentative de) et d’échapper à la surveillance d’une caméra (Tentative de) (vidéo noir et blanc, 2’’). Dans la seconde, le Petit Maître liégeois filmé en plan moyen ne parvient pas, malgré ses tentatives à répétition, à sortir du cadre. Prisonnier de l’image, lorsqu’il s’approche du hors champ, la caméra le rattrape systématiquement. « Le cadre photographique n’a pas la même valeur d’enfermement que celui des murs de prison, mais j’ai toujours eu le sentiment qu’en photographiant ces lieux, je parlais aussi de photographie [7]. »

Photographie de la page 73 de Jean Gaumy
Les incarcérés, Éditions de l’Étoile, 1983

Du travelling à la chambre noire ou de la prison roulante au Panoptique

Capture d’écran de Marguerite Duras
Marguerite Duras à la Petite Roquette, 1967, 12’’

Lorsqu’Hervé Guibert définit l’autobus comme « une grosse machine photographique », il semble définir le Panoptique : « L’autobus saisit en un clin d’œil une multitude de corps, de visages, de mouvements et d’attitudes. Il est comme un gros œil de mouche, un œil à facettes, un œil rotatif si l’on imagine que chaque facette de l’œil de l’insecte détermine une vision distincte. Il est génialement voyeur parce qu’on y voit sans se faire voir (…) [8]. » Cela m’évoque, parallèlement, la « prison roulante », « une perfection toute benthamienne » que Michel Foucault décrit : « Une voiture conçue comme une prison roulante. Un équivalent mobile du Panoptique. Un couloir central la partage sur toute sa longueur : de part et d’autre, six cellules où les détenus sont assis de face. (…) Mince histoire que celle de la voiture panoptique. Pourtant la façon dont elle se substitue à la chaîne, et les raisons de ce remplacement resserrent tout le processus par lequel en quatre-vingts ans la détention pénale a pris la relève des supplices : comme une technique réfléchie pour modifier les individus [9]. » La voiture panoptique, semblable à l’autobus photographique — remplaçant les chaînes décrites par Michel Foucault pages 261 et 262 de la première édition de Surveiller et punir (Gallimard, 1975), farandole de bagnards parcourant la France, danse macabre pénitentiaire — est un intermédiaire entre les supplices et la détention pénale dans sa forme contemporaine.

Hervé Guibert, Michel
1981, vintage silver gelatin print, 14,5 x 21,5 cm. (5.7 x 8.5 in.)

La Maison d’Arrêt versus La Caméra Embarquée

Voici ce que répond son Socrate à Hervé Guibert : « Vous vous trompez, l’autobus n’est pas une machine photographique, c’est une machine cinématographique, ce n’est qu’un gros travelling [10]… ». Si effectivement, l’autobus est semblable à la voiture panoptique, il peut être vu comme un chemin vers la chambre noire, un travelling vers la fixité de la photographie-prison. Les autobus eux-mêmes ont fait ce chemin vers la surveillance généralisée. Ils sont semblables à de grandes caméras de vidéo surveillance. La traçabilité du détenteur de carte de voyage électromagnétique, pour un citadin qui ne se déplace qu’en transports en commun, est semblable à un bracelet électronique. Les caméras de vidéoprotection offre un œil permanent sur les usagers. Mais tout cela est de loin remplacé par les téléphones portables. La surveillance est aujourd’hui portative, elle se fait en mouvement ; à cet égard la fixité du système pénitentiaire semble absolument archaïque. Autant que la chambre noire le paraît au téléphone portable. C’est à cet égard que Yann Lardeau considère la photographie comme un médium prédisposé à représenter la prison, image fixe, contrairement à l’image en mouvement : « Mais moi qui ne suis jamais entré dans une prison, (…) les photographies de Jean Gaumy m’apprennent beaucoup. Beaucoup plus qu’un film par exemple, parce qu’elles sont là, qu’elles restent et qu’elles ne bougent pas, que leur temps semble s’être suspendu comme la vie de ces jeunes gens derrière les barreaux de leur cellule. Il y a donc là une forme, un état qui s’est déposé, qui a cristallisé [11]. »

Capture d’écran GoogleMaps
5 mai 2020 à 22:43, vue satellite du Centre pénitentiaire d’Aix-Luynes

Michel Foucault, qui ne connaît pas les autobus vidéosurveillés, note, dans un vocabulaire photographique, le début de l’individuation du pouvoir à la fin du XVIIIe siècle : « On peut dire, je crois, que les mécanismes de pouvoir, qui jouaient même dans une monarchie administrative aussi développée que la monarchie française, laissaient apparaître des mailles assez larges : système lacunaire, aléatoire, global, n’entrent guère dans le détail, s’exerçant sur des groupes solides ou pratiquant la méthode de l’exemple (comme on le voit bien dans la fiscalité ou dans la justice criminelle), le pouvoir avait une faible capacité de « résolution » comme on dirait en termes de photographie ; il n’était pas capable de pratiquer une analyse individualisante et exhaustive du corps social. Or, les mutations économiques du XVIIe siècle ont rendu nécessaire de faire circuler les effets du pouvoir, par canaux de plus en plus fins, jusqu’aux individus eux-mêmes, jusqu’à leur corps, jusqu’à leurs gestes, jusqu’à chacune de leurs performances quotidiennes. Que le pouvoir, même avec une multiplicité d’hommes à régir, soit aussi efficace que s’il s’exerçait sur un seul [12]. »

Notes

[1Philippe Artières, « Lignes de fuite » dans Mathieu Pernot, Hautes surveillances, Actes Sud, 2004, pp. 7-12, p. 12.

[2Mathieu Pernot, Les prisons photographiques, entretien avec Mellany Robinson dans Hautes surveillances, Actes Sud, 2004, pp.71-75, p. 73.

[3Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 174.

[4Ibid., p. 209.

[5Bernard Lamarche-Vadel, Lewis Baltz, La Différence, 1993.

[6Mathieu Pernot, op.cit., p. 73.

[7Ibid.

[8Hervé Guibert, L’image fantôme, Minuit, 1981, p. 112.

[9Michel Foucault, op.cit., p. 267-268.

[10Hervé Guibert, op.cit., p. 113.

[11Yann Lardeau, L’utopie pénitentiaire dans Jean Gaumy, Écrit sur l’image, Les incarcérés, Éditions de l’Étoile, 1983, p. 20.

[12Michel Foucault, L’œil du pouvoir, entretien avec Michelle Perrot et Jean-Pierre Barou dans Jeremy Bentham, Le panoptique, Belfond, 1977, pp. 9-31, p. 15.

Frontispice : Photographie de la page 31 de Jean Gaumy, Les incarcérés, Éditions de l’Étoile, 1983.