vendredi 1er juillet 2022

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Puisque tu me battais

Anents Achuar, Ph. Descola

, Joël Roussiez

J’ai disparu puisque tu me battais, mon petit père te voilà au bout du chemin, immobile et confus, regardant la forêt où les singes s’amusent.

Qu’est-ce qui t’arrive ? Ta propre femme évanouie, est-ce possible ? Les arbres dansent sous la brise, bientôt c’est la pluie qui va venir et tendu tout ruisselant, tu attendras en alerte d’un feuillage qui bouge, d’une fougère qui bruisse que je paraisse et vienne vers toi. Est-ce toi ? Point de fumée pourtant au feu de ta maison, pas de nourriture pour ta bouche. Tu as tué le pécari pour rien. Va donc dans le fleuve, laver ton corps, l’anaconda t’attend, il veut boire ton sang. Mais : « évanoui le sang, où donc est ma ripaille ? » Que fera-t-il alors de toi ? Voici le sang de mes entrailles, écoute-les, voilà qu’ils viennent à toi : où donc est notre mère, quand donc mangerons-nous ? Immobile à l’orée de la forêt, le toucan t’appelle « ouh, ouh » tes ancêtres se moquent de toi. Où donc est la femme chérie, où sont les mamelles abondantes, la peau rutilante et le ventre rebondi ?

Je suis ton souvenir ; je suis partie chercher abri ; des coups, je n’ai pas vu l’épuisement, des colères la fin ; tendres murmures sur la couche, rudesses dans la cour… Ah, mon père, tu dois maintenant battre les arbres, claquer le fleuve ou la litière du lit. Le sapajou queue plate exhibe le plaisir qui tu n’as plus, les singes hurleurs sont en colère contre toi : un homme qui tue pour rien ! Écoute les reproches de la forêt. La vengeance tombe sur toi, tes amis, tes parents qui donc voudrait te soutenir ? Ah, petit père, je n’aurai pas envie non plus. Et puis, je ne reviendrai pas car c’est morte que je suis et, sous les fougères géantes ensevelie, je me protège des humeurs et des coups.

Henri Rousseau dit Le Douanier Rouseau — Les tropiques

C’est moi, c’est moi, je suis très tranquille au bout du chemin, je n’ai rien dans les mains, ni le fouet, ni la hache. Ah, petite mère reviens, reviens donc sur le chemin de la maison, sous la fougère géante tes entrailles pépient dans le jardin… C’est moi ton petit père chéri, loué soit la forêt, les singes et les toucans ; le pécari a donné son petit, il a pourvu au festin. Viens, viens cuire la viande ! À l’entrée du jardin, j’ai les mains vides, viens. « Je viens, je viens » d’où vient ce bruissement que j’entends, petite mère ? Malheur, c’est le serpent qui rampe dans ton jardin, l’agouti qui ronge les racines, le tamarin qui vole tes fruits ; entends son gazouillis. Où donc est le bâton à fouir pour chasser les intrus ? … Viens, mais viens donc sucer la bouche que je tends, la petite chauve-souris en fait autant et à la bouche amie se gave du sang frais. Dans la nuit noire, tu viens sur la couche mais ta visite m’effraie ; ne recule pas petite mère, c’est la peur d’un enfant qui recherche tes bras. Gong, onk, c’est le singe douroucouli qui se moque des morts avec ses gros yeux, l’entends-tu dans la nuit… Je viens, je resplendis, je suis fier pour ma petite femme. Pourquoi ne vient-elle pas, un jaguar l’aura mangée, un homme abattue ? « Je viens, je viens » d’où vient ce bruissement ; c’est la forêt qui chante : évanoui ta petite femme ! Est-ce possible ? Voilà je viens resplendissant à la mort, au chagrin, moi qui t’ai tant battue, j’arrive au fleuve, tu dis vrai, je viens, je viens à lui, flic flac en oscillant, et l’anaconda me reconnaît ; c’est moi qu’il veut, ma petite mère qu’il venge, aïe, aïe !

Frontispice : Henri Rousseau dit Le Douanier Rouseau — Le rêve