dimanche 31 juillet 2022

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S’accorder à l’horizon — I/IV

, Joël Roussiez

En résonance, par assonance souvent, s’est construit ce texte, cette litanie, à l’invitation donc particulièrement de Stimmung, musique de Karlheinz Stockhausen, sous les pensées-concepts de Jakob Von Uexkül et de James J. Gibson, son propos et autour de ma maison son espace, son récit.

Saisissant un scarabée et l’envoyant voler quand il tombe et, malheureux sur le dos se démène lentement, assommé légèrement, quand il tombe je me penche, l’observe, le relève et puis il part, s’en va, se dirige, occupé par ses affaires qui en quelque sorte envahissent par absence, distance, éloignement, m’éloignent donc et me rejettent dans une petite mélancolie alors qu’il fait gris.

Soudain dès le matin dans mes chaussures de neige arpentant ainsi tout un pan de jardin, je rendis visite à la mésange de droite et au pinson de l’arbre de la mare puis, enfonçant mon bonnet et couvrant mes oreilles, j’avançais au milieu d’un champ dans l’herbe crissante de gelée blanche... Alors une voix me héla : « où vas-tu, toi ? » Mais quand je cherchai qui, le soleil m’éblouissait tellement que je n’aperçus rien. Alors je dis quelque chose comme : « comme je suis content d’être là ! com’ » et les brumes qui voguaient en lisière du bois se mirent tout doucement à disparaître.

Depuis longtemps je connais la légèreté et ne me soucie plus d’être pertinent ou joli, je vais à mes affaires qu’inspire ce qui me circonscrit, ce milieu m’invite, je le suis sur mes chaussures qui me serrent et me protègent ; à marcher dans le champ je ne sens que les accidents, les mottes et les touffes et par endroits les ornières où fouissent les sangliers quand il y en a..., où viennent aussi s’abreuver aux flaques les oiseaux quand il a plu.

Un oiseau passe derrière la fenêtre, un corbeau volant bas, au-dessus du champ vert qu’occupent les herbes et les ronces pendant que le soleil juste après midi chauffe doucement les murs de chez moi, moi rentré de promenade matinale où chaussures de neige aux pieds dans la gelée de l’aurore, j’ai découvert la voix d’un homme dont le langage n’avait aucune signification, et ce n’était pas un cri mais une profération haute, forte, affirmée au-dessus du fond de rumeur derrière les brumes se dissipant en lisière sous les branches aux balancements lents..., si lentes les branches que je fus arrêté observant attentivement le mouvement presque immobile, immobilisé à chaque instant et forçant, attirant ainsi l’attention..., rentré donc un peu après midi, ayant retiré mes chaussures de neige, hautes et lourdes et donc dites de neige, se trouve posé devant moi ce qui entoure la maison, debout devant la fenêtre, je découvre comme figées les branches dénudées et le passage soudain..., soudain dans le silence fourmillant, le corbeau noir passant « aux grandes ailes de suie », me dis-je.

Aux grandes ailes sous les nuages que le vent poussait rapidement et dont les ombres grises ainsi couraient au sol en soulignant les hauts du relief comme des apparitions alors soudaines et chaotiques, articulées de branches, troncs et d’herbes hautes ; y passant comme un scarabée sur le sol mamelonné, lentement puis rapidement, avançant comme forçant sur des cannes ou béquilles, s’élevant, retombant mécaniquement en vieille dame handicapée, lasse et lourde traînant ses chaussons mous et épais sur un sol irrégulier, allant obstinément comme forcée et forçant, allant au combat, résolue et résignée en même temps, poursuivant son chemin telle qui, au terrier s’enfonçant et disparaissant dans la terre, s’offre la terre chaude qui déjà la couvre d’une carapace capeline de nacre, nécrose de tégument qui l’alourdit puis la submerge quand les nuages nagent plus nombreux et que le bois sans voix noircit leurs ombres passagères et absorbe par les arbres béquilles de sursaut, carapace rigide et vieille dame lourde, absorbe cette ombre d’animal sur le sol mouvementé.

Mais le jour, le matin, dissipe les ombres rapides et cependant lasses qui bientôt disparaissent dans le ciel qui bleuit ; alors doucement une voix : « où vas-tu ? » n’est pas entendue dans la maison tranquille et sans autre bruit que le son fluet du pinson qui pique des graines dans la petite assiette sur une table de jardin de fer vert terni par l’hiver long, très long. L’oiseau, petite mécanique aux articulations cachées sous le corps de plumes, tout entier sur ses fines échasses s’agite fébrile et si vif ! Si vif que forçant, attirant l’attention, je vais le regarder à travers la fenêtre, debout le bol à la main comme un vieillard ancien, je l’écoute alors que je ne l’entends pas, je regarde l’ombre que projettent les lueurs du matin, l’ombre de son corps sur le fer vert et terni... « Il est à son affaire le joyeux pinson », me dis-je, et moi dans mes pantoufles molles, je recule derrière la vitre pour l’observer davantage en me cachant... J’entendis alors une sonnerie de cors que lançait la forêt tout près de la maison et pourtant au-delà du champ comme si la chasse..., la chasse avait commencé à l’aurore alors que le printemps déjà avancé l’interdisait. « Mais qui entendit quoi ? » voilà ce qui émergea alors que passait sur la route tout devant deux voitures vrombissant.

Dans le murmure de voix sourdes, mêlées de fines féminines en écho, par la forêt profonde passent un oiseau et quelques bruits de vol qui à l’oreille se diaprent de moirées et cadences tandis qu’avançant en écoutant particulièrement quelques aigus très doux soudain, ou plutôt comme en naissant, émerge une voix plus forte : « que faites-vous ici ? » Dans le bois les murmures s’éteignent au passage, s’amenuisant doucement, doucement avec douceur comme des bâillements qui s’estompent, se retirent dans la bouche qui bée puis se ferme, se ferme au monde doucement, au monde autour qui s’approche de la sente et au bord du champ s’arrête, en lisière s’immobilise quand il faut filer rapidement, essayer ses jambes et l’enjambée répétée des mottes et des touffes devant lesquelles s’est retirée la forêt et se retire alors le corps qui se concentre par le mouvement et ainsi oublie ce qu’il engendre : course, enjambées, sauts... Cependant un murmure près d’une haie dans les herbes aussi, un murmure enfle sous le vent comme un chœur de voix d’enfants, de femmes avec de petits cris félins et quelques basses parfois émergeant, naissant sur les nappes de sons, un murmure qui enchante comme la musique se surprend à fournir des mélodies inouïes ; elles naissent de rien avec constance, obstinément peut-être, liant des bruits, des sons articulés qu’on entend. « Qu’entends-je donc ? » Aucun cri, pas de silence non plus, le murmure incessant de créatures invisibles qui se présentent pourtant et sont cachées tout devant les pas, sous mes yeux... Et puis on entend le sifflet d’un homme qui se promène et non loin de lui perché haut dans un chêne, un corbeau qui s’installe et cesse soudain de coasser.

Comme le bruit d’une rumeur se répètent des sons scandés à la manière d’une comptine arrêtée dans son élan, la comptine entêtante renaissant d’un disque rayé sur la platine d’un phonographe quand derrière naît le mouvement du jour qui s’est levé et s’éclaircit encore... Comme des chats pleurent, grincent un peu ces sons de la rumeur parmi les brumes vagues qui se dissipent avec lenteur sous les arbres des haies où volettent des oiseaux vifs et pressés dans la pénombre de l’entrelacement des branches et des ramures de ronces. Et bleutées derrière flottant sur l’herbe verte des nappes de brouillard s’effilochent, se condensent, se rapprochent et s’étirent imperceptiblement quand jappe un chevreuil bruyamment provoquant l’envol d’un corbeau et de deux étourneaux dont chaque corps sous le ciel trace alors un point fuyant qui vient à passer dans les yeux, une tache sur le globe oculaire voguant, un petit signe de rien, léger et surnageant, à la surface en une danse qui s’éloigne, se retire, s’écoule, les oiseaux disparus, dans la largeur du ciel et l’infini des gris... Une voix crie « oui-ya » ce qui ne veut rien dire mais se trouve-oui, ensoleillée comme un acquiescement tandis que j’approche de la fenêtre et fouille une touffe d’herbes épaisses derrière laquelle des mouvements se découvrent, « des mouvements de quoi ? » C’est ce qui occupe alors le temps pendant que le silence autour, dans ce milieu, s’installe lentement, lentement..., lentement, mentalement coule comme le bâillement vient éclore dans le sans-bruit, comme un froissage éteint, inaudible et tendu, dans le profond du pelage de neige d’une sorte de chat dormant...

Dormant dans la caverne ménagée, les sept dormants murés pour des années, dormant encore pour à la vie se réveiller quand on criera au miracle lorsqu’ils s’essuieront les yeux n’en croyant que chimère et voulant saisir le bâton de marche et la reprendre mais arrêtés soudain dans la pénombre accrochée encore à leurs regard, arrêtés par des gens avides de reconnaître en eux quelque chose de splendide et de merveilleux « à n’en croire ses yeux » dit un homme, les sept alors sans voir sont submergés par la rumeur des nombreuses voix qui viennent pour toucher ces corps endormis un peu abasourdis par le réveil de la nuit très longue, plus de quatre cents ans restés ainsi à reposer, cachés par le mur ou bien dans la caverne suivant ce qu’on veut croire, sept hommes dans un terrier formant un seul corps dans la lumière soudaine dormant dans leurs vêtements de laine, pelage d’homme dans la pénombre qui se réveille : « où suis-je donc, que fais-je ? » Voilà ce qui arrive... Et voilà que traverse comme un œil noir de corbeau le vol de ses ailes de suies si loin, si loin sur le fond du ciel gris, presque neigeux mais de blancheur éteinte, terne donc et peu brillante autour de la maison dans l’aurore d’un matin où soudain provient de la forêt une ruée de cors, une chasse inattendue car le printemps il est vrai est déjà bien avancé et cette dernière, la chasse, est interdite en ce temps-là... Il y a quatre cents ans étaient aussi interdits les sept dormants qui devaient donc mourir mais furent protégés à l’ombre d’une caverne ou d’un mur les enfermant tandis que dans l’espace bruissaient, volaient, passaient les êtres de tous poils.