lundi 30 mai 2022

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Par d’invisibles braises

(D. Cristodoùlou, Tchouang Tseu)

, Joël Roussiez

On est parti de la maison un jour soumis comme tous au devenir : que voudras-tu faire quand tu seras grand ? Je voudrais être grand-père !

– I –

À la lisière d’une forêt étrange car toute d’ombres et de bruissements, je marchais en serrant mes deux bras contre ma poitrine comme qui a froid ou se protège. J’avançais sur la route qui me conduisait à la maison de mon enfance, sur un chemin maintenant envahi par des herbes folles et quelques ronces. J’évitais la forêt par laquelle pourtant j’aurais pu atteindre le jardin plus rapidement et par là enjamber le petit mur pour me rendre aussitôt dans la cuisine où il me fallait… Où il me fallait… Et cet embryon de phrase tournait, répété à mi-voix à chacun de mes pas pour réveiller ma mémoire probablement. Qu’allais-je donc faire en ce lieu déjà ? Ce lieu où il me fallait, j’en étais convaincu, agir d’une certaine manière, saisir un objet, le rapporter à ma mère mourante peut-être mais ma mère était morte depuis longtemps… Que ferais-je donc qu’il fallait faire dans une maison abandonnée depuis longtemps et qui n’appartenait plus à aucun membre de la famille. En marchant, je me réchauffais et bientôt j’eus si chaud que je relevais mes manches et m’accrochant fermement des mains à mes avant-bras pour garder contre moi face à la forêt une sorte d’intimité, je sentis dans mes doigts le contact lisse et chaud d’une peau d’enfant. La forêt sans être inquiétante produisait d’invisibles présences qui se déplaçaient. Une brise légère agitait les branches, quelques bruissements feuilletaient le bourdonnement continu du sous-bois. Bientôt je vis le pignon de notre maison qui sous le soleil déclinant s’orangeait joyeusement. Il me fallut contourner quelques balles de foin frais pour atteindre la porte du jardin qui dans le silence de la fin d’après-midi gardait la chaleur encore forte de la journée. J’avais si chaud que je tombais pull et chemise et torse nu, j’arpentais les lieux ne me décidant pas car : que fallait-il faire au juste ?... Voici la maison vide et la cuisine aux vitres cassées, il n’y à rien à prendre ici qu’une cuillère lisse et chaude de fer blanc.

– II –

J’arpentais les lieux ne sachant quoi faire dans ce territoire délaissé, mes mains s’accrochant aux biceps, je sentais contre mes doigts le contact d’une peau lisse et souple comme celle des enfants… Enfants, nous avions éprouvé ces contacts sans nous en rendre compte, il était naturel de se toucher sans cesse, la chaleur des peaux, leur souplesse, leur douceur accompagnaient nos gestes, les faisaient naître, les tentaient ; enfants, nous avons connu ces contacts où nos corps courbés par d’invisibles braises se démenaient… Mon ventre rebondi collé contre ta joue, touchant dans les chaleurs des combats, la peau douce, l’épiderme sensible et chaud sous les doigts, tu prenais mon bras, mon bras sentait tes doigts, tu me tordais la jambe, ma jambe sentait tes mains et j’arrachais tes cheveux, et tu me pinçais et nous jouions ainsi, peau contre peau. Tu étais là mon frère, ma sœur tout bredouillant et plein d’entrain et moi je courais pour saisir vos jambes nues et embrasser vos joues, tétant plaisirs et joies aux sources chaudes, tétant encore la mère dans ses fruits intenables et joyeux…

Et puis les mères sont parties, injustement calomniées, rejetées. Il était temps, dit-on, de s’en défaire et nous nous sommes défaits pour nous refaire. Voici le temps de nous-mêmes, je touche ma propre peau et mon corps fatigué, emporté par quelque nostalgie…

– III –

À la lisière de la forêt au bout du jardin, des branches touchaient le sol tandis que d’autres se balançaient sur le devant du bois dont l’ombre dissimulait deux brillances comme deux yeux. Nous eûmes aussi des frayeurs ; soudain le corps tressaillait sous la coupe d’une présence qui se mouvait derrière la fontaine de pierre. Ne la vois-tu pas « ouh, ouh ! » c’est le loup qui menace ta carcasse ! Et des braises froides glaçaient ton dos… Dans la pénombre du jardin des ombres dansent comme à la fête sauvage, sans bruit et furtivement, elles gonflent, rétrécissent, disparaissent, d’une butte, d’un plante, d’une pierre… Ah, quel drôle de manège devant tes yeux ! Il te faudrait bouger, mais tes jambes refusent et crier serait trop humiliant car, qui a peur de rien ? Et la mère soudain : qu’est-ce que tu fais là ? Rien, rien… Et la mère te sauve : va te débarbouiller ! On sent sur sa peau la chaude caresse du gant de toilette, tu me le mets contre ma joue : c’est chaud… Le silence autour de la maison s’étendait jusqu’à l’ombre forestière où des insectes en abondance bourdonnaient tandis que la chaleur endormait doucement les derniers grillons. On entendait le glouglou d’un filet d’eau perdu dans les herbes hautes. Un merle vint sautiller sur le bord de la fontaine… On en eut un dans une cage qui chantait parfois à l’heure de la sieste mais il irritait les dormeurs si bien qu’on le lâcha. Son corps, les douces plumes noires contre la main, le duvet au-dessus de la tête et celui encore plus chaud du ventre… Des plaisirs légers happaient nos mains, touche comme il est doux ; des contentements ravissaient nos yeux, vois comme brillent ses plumes ; sens maintenant l’odeur de ce champignon, c’est bon, hein ? Des jouissances sans extase couraient sur nous, cela peut se dire ainsi… Sous l’ombre des branches, les deux yeux brillants m’inquiétaient un peu. Un chien perdu, malade ? Qu’étais-je venu faire ici ? Et puis furtive, la silhouette d’un chat s’est glissée dans les ombres, les branches caressèrent son dos, il vint vers moi en hésitant puis ronronna longtemps contre ma jambe, le corps tendu et souple offrant son pelage doux avec obstination. Le soleil déclinait encore, une faible fraîcheur parcourait le jardin et le chat humait les senteurs qui passaient. Le contact de ses os effrayait un peu ma main qui ne plongeait qu’à regret parmi les poils dans lesquels roulait sa maigreur. Il me quitta soudain pour filer dans le bois et, tandis que déclinait le jour, je restais les bras croisés comme qui a froid ou se protège…

– IV –

Nous nous rendions dans le bois avec appréhension, il y faisait sombre en plein jour et les arbres parfois semblaient pleins d’hostilité. Les cimes toujours bousculées par quelque brise, il est vrai, luttaient en permanence… Et le sang lorsque tu les regardes descend dans tes jambes, ça te tourne la tête parce qu’il t’en manque… On marchait sur le sol couvert de feuilles que nos pas faisaient crépiter comme un petit feu… Il y eut un jour un feu qui dévasta tout un bois, on y trouva des bêtes crevées, un chevreuil dont il ne restait que quelques os et la tête avec les cornes. Un beau trophée qu’on ramena et que la mère ne voulut pas qu’on accroche : c’est vilain ! On a détesté sa mère pour ce refus mais nous avions conservé la tête sur un pic dans la clairière derrière chez nous. Nous avions peur de cet endroit… J’avançais dans le jardin en lisière du bois en écartant des branches dont les feuilles humides et fraîches caressaient ma peau aux bras, aux joues. La maison penchait un peu comme entraînée par son ombre, un morceau de vitre brillait dans l’embrasure d’une fenêtre envahie de lierre. Une planche contre une porte disparaissait sous un tressage de liseron dont les fleurs s’épanouissaient plus loin. Arrivé au bout de l’ancienne allée, j’hésitais à poursuivre à travers le bois silencieux… Nous y fûmes avec crainte, prenant garde à nos gestes, inquiets des moindres déplacements mais poussés par quelque force. Ne pousse pas ! Je ne te pousse pas ! Ainsi nous allions sans nous enfoncer bien loin dans le bois lorsque la mère souvent nous appelait : que faites-vous ? Elle croyait deviner à notre silence que nous jouions à quelque jeu interdit. Et nous, débarrassés d’avoir à poursuivre nos explorations, nous courions vers elle : nous voilà, on était dans le bois ! Dans le bois ? Et d’invisibles braises agitaient nos corps comme des picotements tandis que dans ses robes, on se calfeutrait, tenant sa main contre notre joue : c’est doux…

On est parti de la maison un jour soumis comme tous au devenir : que voudras-tu faire quand tu seras grand ? Je voudrais être grand-père ! C’est bête ! On a laissé les mères à leurs inquiétudes tout simplement. Pendant de longues périodes on les laissait sans nouvelles, si bien qu’elles s’impatientaient, ce qui agaçait aussi. S’inquiéter pour nous, tout neuf de sang frais, c’est bête !…

– V –

Il n’y a rien à faire ici qu’à voir et regarder, l’endroit se ferme en silence sous la fraîcheur du soir, quelques frissons parcourent ma peau, je reprends mon pull, combien de fois l’ai-je repris ?... Quand la forêt soudain soufflait sur le jardin un air plus frais et que notre mère nous recommandait de nous en protéger, nous prenions nos pulls parfois déjà humides ; nous les prenions à regret car il nous en coûtait de nous couvrir la peau… Franchissant le petit mur, j’entrais dans la forêt, attentif aux mouvements des ombres et, parmi les bourdonnements incessants, j’avançais en me courbant pour éviter les branches basses. Sous elles, faute de lumière, d’anciennes branches étaient mortes… Avec le bois mort, on peut faire du feu. Le père l’avait expliqué et dans le bois, il avait allumé un feu un jour de pluie : tu vois sous les branches, tu trouves du bois bien sec… Que faire dans un tel lieu ? Des araignées au milieu de toiles secouaient à mon passage leur corps minuscule rayé de blanc. Le bois mort craquait sous mes pieds dans le sol mou tandis que la maison derrière moi dansait un peu sous le soleil déclinant. Déjà elle était loin… Nous nous étions éloignés sans nous retourner, laissant derrière nous au seuil de la maison nos bottes et nos bâtons… Un souffle frais s’élevait provenant d’une étroite clairière où poussaient des touffes d’herbes fines et vertes. La clarté plus grande que dans le bois et la douceur des herbes m’incitèrent je crois à m’étendre… As-tu vu le ciel gris, bientôt ce sera la nuit ; nul n’entend encore les animaux car ils se changent. T’as vu des peaux de serpent, t’en as vues ? Bien sûr ! Eh bien c’est ça, le vêtement du serpent et, à la tombée de la nuit, écoute comme on ne les entend pas !... Je m’allongeais, l’herbe était douce, le sol tiède et je fermais les yeux. Je couchais ma joue contre l’herbe et j’écoutais les murmures du sol qui crissait. La forêt somnolait déjà, quelques insectes grattaient, les mousses feutraient au creux de mon oreille, je collais ma joue davantage et mon attention s’éveillait piquée par d’invisibles feux…

… Nous avions quitté notre mère ; un beau jour sans réfléchir, il avait fallu partir. Je suis venu ici probablement pour quelque chose, mais quoi ?...

Illustrations : Paysages de Gustave Courbet