samedi 1er mai 2021

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Plaidoyer pour un réalisme poétique dans le roman

Avant Propos

, Joël Roussiez

Autour d’Adalbert Stifter, Robert Musil, Robert Walser, écrivains de Minuit, Tchouang Tseu.

Les cinq textes critiques qui sont ici proposés ensemble après avoir été publiés pour l’essentiel dans l’Atelier du roman, le sont autour de quelques points qui devraient permettre de faire comprendre l’impasse dans laquelle le genre roman semble se complaire faute de renouvellement de ses procédés. Comme le roman dit de chevalerie, le roman devient mécanique tant ses procédés ont perdu de leur pertinence, si bien qu’il s’agit bien souvent aujourd’hui de les utiliser comme moyens habituels, qui ne heurtent donc pas, et non plus comme des moyens d’investigation de la matière romanesque ou soutenant formellement le propos. On a beau multiplier les manières intelligentes de les employer, notamment dans les incipit que l’on a pris l’habitude de décortiquer à l’école et par lesquels on pense faire surgir au premier coup d’œil la pertinence d’une nouveauté apportée au genre et donc au propos ; on a beau donc s’ingénier, rien à faire, une forme est une forme, elle oblige quoiqu’on veuille en dire ; si bien que l’invention habile d’un début se résout à n’être qu’un truc, un coup, un jeu ; c’est à dire une modalité dans une rhétorique générale. Ce diagnostique que l’on peut discuter est perceptible cependant dans tout l’étalement du genre tel que rapporté dans les médias. On y lit en général le résumé d’une histoire qui s’avère toujours non seulement banale au plus haut point mais encore sans autre enjeu que de reprendre à son compte des poncifs sur l’amour, la guerre, l’identité (L’écrivain s’interroge sur...) et autres sujets du moment appartenant au genre et rebattus non seulement par le roman lui-même mais aussi par le cinéma qui s’en est inspiré. Il en est ici aussi comme des romans de chevalerie dont on se demande bien ce qui pouvait encore séduire, intéresser et plaire lorsque deux chevaliers s’entrassaient pour la énième fois, rompant de cinq à sept lances pour finir à l’épée debout et toujours vigoureux par se pourfendre, l’un d’eux l’étant définitivement tandis que l’autre reçu au château connaissait la dame « plus belle, on ne vit mi ». Y aurait-il quelque chose comme un effet hypnotique dont on sait le lecteur d’intrigues amateur ? Mais alors, il faudrait penser le roman comme un divertissement dans lequel se joue la répétition d’un plaisir plus ou moins raffiné. Ce qui éliminerait facilement les théories suivant lesquelles le roman est un art au profit de celles qui le prennent pour un objet de consommation comme un autre, le cinéma par exemple voir le théâtre ou plus généralement le spectacle, un spectacle disponible au lecteur qui n’est intime que parce qu’il se pratique seul mais répond aux besoins collectifs : « je voudrais un livre d’aventures qui se lit facilement... ». Dès lors, il peut y avoir des écoles pratiques pour écrire ce genre de livre qu’on appelle roman et il y en a.

Si cependant, on continue de penser que le roman comme la littérature en général a d’autres enjeux, il faut se demander pourquoi ce genre s’enlise dans des formes tout d’abord peu renouvelées dont le modèle semble avoir été si bien trouvé au dix-neuvième que depuis, à quelques exceptions près, elles se répètent. Il arrive que des inventions techniques trouvent leur perfection, ainsi le moulin à eau, et ne subissent dès lors durant des siècles que quelques améliorations de détails. Après tout rien à redire mais c’est sur ce point que trouva précisément à redire la génération précédente qui inventa par une critique de la psychologie du personnage et du déroulement linéaire du temps, un roman plus sobre et plus efficace pour ce qu’on voulait en faire. Il y eut le Nouveau Roman qui semblait confirmer l’avancée inéluctable du progrès de l’esprit vers l’abstraction. Ce mouvement malgré ce qu’on a pu en dire donna au roman une impulsion nouvelle qui lui enleva ses longueurs et complexifia l’exposition des faits du récit pour les rendre moins formels mais cela se fit au détriment de ce qu’on pouvait alors penser comme décoratif : adjectivation, lexique recherché, syntaxe sinueuse, longues phrases, hypotaxe, tous ces tours étant jugés comme périphrastiques plutôt qu’utiles et informatifs. Sous ce qu’on diagnostiqua comme artifice, on soupçonna le vide et le formalisme d’une manière d’écrire qui s’avérait n’être plus qu’une convenance.

Cependant c’est sur ce point qu’en présentant ces textes critiques, je veux revenir en montrant à travers quelques exemples que le jugement critique sur les moyens esthétiques du romanesque devait être approfondi. Ainsi, lorsqu’on se plaint par exemple de l’adjectivation ou du lexique recherché, on rejette dans un même mouvement l’excès et la nécessité ; nécessité non seulement de précision mais aussi de ce qui fait la matière de l’art romanesque, son propos écrit puisqu’il s’écrit. Il me semble que ce n’est pas en se privant de matière, par indigence donc, qu’on parvient à dire davantage. Et en tous cas si certains réussissent par privation, c’est qu’ils font appel davantage au symbolique du langage, lequel ne concerne que peu la matière même du roman et plutôt celui de la représentation et de son interprétation. Les exercices d’admiration excessive auxquels se livrent les aficionados de S. Beckett ou de M. Kundera sont dus pour beaucoup à la réduction des moyens, le passage à une autre langue l’impliquant, qui se compense par le hors texte des images et symboles du moment. Dire peu et signifier beaucoup implique une interprétation des propos ; ce n’est donc pas le propos qui signifie.

Il m’a semblé qu’il était intéressant de remotiver, au sens où l’on remotive un mot en apportant un changement, le roman par l’analyse d’une autre tradition, comme cela peut se faire en peinture lorsqu’on abandonne la suite impressionnisme, cubisme, abstraction au profit de : art nouveau, expressionnisme, constructivisme, par exemple ou de tout autre construction puisqu’il se trouve toujours au même moment plusieurs courants pertinents. Je me suis attaché à montrer qu’Adalbert Stifter peut concilier le roman pastoral et d’apprentissage par une esthétique réaliste et poétique ; que les étonnantes métaphores de Robert Musil donnaient au récit, dont le peu d’actions et le débat d’idées pouvaient tuer le dynamisme, une continuité forte apparentée au lyrisme ; que l’absence de vouloir, chez Robert Walser permettait aux actions du récit d’être débarrassées des contraintes usuelles de succession ; pour finir en analysant quelques auteurs de chez Minuit, j’ai tenté de montrer ce qu’étaient les faiblesses consécutives à l’effacement exagérée des liaisons, ou parataxe, lesquelles peuvent conduire le roman à n’être apparemment qu’un jeu discursif.

En final et par jeu, une récit de Tchouang Tseu est commenté ; il donne à penser que le sens d’un récit n’est pas à chercher dans le réel qu’il pourrait transcrire mais parfois dans certains sauts ou discontinuités liés au poétique ; car ces ruptures ne sont pas des ellipses de quelque chose mais le « point de convergence » selon O Paz de nombreux autres éléments qui, comme un couteau dans l’herbe mouillée intensifie la présence de l’herbe, vient faire résonner le récit et en manifester l’existence, paradoxale puisqu’il n’est pas une chose.

En bref, par ces analyses, j’ai tenté d’affermir une sorte de conviction qui veut que le roman comme genre puisse trouver une nouvelle vigueur, plus de justesse, d’originalité et de dynamisme dans ce qui semble venir du poétique tant il est vrai que le réalisme sous sa forme naturaliste a envahi le domaine qui n’a de romanesque que le nom puisqu’il s’agit bien souvent de mettre en scène, ou plutôt à plat, une vie quotidienne dont les personnages et les aventures ressemblent à ce que peuvent approcher tous les jours les lecteurs, « chacun peut en écrire puisque c’est la petite affaire de chacun » disait G. Deleuze. Le roman devient ainsi une sorte de prosaïsme du vécu dont on pousse de jour en jour les limites jusqu’à ne conter que des histoires dites vraies, piochées dans l’actualité ; car la vie n’est-elle pas un roman ? Les sous-genres qui s’affirment l’autofiction, la biographie, l’autobiographie, ne sont-ils pas en effet les récits d’expériences, le témoignages d’événements et pour finir des reportages ? Qu’une société ait besoin de se regarder vivre, n’est-ce pas le symptôme de ce qu’elle ne vit pas beaucoup ? Mais comment vivre davantage ? Lorsqu’on lit un roman, on vit deux fois, on le dit. Mais alors quelles vies ?

C’est pour redonner donc un peu de vitalité à ces questions éthiques que j’ai pour finir analysé quelques enjeux qui sous-tendent la description. Il m’a semblé qu’elle permettait de mieux comprendre ce qu’on pourrait faire pour stimuler le genre roman, lui donner plus de force en lui fournissant une matière plus stable et donc plus durable. Il est assez étonnant en effet que si peu de romans laissent de traces dans l’esprit et que tous presque disparaissent assez vite ; cela est dû à la primauté de l’action et donc du personnage au détriment de l’expression de l’état des lieux et des choses ; c’est ce que j’ai cru devoir défendre.

Vers les chapitres correspondants :

1. A propos de Der Nachsommer, d’Adalbert Stifter et pour d’autres traditions
2. Robert Musil : du lyrisme dans le roman
3. Robert Walser : agir sans vouloir
4. Les écrivains minuitistes
5. De la poétique d’un petit récit du Tchouang-Tseu et à propos des commentaires de JF Billeter (Ed Allia 2004)

Illustrations : Henri Matisse — Liseuse.