samedi 6 août 2016

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Murky Dancing

, Bruno Moinard et Daniela Goeller

« Que ce soit le studio, que se soit le théâtre, pour moi c’est vraiment un lieu sacré. C’est un peu comme quand on glisse dans de l’eau, ou que l’on nage dans un lac. C’est ce genre d’abandon où je me trouve bien. »
(Carol Prieur, danseuse, Compagnie Marie Chouinard*)

Le mouvement est comme l’eau, fluide, malléable, il porte le corps. Le mouvement rend le corps insaisissable. Il est ainsi subjugue à l’espace-temps. L’image en revanche, dans sa technicité, constitue une certaine matérialité. Elle est un médium, mais elle reste figée. Elle marque un arrêt dans le temps et réduit l’espace à la surface. Mais malgré leur apparente incompatibilité, mouvement et image sont intimement liés.

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La plupart des images de la danse sont réalisées par des photographes avec des objectifs et des filtres particuliers, adaptés aux conditions de faible lumière à l’intérieur d’un théâtre. La prise des images se fait souvent lors d’une répétition spécialement organisée pendant laquelle la lumière sur scène est augmenté afin de faciliter la prise d’images. Les photographes travaillent avec des temps d’exposition très courts et souvent utilisent le mode rafale qui permet de déclencher d’un seul coup une série d’images prises en quelques fractions de seconde et d’en choisir qu’une — la plus réussie et la plus nette. Quelques fois les danseurs, en costumes de scène, posent tout simplement pour les images.

Les formes de représentation du mouvement en photographie sont multiples. Souvent, l’image constitue un moment d’arrêt, c’est à dire, l’image net d’un corps figé, pris à n’importe quel moment dans l’exécution d’un mouvement. D’autres images montrent la trace du mouvement sous forme de filaments, un procédé très populaire quand il s’agit de capter le mouvement à travers des traces de lumière, notamment de voitures dans la nuit. Ce procédé repose sur des temps d’exposition assez longs. Pour représenter un corps en mouvement on se sert également de matières comme de l’eau, du tissu ou de la farine qui aident à rendre visible le mouvement ou plutôt ses effets. On peut également trouver des images séquentielles, recomposant le mouvement soit dans une série d’images, soit en une seule image (imposition multiple). Ces derniers rappellent le travail du photographe anglais Eadweard Muybridge, pionnier en la matière, qui, dans les années 1880, s’était consacré à l’étude du mouvement des hommes ainsi que des animaux, en utilisant un dispositif de plusieurs caméras, déclenchées par des sensors de contact.

Des images qui montrent la densité du mouvement en lui donnant de la texture sont plus rares. Il est difficile de trouver un équilibre entre la représentation du corps et du mouvement. Le corps est toujours présent, il ne disparait pas. Mais lorsque le mouvement prend corps et devient tangible, comme dans les images de danse de Bruno Moinard, le corps fond dans le mouvement. Les images font preuve d’une douceur, d’une malléabilité : Elles montrent comment le mouvement est quelque chose qui se crée et qui peut avoir différentes qualités. Le mouvement est sculpté et formé par le corps – et le corps est à son tour sculpté par le mouvement dans ces images. On a l’impression en les regardant que l’on sculpte la terre avec les mains. Le mouvement s’inscrit dans l’espace et la photographie en montre la trace. C’est l’effet du flou, qui évoque également une certaine légèreté, une fragilité aussi. Les corps sont portés par le mouvement, se trouvent en apesanteur, en suspension : Ils sont comme suspendus dans le mouvement.

Le mouvement apparaît ainsi comme quelque chose qui « arrive » au corps, qui lui donne forme en même temps. La grande fragilité dans ces images repose certainement sur le fait que les corps ne sont pas définis comme corps, mais seulement dans le mouvement, par le mouvement, qui prend corps dans l’image. Le mouvement est densifié dans l’image, se solidifie. Ici, le mouvement fait corps.

Bruno Moinard, technicien de spectacle et régisseur lumière, a crée cette série d’images pendant une dizaine d’années dans son lieu de travail : le théâtre. Il est un photographe autodidacte, mais il a une connaissance très intime de la danse, travaillant depuis bientôt 30 ans essentiellement avec des danseurs, et notamment en création lumière. Il a donc une intuition phénoménale quand à la relation de ces trois éléments : l’espace, la lumière et le mouvement, qui se traduit dans les images de la série Murky Dancing. Bien plus que la danseuse ou le danseur, c’est cette relation qui l’intéresse. En son et en lumière, comme derrière l’objectif de son appareil photo, la même question le préoccupe : comment rendre le mouvement sensible ?

En physique quantique on connaît le principe d’incertitude de Heisenberg (ou principe d’indétermination). En 1927, le physicien allemand Werner Heisenberg a énoncé qu’il est impossible de déterminer à la fois la position et la quantité de mouvement d’une particule. Heisenberg avait découvert que plus il précise la vitesse de la particule, moins il pourra déterminer sa position, et inversement.

C’est de cette même incertitude que parlent les images de Bruno Moinard. Il n’y est pas question du corps et de sa position dans l’espace, il parle du mouvement et comment le corps est subjugué au mouvement, comment il donne forme à ce mouvement et est emporté par lui en même temps. Le corps en tant qu’objet défini disparaît – on ne le voit que dans le mouvement ou à travers le mouvement. C’est bien contraire à la plupart des images de la danse où l’on voit le corps bien défini dans l’espace et où le mouvement disparaît – enfin : est arrêté. Ici, il n’y a pas d’arrêt, il y a présence et trace de présence. Cela correspond également à la manière de décrire la photographie : comme arrêt du temps ou bien comme trace, comme « inscription » de la lumière sur la surface sensible.

Le spectateur est renvoyé à la dichotomie entre arrêt et mouvement, corps et trace, lumière et ombre, durée et instant, peut-être même : vie et mort – fondamentales dans la danse, le spectacle et aussi dans la photographie. Dans les photographies de Bruno Moinard, la danse semble échapper à la prise d’image, elle n’est pas captive de l’image mais la traverse.

* Carol Prieur, cité d’après https://vimeo.com/151044409