mercredi 28 novembre 2018

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Mémento du Chant des archers de Shu* — II/II

In memoriam Mark Rothko

, Werner Lambersy †

L’amour
Court toujours qui tient le tout
Ensemble

Car c’est ainsi qu’on nomme la
Trinité de
Forces qui régit ce qu’on croit
Connaître

L’énergie et la lumière sombre
Que porte
L’ange inconnu de notre Arche

Plus tard
Quand plus tard ne voudra plus
Rien dire
Et que le pis cyclamen du soleil
Se tarira

Quand
S’écrouleront les bougainvillées
Incendiés
De ses crépuscules sur l’horizon
En ruine

Nous ne serons plus là pour voir
Cela mon aimée
Cette beauté d’abord obscure à
L’entrée du sexe
Et la plongée dans l’or inconnu
De ce qui n’a
Jamais jamais pu être approché

Souviens-toi
De la beauté grandiose de peau
À peau et du
Bouquet final des feux d’artifice
Qui retombe
Comme sur l’eau se pose un vol
De flamants

Et célébrons ici et maintenant la
Rose le vent la lumière
La douceur des printemps et les
Musiques légères dont
Le fil soyeux répare les tempêtes

Car nous ne serons plus là quand
Le soleil tirera de sa pulpe
Rouge un vin noir

En vérité il faut mentir
Les poèmes sont vérité de songe

La réalité récite l’unique poème
Et nous ne voyons pas
Ce qui se trouve sous les regards

Alors imagine puisque
Nous ne serons plus là depuis très
Longtemps
Et que bientôt il n’y aura plus rien

Nous ne serons plus là !

Quand le soleil ne sera plus qu’une
Cicatrice lisse et dure
Comme la peau des tambourins de
Chamans du temps où
Ils dansaient ensemble avec le ciel

Nous ne serons plus là
Ravis de s’éveiller au premier rayon
Du soleil dans les bras
Et les jambes entremêlés de l’autre

Nous ne serons plus là !

Pour partager à la table de cuisine le
Matin où piaillent pour
Des miettes de pain piafs et pigeons
Au creux de la paume

Nous ne serons plus là !

Quand la planète ronde n’y sera plus
Et que le ciel ploiera
La tête des champs de tournesols sur
Une ombre éternelle

Déjà nous ne pouvions plus cueillir les
Petites pommes à cidre
De la lune

Ni effeuiller les marguerites des cycles
Pour connaître nos destins
Amoureux

Avant de voir
Monter et arracher l’énorme betterave
Rouge du soleil
De l’enclave nocturne de la Voie lactée

Serons-nous
Encore là pour profiter un instant de la
Chorégraphie
Bien réglée des abeilles et des derniers
Papillons sur
Les lourdes orchidées et les lavandes à
Chevelures
Mauves ou le plantain mal peigné des
Hirondelles

Quand
Le soleil tournera dans la cuve en cuivre
De la nuit
Sa barbe-à-papa rose et grossira sans fin
Sa pomme
D’amour incandescente pour l’autodafé
Des astres

Quand
Le soleil ne trouvera plus devant lui que
Les laques vermeilles
Du vieux coffre de cour impériale et les
Cris amoureux des
Pariades nuptiales dans l’été indien du
Du ciel

Sans doute
N’aurons-nous pas le temps de préparer
Ce qui vient

Aussi bien
Pouvons–nous prendre part à ce départ
Grandiose

Nous ne serons pas là
Pour assister au spectacle de cette fureur
Cannibale

Ni sous la peau de chèvre de l’égide
Cosmique voir tomber
La foudre

Sur les formes et les couleurs de nos
Odes que personne ne
Pourra plus jamais relire et entonner

Nous n’existerons plus
Depuis des lustres de millénaires où
Nous avons consommé
Notre perte par l’eau la terre le ciel
Et un génome trafiqué

Nous aurons connu la splendeur des
Coquelicots
Puis leur disparition des mégapoles

Et nous voilà mon orpheline devant
La beauté du monde
Dont il faut profiter et nourrir l’âme
Cette partie du corps
Dont la lumière est l’unique manne

Avant que la pivoine effervescente
Du soleil ne devienne
Carapace de la tortue abandonnée
Des constellations
Ou corail sous les abysses opaques

Déjà
Quand le soleil montrera le premier
Pli et ses premières boursoufflures
De poivron ou de piments paprikas

Nous ne serons plus là
Ni les planètes proches où naviguer
Des yeux ni moi pour raconter ni toi
Pour voir ces miracles

Et vous non plus
Petites en talons in ou tennis mode
À la poitrine en
Pousses de soja en œuf au plat sur
La plaque rouge
En ail tendre sous le t-shirt moulé

Ni vous gars
À la verge d’asperge aux antennes
Rétractiles de
Gastéropode aux génitoires durcis
Par l’œillade
De l’huître ouverte à la marée des
Atlantiques

Avec nous
Disparaîtront les mouches les vers
De terre
Et les grands nénuphars lumineux
Des villes
Et nous ne saurons plus rien avant
Le grand black-out
Qui s’étendra au-dessus des têtes
Comme une enclume
Insonore sous un marteau de suie

Depuis longtemps nous ne serons
Plus

Quand
Le soleil ouvrira sur le ciel la porte
Interdite
Passée au minium du lombric de la
Galaxie

Quand
L’espace ne sera plus que poudrier
De coquette
Et poudrière de Saint-Elme au mât
Des navires
Sous le chant des sirènes d’Ulysse

Son œil
Sans paupière fixera un instant la
Limite
Puis s’évanouira sous le chyle des
Naines

Dans ce programme
Les hommes tinrent le temps d’un
Interlude dont la vie
Sortait un lapin du chapeau claque
De chaque éclipse

Quand
Le soleil aura brisé son komboloï d’
Ambre dans le dernier
Couchant

Quand nous vîmes
La taie qui nous aveugle c’était trop
Tard pour pleurer

Reste que
Nous ignorons combien de mondes
L’ont vécu

Nous n’aurons pas
Eu le temps ni le goût d’égrener les
Guerres la honte
Et les laideurs bétonnées qui nous
Etouffent l’âme
Nos risques sont de peu en regard
De nos ancêtres

La beauté et la bonté ne furent pas
Absentes mais que
Nos enfants ne le prennent pas mal
D’avoir donné des
Leçons et d’être restés des enfants

Nous ne pensions pas mourir sous
Un dais de flammes
De centrales nucléaires d’escarres
Et de lèpre en salle
De désinfection sous un jet d’eau

Nous savions n’être plus là quand
Le soleil étincelant
Comme une seule coulée en fusion
Ne permettrait plus
Le chant d’Orphée ni la fête votive

Sur nos autels
La graisse n’était pas pure la fumée
Acre le chœur
Et le cercle de danseurs peu joyeux
Malgré le vin
Mal coupé et mélangé sans respect
Aux cratères

Apollinaire
Qui aimait les obus pour leurs robes
De gitane
Et leurs plumets fumigènes dans les
Turbans
Nuageux écrivit « soleil cou coupé »

Ce n’est
Qu’un début de poème dont il allait
Mourir
On meurt
Toujours d’un poème sans pouvoir
L’achever

Quand
Le soleil ne fut plus qu’un monocle
Rouge
Après les pastèques éventrées de la
Lumière
Aux millions de pépins d’hommes à
Retirer
Et ce fut le massacre des mouches à
Terre
Puis le cracheur d’étoiles se tut pour
Laisser
Raconter ceux qui comme moi n’ont
Rien vu
Et qui mon aimée aiment te distraire

Chaque individu prendra ceci comme
Bon lui semble un chœur un psaume
Un canon une ode de l’âme un talith
Pour couvrir une œuvre de pur néant

Et tu me demandes
Jusqu’à quelle hauteur peut s’élever
Le papillon et contre quelle tempête
Il pourra combattre

Jusqu’où peut
Voler la libellule loin de l’eau vive et
Des joncs noirs

Quand
Le soleil fermera le rideau rouge du
Théâtre

Et que
L’espace emportera les planches du
Tréteau

Quand
L’estrade provisoire de la compagnie
Nomade
Des galaxies verra démonter le décor
Et partira
Ailleurs pour jouer en des territoires
Nouveaux

Nous ne serons plus là
Depuis le temps immémorial de ces
Poèmes et des aèdes !

Mais nous l’aurons chanté plus haut
Que nous
Et plus longtemps quoiqu’il advienne
Ou jamais

Quand
L’éther sera vide désert le ciel vaine
L’éternité
Et dissipée l’aventure humaine et la
Vie têtue

Quand
Les cieux seront chauves
De la chevelure blonde et rousse du
Soleil

Nous ne serons plus là
Mais quelle importance puisqu’elle
Fut chantée d’avance
Et que l’on a dansé sur ses cadences

Les riches
N’en peuvent plus d’être plus riches
Les pauvres
D’être plus pauvres et de croire que
Le soleil est
L’ami des légumes des fruits et de la
Terre bonne
Et que nous resterons toujours le sel
Dans la mer

Mais bientôt on offrit des fleurs sans
Parfum du sexe sans amour
On jeta les cigarettes sur les trottoirs
Et la cendre atomique dans
Des trous que nous avons vite oubliés

Nous dormirons bientôt
Parmi les dents cariées d’une histoire
Privée d’homme simple
Qui aimait se dorer et nager au soleil

Quand
Le soleil aura usé son silex contre le
Le bois d’ébène de la nuit
Nous ne serons plus là mon amour !

Mais nous aurons chanté
Dansé bu ri et loué de n’être plus là

*

Cupra Marittima, 2018

*Poème chinois traduit par Ezra Pound dans Cathay

Illustrations : Pierre-Henri de Valenciennes