mercredi 28 novembre 2018

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Logiconochronie – XXXII

, Jean-Louis Poitevin

Parfois un carnet disparaît entre des livres dans une bibliothèque et reste introuvable pendant des mois, des années même. Un grand rangement le fait réapparaître, effet magique, joie non feinte.

Les notes qui ouvrent ce cahier, l’un des nombreux volumes d’une sorte de « journal », datent de 2006, moment de la lecture du livre incontournable de Julian Jaynes, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit (bicaméral), paru en 1976, et publié en France en 1994.
Comme une évidence, mais qu’il fallait tester, une formule s’est imposée. Elle peut sembler polémique, inacceptable, constituer un appel à faire resurgir des fantômes que l’on tient pour dangereux. Ce sont ces quelques pages qui feront l’objet des prochaines Logiconochronies. Le titre qui s’était alors imposé était : Perdre (la) conscience.
Comme ces notes ont plus de dix ans, des remarques ou des ajouts faits aujourd’hui viendront les ponctuer. Ils seront en italique.

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17. Et ils désirent avec avidité lire encore des romans !

18. Déjà ils sont plongés dans le rêve et mon rêve est en train de les accepter, de vouloir d’eux, de les désirer. Ombre tutélaire de la mort. De l’oubli. De la chance. Ils sont cette ombre et ne le savent pas. Oui, l’humanité voyage dans les parages de ses commencements, comme une comète passe et repasse à proximité d’un pont imaginaire dans le non-lieu du ciel.

19. « Ce besoin d’aller plus loin est ancien sur la terre. » Kierkegaard le stigmatise dans les dernières lignes de Crainte et tremblement. Nous n’avons pas cessé de transformer une vérité en son contraire, en l’ombre d’elle-même, en un monstre, en un cauchemar, et les grands esprits que nous admirons ont tous ou presque cherché à aller plus loin. Nous ici aussi sans aucun doute. La vague est levée pourtant qui fait revenir tout, vague unique et multiple, éternelle. Cela encore est le rêve d’être sauvé, de sortir sauf de la catastrophe, de la mutation. Ce ne sera pas le cas ! L’éternel retour est une croyance, c’est la croyance en la puissance magique de l’image, des images. Mais même cela s’est craquelé. Il n’y aurait pas d’autre solution, si cela était possible, que l’humanité transforme les individus qui la composent en des disciples de Francis Scott Fitzgerald, celui de la fin, celui du désaveu de la conscience. Si cela était possible, pensable, fût-ce en un individu, il serait alors pensable qu’il puisse en aller autrement. Or cela ne sera pas. Donc ... À croire que l’humanité ne s’est multipliée tant et si vite que dans l’idée de survivre à la catastrophe qu’elle est. Nous sommes un virus, nous excitâmes le corps que nous avons envahi jusqu’à la fièvre. Il n’y a plus que nous. Nous nous étouffons. Affreuse mort ?

Deux miroirs se font face, le soleil se reporte de l’un à l’autre et ils finissent par s’embraser simultanément.

Nous sommes ce miroir dédoublé, ce miracle de l’amour, ce mystère du désespoir. Oui, nous sommes allés si loin ... si loin ... et n’avons pas quitté la terre ou si peu, ne le pouvons pas, le désirons, le voulons, nous pauvres poussières d’étoiles, inséminateurs de l’univers gonflés toujours de fatuité à l’instant de mourir étouffés par notre propre poids.

20. Kierkegaard obsédé par Abraham comme je le suis par Jonas. Il est l’un des rares à avoir saisi quelque chose d’essentiel à propos de l’histoire, le point d’origine est indépassable. La conscience est une bulle, la foi un vagissement dans l’immense enclave constituée par l’incompréhensible qu’il nomme l’absurde et qui n’est autre que notre incapacité à penser de manière réflexive le primat de la voix entendue sur le texte lu.

Oui, ce qui est caché et que vise à saisir toute reconnaissance ne peut l’être ! En ce sens Kirkegaard a raison, la philosophie, hégélienne, est un immense coup d’épée dans l’eau. Et ils ont continué ! Comment faire autrement ? C’est sans doute la seule question qui mérite d’être posée ! Il faut perdre la conscience.

21. Il n’y a pas d’au-delà, dans tous les sens du terme et pourtant il y aura bien un après la conscience. Il se prépare. Il est là. Ce sera une époque, un moment long sans doute, douloureux, terrible même, que celui de la déchirure de ce rêve. Il est mis en pièce sous nos yeux. Nous sommes le couteau et la victime. Héautontimorouménos ! Mais nous voyons ce que Baudelaire ne pouvait qu’apercevoir : un monde figé dans la violence et la peur, un monde primitif.

Comment imaginer que la conscience puisse « se » réformer ? Elle se racontera toujours la même histoire, toujours. (Musil l’avait bien vu qui intitule la première grande partie de L’homme sans qualités justement : Toujours la même histoire.) Elle est cette machine-là. Maintenant règnent d’autres maîtres. Ils n’ont que faire de ces balivernes. Ordre-réponse, vie-mort, action-destruction. Jusqu’au dernier !

Jeu programme virus : voilà notre trinité !

22. Nous avons toujours VOULU savoir sans vraiment oser ou réussir à le VOULOIR ! Quoi ? Savoir quoi ? De quoi est faite la fascination !

Maintenant nous le SAVONS : d’obéissance aveugle ! (à des voix qui nous hantent et qui viennent, cacophonie bravache, des satellites en orbite, des morts qui nous hantent, des ressassements de nos souvenirs mort-nés, de nos angoissantes petites questions ... qui toutes nous donnent des ordres implicites et nous contraignent à agir)

Nous voyons la grande clarté qui préside à notre aveuglement. Oui sur ce seul mot, sur cette situation, il y aurait au moins un opuscule à écrire.

En effet, la conscience est vision. Elle divise (découpe, sépare, tranche) pour pouvoir voir et quand elle peut voir, alors elle regarde (pas avant). Ce qu’elle regarde, c’est ce qu’elle ne peut plus voir, ce qu’elle a dû oublier pour pouvoir se souvenir qu’il lui fallait regarder. Elle se divise pour comprendre mais ne comprend pas qu’elle est divisée. Nuit. Nuit sans étoile. Caverne. Qu’importe les lumignons ! Qu’importe le soleil ! Son aveuglement est insupportable. L’aveuglement dans la caverne est viable. Ni l’un avec l’autre, ni l’un sans l’autre ! Extase ! Exode ! Et la jouissance de tout cela, (irréparable, constante) grâce à l’activité incessante de son armée de petits maîtres, de gardes chiourmes.

Il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de question mais seulement des questions dérivées de l’absence de question. C’est cette dérivation qui est devenue mortelle. On peut dire que c’est à cause du nombre, on peut dire que le nombre est la réponse, le nombre d’humains en train d’errer sur terre.

Bataille et Lacan ont été parmi nos plus grands pitres, pitres mais grands, car croyant encore dans les vertus (salvatrices) de la conscience, grands mais pitres car n’ayant pas pu-voulu voir et ayant choisi de s’en tenir là, à l’impossibilité de voir.

Le rideau se déchire. La conscience agonise. Ce qu’il y avait avant la conscience ne peut être, après elle, que pire qu’elle (dans l’hypothèse d’un retour au mode fonctionnement antérieur. Reste aussi à déterminer lequel, celui de la bicaméralité joyeuse ou celui de l’assyrien en nous ?)

Cela va faire mal, très mal. L’ère des dictateurs vient à peine de commencer. Tant de prétendants qui se feront broyer par ce qu’ils contribuent à mettre en œuvre, en marche. Terrifiante leçon que celle de l’échiquier du mal.

23. L’histoire de la conscience tiendra peut-être un jour en un livret de quelques pages et de quelques dizaines de maximes. L’histoire de la conscience, c’est-à-dire l’histoire de la pensée occidentale.

24. La grande idée de Crainte et tremblement, c’est sans doute celle de mouvement infini, qu’il soit ou non de la résignation, comme seul équivalent à la fois d’Abraham. Kierkegaard vient nous dire la limite absolue de la métaphore, le point à partir duquel s’écrit le gouffre dans lequel elle plonge tout ce qu’elle touche de son souffle qui fut de vie. Perdre la conscience, c’est perdre la métaphore ! Et nous ne pouvons guère penser au-delà !

25. Ce qu’il y avait avant la conscience : des feux, des points extrêmes de « consumation », des moments d’intensité absolue vécus comme tels et dans lesquels la disparition de tout était incluse et ne faisait pas peur. La fascination pour les dieux était infinie. L’embrasement de l’oubli, l’anéantissement de tout, une délivrance. Et cela recommençait. Il a fallu se souvenir de cela pour échapper à la douleur qui revenait, insidieuse compagne, qui revenait comme un écho malgré l’embrasement de tout, comme écho de cet embrasement qui était plus que la douleur et face auquel la mort n’était rien.

La mort devient tout, triste reflet de la douleur et masque recouvrant ce qui déjà a été effacé. L’oubli n’est pas cet effacement qui constitue jusqu’à ce jour la tâche concrète de la conscience. Elle balaie devant sa porte depuis si longtemps qu’elle creuse le sol bien au-dessous des fondations. La maison tremble. Elle s’écroule. La conscience n’arrête pas de balayer devant sa porte. C’est là son T.O.C. Qui est bien plus qu’un tic !

26. C’est à Hegel qu’on doit la révélation fondamentale du caractère DÉCEPTIF de la conscience. En effet, comment ne pas être déçu de n’être rien lorsque l’on sait que l’on a été tout (en fait qu’on a été tout autre chose, (un autre mode de fonctionnement psychique) mais plus efficace, plus effectif, plus salvateur, oh ! grandeur des souvenirs de ce qui n’a pas été).

Les psychotiques en font l’expérience. On ne sait pas vraiment les entendre. S’il y a quelque chose de moins passager que les parties, ce sont bien les règles du jeu et leurs limites ; spatiales par exemple. Être tout et rien, tout ou rien, dieu et l’univers, tous les hommes et personne, voilà bien les limites. Les règles s’opposent aux limites, mieux les nier et mieux les éprouver. Les parties nous conduisent à oublier que ces limites nous fondent. Nous sommes devenus des joueurs qui ne s’intéressent qu’à tromper l’adversaire et plus au jeu.

Étrange courbure qui fait de nous des êtres pré-historiques au sens strict de ce qui nous reconduit à des états antérieurs que nous « connaissons » et que nous n’avons pourtant jamais vécus, du moins sous leur forme « originelle », nous les chasseurs cueilleurs errant dans la grande forêt des objets culturels.

Il semble bien que nous soyons pris dans un élan psychotique qui nous pousse à croire qu’il serait possible d’effacer de la conscience son caractère DÉCEPTIF. Et nous y arrivons ! Au prix d’un déni sans limite. Au prix de la conscience même. Pari faustien donc que le nôtre !

Mais à quoi bon chercher en arrière, dans la conscience, les possibilités d’échapper à ce piège, puisque sortir de ce piège passe par le fait que nous puissions accéder à des états antérieurs à la conscience (nous pouvons les connaître, pas les accepter et encore moins les raviver en nous, exception faite des quelques-uns qui les vivent encore). Si nous avons une tâche, c’est bien de penser ce saut-là, de construire le pont qui permettra de s’élancer et d’accomplir le saut. Pont, saut, le même.

Mais que raconte la conscience lorsqu’elle recourt à de tels mots sinon qu’elle sera encore là pour voir, pour jouir, sinon d’elle-même du moins de sa propre descendance ?

On peut arguer d’invariants psychiques pour défendre cette idée. On peut arguer de ce que l’on appelle l’existence de la civilisation contre cela. Dans les deux cas on ne sera pas déçu ! Mais qui criera victoire ? Les sous-hommes que nous sommes devenus réduits à l’esclavages ? Les pseudo garde-chiourmes réduits à leur salaire ? Les vrais-faux maîtres du monde réduits à leur solitude psychotique cocaïnée ? LA terre, cadavre depuis longtemps réduit en cendres ?

C’est bien la question ! Il n’y aura personne pour cette victoire-là, ni pour la célébrer, ni pour la déplorer.

Alors, DÉÇUS ?

Ces notes ont été interrompues là. La réflexion, elle, s’est poursuivie sous d’autres formes, rumination ininterrompue mais ne parvenant guère à d’autres conclusions.