lundi 30 avril 2018

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Logiconochronie — XXVII : La trame même de la vacuité

Les photographies de Mehdi Vosoughnia

, Jean-Louis Poitevin

En poursuivant une collaboration avec la Silk Road Gallery de Téhéran et sa directrice Anahita Ghabaian, outre produire des analyses circonstanciées d’œuvres d’artistes, essentiellement de photographes, c’est une approche ouverte de ce pays qu’il importe de tenter.

Son passé immense, son influence si essentielle sur certains aspects majeurs de notre culture, font de l’Iran un pays incontournable qu’il est possible d’approcher à travers les œuvres multiples de ses photographes. Au fil de ces textes, c’est à offrir une « image » à la fois juste et variée de ce pays que nous nous employons. Aujourd’hui, c’est le travail de Mehdi Vosoughnia, photographe né en 1971, à Qazvin, que nous présentons.

Grand Hôtel, 2009, 40x60cm, Mehdi Vosoughnia

Surprésence

Singulières et en un sens « classiques », les images de Mehdi Vosoughnia sont toutes porteuses d’une forme d’inquiétante étrangeté due à la fois à l’absence d’êtres humains dans les lieux qu’il photographie, à deux ou trois exceptions près où l’on aperçoit des corps comme des silhouettes lointaines, et à leur « surprésence » en tant que fantômes dans un monde qu’ils semblent avoir déserté.
Tant par les objets qu’ils fabriquent que par les traces qu’ils laissent derrière eux ainsi que par les signes qu’ils ont inscrits à même la chair des villes ou des lieux, les hommes sont ici réduits et élevés à la situation d’apparitions « fantomales ».
La constance qui rapproche les différentes séries d’images qu’il a réalisées depuis plus d’une dizaine d’années peut se formuler ainsi : elles sont des « lieux » de la manifestation d’un appel qui se formule dans la langue du retrait.
Ce qui cependant surprend le plus, dans ce retrait même de la figure humaine, au point que parfois on se dit qu’il a effectivement effacé les corps de ses images, c’est comment il produit chez les spectateurs un effet puissant mais inverse.

Grand Hôtel, 2009, 40x60cm, Mehdi Vosoughnia

On ne voit que des lieux que l’homme a peut-être déserté mais qui tout aussi bien l’appellent, l’attendent. La vie est comme retirée et pourtant on l’entend comme grouiller dans les limbes de l’au-delà de l’image, dans les à-côtés de ces lieux vides.
Et lorsqu’un être paraît, c’est sous forme d’image, de projection sur un mur, en un mot de fantôme.
En révélant la trame fantomatique du monde qui l’entoure, Mehdi Vosoughnia ne parle pas seulement de l’Iran, mais bien de la relation générale au monde qu’entretient l’ensemble des humains. Assurés par leur souffle d’exister, ils ne peuvent pourtant rien dire au sujet de la consistance de leur présence. Car personne n’ignore qu’il est un passant sur cette terre mais cette idée souvent perçue comme insupportable empêche de parvenir à la « conscience » de ce qu’elle implique : que nous ne sommes peut-être que des fantômes jouant dans une pièce dont nous ignorons et le début et la fin et ne connaissons qu’à peine les répliques qu’on attend de nous dans l’instant.

Grand Hôtel, 2009, 40x60cm, Mehdi Vosoughnia

Homme transitoire et relation « mystique »

Nul mieux que l’immense Omar Kayyam, savant et mathématicien, dont il ne reste rien de l’œuvre mais qui heureusement est inscrit dans l’histoire par ses poèmes, n’a su dire cet état transitoire de l’homme sur terre, état auquel les images de Mehdi Vosoughnia dressent une couronne supplémentaire.
Ce quatrain, pour célèbre qu’il soit, n’en reste pas moins incontournable lorsque l’on parle de l’homme mais aussi de l’Iran car il témoigne de la grandeur d’âme qui habite cette culture millénaire.

« Pour parler clairement et sans paraboles
Nous sommes les pièces du jeu que joue le ciel ;
On s’amuse avec nous sur l’échiquier de l’être
et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du néant »

Et en effet, on a l’impression que l’homme a été comme retiré par une opération magique du champ du visible mais aussi qu’il pourrait y reparaître à chaque instant. C’est ce seuil de l’attente que photographie Mehdi Vosoughnia avec une attention soutenue et une précision rare.

Grand Hôtel, 2009, 40x60cm, Mehdi Vosoughnia

Les fantômes et la possibilité d’exister

Les images tirées de sa série intitulée Grand Hôtel, qui ont été faites en 2009, mettent en scène le caractère « fantomal » de l’homme. Dans les pièces en déshérence d’un hôtel, comme hésitant entre se fondre dans la trame déliquescente des murs aux couleurs passées ou parvenir au contraire à s’en extraire pour, enfin libres, se dissoudre dans l’air ambiant, des hommes d’un siècle passé exhibent leur visage avec la fierté de ceux qui n’ont rien à perdre.
On peut aussi les voir comme des affirmations, celle d’une persistance optique constituant la manifestation visible du devoir être qui porte chaque être vivant. On peut, au contraire, les appréhender comme l’ultime manifestation d’un rêve au moment où il va aller se perdre dans la nuit d’un crâne.

Ces hommes sont des fantômes, autant dire des images ou inversement. Ces spectres, portraits en superposition sur des murs défraîchis, font apparaître au cœur de l’image photographique, quelque chose d’autre qui concerne sa dimension ontologique. En laissant la place à l’exhibition du caractère absolument fantomatique de leur « être », ces images réveillent la part de la puissance qu’elles mobilisent à chaque fois qu’elles sont faites, à chaque fois qu’on les regarde. Leur force, c’est de plonger dans le cœur de celui qui regarde le stylet de l’angoisse et le tremblement du doute en même temps que de nimber le monde désaffecté du passé absenté de l’histoire d’une trace de vie inatteignable.

Pamenar, 24x36 cm, Mehdi Vosoughnia

En quoi consiste l’espace

Et puis on se met à regarder les murs, les chambres, les couloirs, les vitres, les tableaux électriques détruits et ce que l’on contemple ce n’est pas le temps qui passe ni même le temps passé, mais bien quelque chose d’autre, son propre corps en train de déambuler ou de se tenir quelque part dans ce lieu. Ce que l’on contemple en regardant ces images, c’est son propre devenir fantôme, pas demain, après la mort, pas hier, avant de naître, mais là maintenant au moment même où l’on regarde.
On devient immédiatement, non comme l’un de ces visages, mais comme l’air saturé qui hante la pièce et l’on comprend qu’à chaque pas que l’on fait virtuellement dans l’espace correspond un regard et que c’est par ce regard seul que l’espace prend pour nous consistance.

Pamenar, 24x36 cm, Mehdi Vosoughnia

La réalité ne « tient » que parce que se mêlent la trame du rêve et du souvenir avec celle des choses visibles et concrètes, étant entendu que ces choses concrètes ne seraient rien si la trame du rêve ne venait, tel le liant dans la peinture, lui permettre de rassembler ces strates en une seule visible et visuelle.

Pamenar, 50x75 cm, Mehdi Vosoughnia

C’est un peu du secret des si impalpables images qui se livre à nous, ici, en ceci que ce qui affleure à travers elles, c’est la question même de la possibilité d’être. Et, nul ne l’ignore, nous ne sommes jamais rien d’autre qu’une telle possibilité, quels que soient les degrés d’actualisation auxquels nous prétendions parvenir.

Pamenar, 50x75 cm, Mehdi Vosoughnia

Murs nus de l’histoire

Avec Pamenar, une ville proche de Téhéran et construite par les Savafides au XVIIIe siècle, c’est au statut même de la ruine que Mehdi Vosoughnia nous confronte. Le temps ne passe pas, il s’accumule et s’accumulant il efface et ajoute dans le même mouvement. Le temps est le mouvement de surplace que fait tout ce qui est sans mouvement et ce tremblement systématique est ce qui fait la poussière devenir mur et le mur devenir poussière, interminablement. Hier, demain, toujours, sont synonymes. Et chacune de ces surfaces est ainsi révélée dans sa fonction originelle : être le support des projections visuelles. Chaque mur est un écran de cinéma potentiel qui attend d’être élevé à la hauteur d’un rêve.

Anzali Port, Mehdi Vosoughnia

Ici, là-bas

Avec Anzali Port, un travail récent devenu livre, Mehdi Vosoughnia décrypte plus de strates encore parmi celles qui composent une ville. Un port est plus qu’une ville parce qu’il contient sans pouvoir les retenir les effluves de l’ailleurs. Un port est plus qu’une ville parce que s’y écrit à même l’horizon un texte graphique dont l’image seule peut rendre compte. Une grue est sans doute une grue, même vue de loin, mais une ligne de grues posée dans le lointain et transformée en horizon fait de l’image le révélateur de la dimension graphique des gestes des hommes. Ces grues sont à la fois des lettres et des aveux, des signes et des cris.

Anzali Port, Mehdi Vosoughnia

Ainsi, dans ce monde photographié sans que les humains y paraissent, dans ce monde où le silence est poussé au maximum, quelque chose se manifeste qui est l’envers absolu de toute image : la voix ou les voix qui la hante.
Car aucune image n’est muette et encore moins silencieuse. Sans doute est-ce cela qui caractérise le mieux le travail de Mehdi Vosoughnia, cette traque du silence dans la construction de l’image qui seule permet de faire entendre la voix de ce qui devrait être présent dans l’image.
Dans la seule image où des humains sont présents, corps éparpillés le long de la plage, ils apparaissent comme signes et non comme corps. Ils sont des éléments de messages emportés par le vent qui gonfle une voile qui ne voyage pas.

Anzali Port, Mehdi Vosoughnia

Le jour d’après

Le temps dont on parle tant est impensable parce qu’il se résume à la claudication entre trois mots qui sont hier demain aujourd’hui. Même s’ils ne correspondent pas si bien aux gestes que l’esprit déploie pour s’orienter dans l’existence, ils l’y aident un peu malgré tout.
Si l’on peut se glisser dans ce cadre « temporel » pour parler des images de Mehdi Vosoughnia, alors c’est sans doute à photographier le jour d’après qu’il s’ingénie. Mais d’après quoi ? D’après la disparition des hommes ! Et l’on se dit aussitôt qu’il pourrait aussi bien s’agir d’un tour de magie qui aurait fait disparaître les humains pour un instant et qu’ils suffirait d’attendre un instant pour les voir revenir. À moins que le tour de magie ait échoué et que le magicien ne soit plus capable de les faire revenir sur la scène, s’étant lui-même retiré du jeu avec les autres ?

Anzali Port, Mehdi Vosoughnia

Alors, nous n’avons plus qu’à regarder ce qui reste une fois les hommes renvoyés dans les limbes de l’éternité : des ponts vides, des routes vides, des maisons vides, des rues vides, des marchés vides avec des vêtements « vides », ici où là des photos et des cerf-volants, des inscriptions et des reflets, des transparences et des opacités, des murs et des fenêtres.
Mais, nous qui sommes face à l’image sans parvenir à nous retrouver dans l’image, nous devons alors laisser s’effectuer en nous un travail, celui, immémorial, de l’anamnèse.

Anzali Port, Mehdi Vosoughnia

Alors, nous savons que nous regardons quelque chose qui n’a pas tant été oublié après avoir été vécu, qu’inscrit en nous en ayant seulement été rêvé. Alors nous pouvons commencer à nous apercevoir que ce qui fait la consistance des images est la même « chose » que ce qui assure au soit-disant « réel » sa consistance : la trame même de la vacuité.

Anzali Port — 2011-2013 — Mehdi Vosoughnia