dimanche 31 mai 2020

Accueil > Les rubriques > Images > Logiconochronie — XLVII

Logiconochronie — XLVII

Le Moyen Âge de l’icône au cosmos I (Suite de la Logiconochronie XLVI)

, Jean-Louis Poitevin

Nous poursuivons ici notre réflexion sur les images aujourd’hui, leurs significations, leur présence dans nos vies. L’enjeu est, à travers l’histoire, de tenter de suivre les différents aspects qu’ont pu prendre les images afin de mieux comprendre ce qu’il en est de notre situation actuelle. Ce texte fait suite à la première partie parue dans les Logiconochronies XLI, XLV et XLVI. L’enjeu, ici est de comprendre ce qui se joue autour des mutations de la notion d’image entre le Moyen Âge et l’invention de la photographie. Ce premier moment nous fait pénétrer à la fois dans la relation entre image et conscience et dans les débuts du Moyen Âge.

Du Moyen-Âge à l’invention de la photographie : les mutations de la notion d’image

Introduction

L’image et la conscience

Il faudrait tout reprendre à zéro. Et d’ailleurs c’est ce que l’on va faire. Ce que je tente en effet d’expliquer c’est la chose suivante : ce qu’on appelle l’image est un « objet » qui n’existe pas dans le cerveau et c’est un objet qui existe dans la réalité sous des formes différentes mais qui en gros correspond à des formes dessinées et peintes ou imprimées sur une surface, mur, bois, toile, métal et maintenant aussi à des apparitions sur des écrans. Mais on le sait, le mot image désigne aussi un grand nombre d’autres réalités intermédiaires qui toutes ont une consistance extrêmement variable qui oscille entre la sensation visuelle immédiate et l’image durablement imprimée dans la mémoire, entre sensation et concept pour reprendre les termes de Changeux. Alors il faut repartir de là mais là, cela signifie partir du fonctionnement de la conscience car l’image nous est apparue comme étant un élément essentiel de son évolution et de sa structuration.

Il n’y a pas d’homme qui ne voit pas, le visible est coextensif à l’homme, mais il y a eu des époques sans images, ou avec des images rares et finalement, c’est un long processus d’externalisation de certaines fonctions cérébrales qui aboutit à la formation d’images sculptées ou dessinées et peintes comme à celle de l’écriture et de textes. Mais à l’évidence quelque chose qui est de l’ordre de ce que nous appelons la représentation précède de loin l’invention de l’écriture.

L’écriture est un processus d’abstraction à la fois de ce qui est connu par la vue et de ce qui est vécu, convoqué et nommé dans la langue par le corps. L’écriture est donc aussi du côté du visible, il faudrait même dire d’abord, et en tout cas avant qu’elle ne finisse par constituer la dimension du lisible. L’écriture convoque donc la réalité un peu de la même manière que le fait l’image, en tout cas comme « absente » ou distincte du processus dans lequel elle s’inscrit. Mais est-ce bien sur le même mode ? Nous n’avons au mieux que des textes pour le savoir ou alors nous devons tenter de reconstituer le contexte dans lequel une image apparaît. Et ce n’est pas facile, on l’a vu, pour l’époque des premières images connues. Plus aisé ensuite, mais cela demande une grande culture et une sorte d’empathie avec une époque comme le fait remarquer Daniel Arasse. Ce qui m’importe ici, c’est de tenter de comprendre les fonctions et les significations de l’image à partir du fonctionnement de la conscience ou plutôt comme élément essentiel de ce fonctionnement.

Il est nécessaire pour cela de rappeler la définition complexe qu’en donne Julian Jaynes dans son livre, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit. En effet, cette approche de la conscience permet d’articuler texte, image et langue que l’on oppose trop souvent comme des entités séparées. La conscience pour Jaynes se caractérise par six aspects. Mais auparavant je vous redonne les thèses principales de Jaynes concernant la conscience.

« L’esprit conscient subjectif est l’analogie de ce qu’on appelle le monde réel ». « L’espace mental est une métaphore de l’espace réel ». « La conscience est le travail de la métaphore lexicale et elle ne cesse de s’engendrer elle-même ».

Les caractéristiques de la conscience pour Jaynes sont donc les suivantes :

1. La conscience est toujours une spatialisation. Le psychisme fait en sorte que les choses qui n’ont pas de qualités spatiales dans le monde physique comportemental en aient une dans la conscience.

2. L’extraction : nous ne voyons jamais rien dans sa totalité, nous faisons un choix dans l’ensemble des attitudes possibles face à une chose, les extraits ne sont pas les choses et nous faisons comme si elle l’étaient. L’extraction est distincte de la mémoire.

3. Le Je analogue est la métaphore que nous avons de nous-mêmes. Ce Je peut se déplacer par délégation dans notre imagination, faire des choses que nous ne faisons pas réellement.

4. Le Moi métaphorique est l’autre face du Je analogue, c’est le fait de s’apercevoir en train d’imaginer ceci et de faire réellement cela (cœur de la machine de la duplicité).

5. La narratisation. Nous considérons que nos Moi délégués sont les personnages principaux de l’histoire de nos vies, nous narratisons le Je analogue et tout ce qui se trouve dans la conscience, nous associons un fait isolé, un extrait, à un autre fait isolé dans le récit.

6. La conciliation, c’est la reconnaissance, processus commun à tous les mammifères. On assemble les choses sous formes d’objets reconnaissables en se fondant sur les schémas acquis précédemment. Cette assimilation est la conciliation ou la conformisation, on fait dans l’espace mental ce que l’on fait dans le temps mental ou le temps spatialisé quand on narratise. L’assemblage est la narratisation.

Donc la conscience est à la fois une opération psychique et un modèle de son fonctionnement créé par la métaphore.

Donc la conscience de la conscience n’est pas la conscience, elle n’est qu’un aspect de celle-ci. La conscience n’a pas de lieu, la langue est un organe de perception, la vue aussi et la métaphore a une fonction qui est celle de répondre au souhait de désigner un aspect particulier d’une chose ou de décrire quelque chose pour lequel on ne dispose pas de mots. »

Le rappel de ces éléments est important dans la mesure où il montre bien le lien qui existe entre verbalisation et spatialisation et le fait que la peinture par exemple et plus généralement l’image matérielle intervient pour nous à l’intérieur de ce schéma, même s’il faudrait pouvoir reconstruire la fonction du visible avant la naissance de l’écriture pour bien comprendre ce qui reste de cette période dans le fonctionnement profond du psychisme. Je ne vais pas ici retracer l’histoire de la naissance et du développement de la conscience à partir de la fin de la Grèce archaïque. Je veux simplement tenter, en repartant de l’icône, de montrer comment à la fois la conscience ne cesse de se développer, de se transformer mais sur la base de quelques pôles essentiels. Ce développement, je le décrirais comme une sorte de spirale, de mouvement qui ne cesse de repasser à proximité des mêmes points essentiels mais en les impliquant entre eux à chaque grande torsion dans une relation différente.

Il faut donc se demander comment cela se passe dans le champ de l’image en interrogeant aussi bien le tableau que la théorie de l’image ou encore les formes du pouvoir politique.

L’image montre, montre même quelque chose, mais comme le dit Daniel Arasse, lorsqu’il évoque la perspective et le fait qu’elle ait un sens et un sens philosophique et citant lui-même Hubert Damisch, « La perspective, ça ne montre pas seulement, ça pense » (Daniel Arasse, Histoires de peinture, p. 64).

Ainsi, c’est plutôt par habitude que nous croyons qu’elle montre avant toute chose, alors qu’en fait, réalisée par des hommes qui bien sûr réfléchissent, mais aussi répondent à des commandes et surtout sont pétris de la culture de leur temps, elle pense et comme pensée, elle pense à la fois son « sujet », celui qui la conçoit et exprime inévitablement aussi leurs manières d’être, les uns étant dans un rapport complexe de renvois et de reflets vis-à-vis des autres.

Première partie

Les pôles constitutifs de l’image

A. Mouvement et fixité

Lorsqu’on se trouve face à une image, on fait face à un ensemble de liaisons entre divers éléments ou instances. La plus importante, c’est celle qui oppose et relie, associe et rassemble dans l’image et comme image, la pensée du mouvement et son inévitable inscription dans une forme fixe, dans la fixité. Vu sous cet angle, la question nous renvoie directement au fonctionnement neuronal. En effet, si l’image n’existe pas pour Changeux, c’est qu’elle correspond à un moment transitoire, à un type de fixation relatif qui se situe entre la quasi-présence de l’objet au moment de la perception et la quasi-absence d’un objet réel que l’esprit peut rappeler et transformer à volonté et qui est le concept.

Reprenons donc. Ce que nous voyons sur un tableau, c’est quelque chose qui n’existe pas. Le tableau existe matériellement, bien sûr, ce qu’il présente existe peut-être dans la réalité, mais son existence est en fait celle de la perception actuelle, de ce qui se passe au moment où on le regarde. Mais ce qu’il représente, au fond cela n’existe pas, car il n’y a pour le cerveau aucun arrêt. Seul un objet mental nommé concept par Changeux pourrait être comparé à un tableau, en ce qu’il est une synthèse particulière qui rassemble, retient et fige des éléments épars, divers, rassemblés parfois en fonction d’une théorie de la ressemblance, mais aussi simplement en fonction d’éléments construits ou appelés là par la seule pensée.

B. Le tableau et quatre aspects du psychisme

Un tableau met donc en branle au moins quatre des éléments nécessaires au fonctionnement de la conscience : la spatialisation, l’extraction, la narratisation, la conciliation que j’appellerai plutôt la reconnaissance.

Le mécanisme entre Je analogue et Moi métaphorique nous semble aller de soi, être évident et pourtant ce que je vais tenter de montrer, c’est que la Renaissance va être le moment de l’histoire de l’homme où la relation entre ces deux aspects du psychisme qui nous semble aller de soi et est en fait en train de s’établir et se fixer, voire de se constituer. Nous verrons dans la troisième conférence, comment cette relation est en train de se transformer, pour ne pas dire de se défaire et de se recomposer différemment, sous nos yeux, si je puis dire.

Un tableau est une synthèse et en tant que tel, pour le comprendre, j’allais dire pour le lire, il faut d’une certaine manière partir du dernier point, la conciliation ou le processus de la reconnaissance et remonter le courant, éplucher les strates qui le composent.

1. En effet, il y a une évidence de l’image cadrée et encadrée, une évidence du visible. Nos systèmes d’inférence fonctionnent à plein régime. Nous pouvons reconnaître, ici un corps, là un arbre, ici un paysage, là une colombe, ici un lys, là une croix, ici un ciel, là un agneau. Et nous le faisons, nous les reconnaissons. Cela a lieu malgré nous, cela est immédiat, cela précède d’une certaine manière tout ce que l’on va éprouver ou penser du tableau. L’émotion que nous éprouvons est portée par ce phénomène de reconnaissance et son envers qui est aussi parfois de ne pas « reconnaître » ce qui est représenté, fait qui alors provoque des réactions négatives de blocage, de refus. La conscience bloque, la mise en marche du mécanisme est contrariée. Mais il faut aussi garder en mémoire que ce blocage peut avoir lieu à n’importe quel moment du processus de perception. On en reparlera.

2. Un tableau, nous le savons, est toujours, pour les périodes qui nous intéressent en tout cas, basé sur un récit, une histoire. Un tableau classique ne peut pas ne pas narratiser, ne serait-ce que parce qu’il associe, assemble et agence des éléments hétérogènes. Il est par définition une opération de condensation, forme picturale si l’on veut de la narratisation, même si à la période charnière entre Moyen Âge et Renaissance, on voit des tableaux qui mettent en scène le même personnage à différents moments. Mais plus généralement, nous savons que tous les tableaux, tous les vitraux, toutes les images prennent appui sur des textes, pour l’essentiel sacrés, puis inventés, même s’il s’agit d’évoquer des personnages liés au sacré, comme c’est le cas pour La Légende dorée de Jacques de Voragine qui servira de base à l’iconographie des Saints, puis à des textes profanes. Un tableau peut même associer des éléments narratifs provenant de corpus textuels différents, comme le montre l’exemple développé par Daniel Arasse, au sujet du tableau de Véronèse qui est à l’évidence une synthèse de deux histoires, celle de Béthsabée et David et celle de Suzanne et les vieillards (Histoire de peintures, p. 306-307). Dans un tel cas, le principe de reconnaissance fonctionne mais remarque une sorte de flou, ce qui peut alors provoquer un certain type de réaction de rejet ou d’incompréhension face à l’image.

3. L’extraction correspond au fait que tout tableau est cadré, délimité, qu’il est un templum et qu’il effectue donc sous nos yeux une opération magique ou magico religieuse implicite, à moins que nous ne comprenions ce découpage du templum comme l’opération concrète traduisant matérialisant ce qui a lieu dans le cerveau, dans l’esprit. Ainsi un tableau présente au psychisme de celui qui l’effectue comme de ce lui qui le voit, un moment de ce fonctionnement. Il formalise l’extraction, il la réalise, mais elle se trouve plongée elle-même dans le fonctionnement réel de la perception. Il y a devant nous un cadrage, une extraction qui est présentée dans un ensemble plus vaste, le tableau est sur un mur, sur un autel, dans un musée, qu’importe, et il appelle donc l’esprit à faire en quelque sorte réellement ce que la conscience fait « intérieurement ». Le tableau attire, aspire le regard, il est un piège à attention et il semble répondre à une attente qui est elle-même un aspect de la mécanique qui cherche aussi à « se » voir, à comprendre comment elle fonctionne. Cela a l’air un peu compliqué, mais je crois qu’il ne faut pas faire l’économie de cette complexité.

4. La spatialisation est le point qui semble aller de soi, car il n’y a pas de représentation sans spatialisation ou qui ne soit spatialisation. Toute représentation « est » spatialisation, mais en fait elle l’est sur un mode particulier qu’il ne faut pas oublier. C’est une projection, un « geste » de l’esprit, une traduction. Je veux juste relever ce point qu’il y a une sorte de double historicité de la conscience. Il y a d’une part l’histoire globale qui pour le dire vite se découpe pour nous en préhistoire, histoire et posthistoire, et d’autre part l’histoire même de la conscience et de ses développements à l’intérieur même du cadre dans lequel son existence est devenue possible et qui est le même en gros que celui de l’histoire que l’on peut donc faire commencer avec la naissance de l’écriture.

En d’autres termes la conscience comme l’histoire ne sont possibles qu’avec et à partir de l’écriture. Auparavant, il s’agissait d’un autre fonctionnement psychique dont les ramifications continuent d’exister dans les esprits vivants aujourd’hui et continueront après, lorsque le nouveau autre fonctionnement psychique qui est en train de se mettre en place sous nos yeux sera devenu dominant.

Et pourtant, c’est en découpant dans l’espace réel un espace lui aussi réel, qu’un tableau synthétise le premier et le dernier moment du mécanisme de la conscience. En d’autres termes, le tableau est à la fois une sorte de métaphore de la conscience et un mécanisme par lequel elle se réalise et se montre à elle-même, donnant ainsi une consistance indubitable à l’existence implicite du Je analogue et du Moi métaphorique.

C. La conscience et la question de dieu (l’histoire de la conscience n’est pas linéaire)

C’est en effet cela qui pose problème, cette question lancinante, celle qui nous conduit à nous demander pourquoi l’esprit a spatialisé par une opération de réduction de ce que nous appelons aujourd’hui trois D en deux D. Il nous faut revenir à Jaynes, inévitablement, puisqu’il est le seul à formuler une théorie plausible et efficace permettant de penser le divin, c’est-à-dire de le mettre dans une perspective historique et non pas absolue ou an-historique et trans-temporelle.

Rappelons en quelques mots la thèse de Jaynes. Je conçois bien ce que ces thèses vont avoir de brutal pour vous si vous ne les connaissez pas déjà. En tout cas, elles me semblent permettre une lisibilité maximale de ce qui est en train de nous arriver et de ce qui constitue cette évolution de la conscience dont je cherche à rendre compte à travers la question de l’image.

La thèse de Jaynes prend acte d’un constat. L’homme de l’Iliade ou le héros de l’Iliade ne pense pas comme nous, ou plutôt comme le dit Jaynes, « l’origine de ses actions ne se trouve pas dans des projets conscients des raisons ou des mobiles mais dans les actions et les discours des dieux. [...] Ces dieux qui déplaçaient les hommes, les soldats, comme des sortes de robots ou d’automates, étaient des VOIX, c’est-à-dire des organisations du système nerveux central, des sortes de personae avec une grande cohérence à travers le temps, des amalgames d’images parentales et admonitoires, des voix qui avertissent et en principe aident à prendre une « décision », c’est-à-dire à agir de la manière la plus efficace et en tout cas d’agir, de faire quelque chose, de sortir de l’état d’angoisse ou de stress dans lequel on se trouve lorsque l’on est face à une situation nouvelle potentiellement dangereuse et à laquelle on ne « sait » pas répondre. [...] Le dieu est donc une partie de l’homme qui le guide, le commande, le conseille et jouant sur la sphère de l’émotion. Et l’émotion la plus forte ressentie par un héros vis-à-vis d’un dieu est la surprise l’émerveillement quand la solution d’un problème difficile surgit dans son esprit. C’est le eurêka d’Euclide. Ainsi les dieux sont ce que l’on appelle aujourd’hui des hallucinations. [...] La base de cette théorie tient dans la prise en compte de la bicaméralité, celle du cerveau et celle du psychisme, qui fait que l’homme de l’Iliade n’a pas conscience de sa conscience du monde, qu’il n’a pas d’espace mental intérieur pour pratiquer l’introspection. L’esprit bicaméral se traduit pas une absence de langage mental et l’existence d’impulsions données à l’action par les dieux. Les dieux, on les retrouve chez les aèdes. Il sont alors déjà les procédés poétiques utilisés pour rendre l’action plus vivante. »

C’est pourquoi la poésie qui sera très présente en filigrane aujourd’hui est si importante et le restera comme le premier des arts qui associe la voix, le rythme et la mémoire.

Juste un clin d’œil à ce qui suit. Je veux parler de la fameuse phrase d’Horace « Ut pictura poesis » qui servira de base à de nombreuses réflexions et à une évolution majeure dans le champ de la peinture entre XVIe et XVIIIe. Voici ce qu’écrit Rensslaer W. Lee dans l’introduction de son livre, Ut pictura poesis : « On citait fréquemment et avec conviction la formule attribuée à Simonide par Plutarque : la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante. Et la comparaison célèbre d’Horace, ut pictura poesis, la poésie est comme la peinture dont les critiques d’art voulaient infléchir la lecture en la peinture est comme la poésie, était invoquée toujours d’avantage comme la reconnaissance définitive d’une parenté beaucoup plus étroite entre les deux sœurs, qu’Horace ne l’aurait probablement admis » (Op. cit., p. 8).

Ce long détour a pour but de tenter d’apporter des éléments avec lesquels nous allons avancer pour tenter de comprendre ce qu’est l’image et quel rôle elle joue dans l’histoire culturelle et dans le fonctionnement même de la peinture et plus globalement de la conscience.

Deuxième partie : l’invention d’un nouveau dieu

A. Du texte à l’image

Nous avons évoqué la dernière fois la question de l’image à partir de l’icône. Je voudrais y revenir un instant pour évoquer le point précis qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir la manière dont on peut définir le divin dans le monde historique, ce qu’il est pour la conscience et comment l’image joue dans cette définition et dans son fonctionnement un rôle majeur. Parce que comme vous vous en souvenez, l’enjeu qui est au cœur de l’invention de l’image est bien celui de savoir si le divin en général et le dieu en particulier peut entrer en contact avec les humains et si oui de quelle manière et sous quelle forme. En d’autres termes la question de l’image est directement liée au moins dans l’univers chrétien, à celle de l’accès possible au divin et partant à la définition que l’on peut faire de ce divin. Le question qui se pose donc est bien celle de son efficacité quand à son rôle d’intermédiaire entre humains et divin.

L’histoire de l’icône est en fait le moment où s’articule de manière évidente une rupture entre les tenants iconoclastes de la tradition textuelle et les iconophiles qui voient dans l’image un moyen ou un vecteur susceptible de répondre à ces attentes nouvelles qui sont celles de ces nouvelles communautés chrétiennes en expansion.

Que veulent les tenants de la tradition textuelle ? Il s’agit de ceux qui pensent que l’accès au divin n’est possible et ne peut être régulé QUE par la parole et le texte, et que l’ensemble des indications permettant ou devant permettre de s’orienter dans l’existence sont contenues et montrées, activées, par les textes. Quels textes ? Ceux de L’Ancien Testament et les testaments nombreux devenus apocryphes, sans parler des lettres qui circulent à l’époque, puis l’ensemble des textes qui vont s’accumuler et être choisis et fixés dans ce qui deviendra Le Nouveau Testament. Il y a bien sûr un grand nombre d’autres textes, aux allures de textes sacrés comme La légende dorée ou alors radicalement profanes mais recouverts d’un vernis qui les sacralise au moins un peu ou du moins les légitime.

Outre cet échange complexe entre images impériales, païennes et symboles chrétiens, l’icône apparaît dans le monde tardivement. Comme le rappelle Alain Besançon l’image achéiropoïète est à la fois un symbole politique, elle sert d’étendard aux troupes qui combattent les Perses et remplace le chrisme de Constantin, et le signe d’une autorisation nouvelle celle de représenter le divin le nouveau dieu rédempteur. Or, cette autorisation est rendue effective par la légitimation d’un récit associé aux autres récits qui évoquent Luc peignant la Vierge par exemple

Ce travail sur les textes entraîne en fait une sorte de transformation du statut de la subjectivité, qui se situe alors au croisement de l’antisubjectivisme grec, pour lequel l’homme est un élément du cosmos et doit le refléter dès lors qu’il devient statue par exemple, et du subjectivisme romain que l’on a vu s’exprimer au Fayoum par exemple. Mais le point essentiel reste celui-ci et c’est un point plus manifeste dans les mosaïques que dans les icônes proprement dites, le fait que pour les chrétiens, se met en place une légitimation de la vision comme puissance d’aspiration vers le divin et de puissance d’élévation de l’humain vers le divin. Mais, le véritable enjeu est de savoir si, par l’image, quelque chose de l’ordre de la voix, du verbe et donc du message divin est susceptible d’être transmis ?

Car il ne faut pas l’oublier, lorsque l’on parle de divin ou de Dieu, on parle en fait de message d’autorisation, d’ordres donnés ou reçus, d’injonctions, bref de « textes », paroles ou mots, qui disent plus ou moins comment s’orienter dans la vie, en général mais aussi dans cette situation précise, comme à cet instant précis parfois. Si cela n’est pas clair pour vous, il vous suffit de repenser aux dix commandements qui énoncent simplement les éléments nécessaires et presque suffisants pour permettre aux individus qui composent une communauté, de pouvoir vivre ensemble.

« Cette aspiration à la vision reçoit dans le christianisme un sens précis note Alain Besançon (p. 212) : elle consiste à voir les cieux ouverts comme il est dit que cela se produisit lors du baptême du Christ, c’est-à-dire entrer dans l’intimité du mystère divin. L’ouverture des cieux qui est aussi signalée par la voix du Père, descendue du ciel pour rendre témoignage du Fils, scande la vie de Jésus : la transfiguration et la Pâque. Le martyr, c’est-à-dire le témoin, peut rendre témoignage parce qu’il a VU, Étienne le premier martyr s’écrie : Je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu. Carpus, brûlé vif sous Marc Aurèle souriait. Interrogé : j’ai VU la gloire du Seigneur et je suis dans la joie ».

Nous, il nous faut entendre ici cette tentative de légitimation de la puissance de l’image à l’égal de celle du texte pour faire passer la voix ou du moins le message divin. Comme l’image est muette, il va falloir la faire parler, l’associer à la puissance divine qui est celle du verbe et plus loin encore de la voix qui ordonne. Mais il apparaît que l’image a une puissance propre qui est de toucher un phénomène important que l’on pourrait appeler l’hallucination visuelle, plus rare que l’hallucination auditive, peut-être moins précise quand à ce qu’elle « dit » ou ordonne et donc moins légitime.

Jusqu’ici le mode transmission préféré du divin était la parole. La vue apparaît lorsque le psychisme commence à être constitué comme conscience par l’écriture et à spatialiser à travers le mécanisme de la métaphore. Cette spatialisation par la métaphore ouvre la voie à la spatialisation par l’image avant qu’elle ne puisse s’opérer par la spatialisation DANS l’image qui sera le grand enjeu de la Renaissance.

Cependant, une certaine spatialisation existe très tôt chez les grecs, dans le mythe de la caverne par exemple. Elle a pour limites deux aveuglements, celui qui est engendré par la nuit et celui qui est engendré par la lumière. Il n’y a pas encore, là, de profondeur.

Ce que les visions des martyrs chrétiens rendent possible, c’est de légitimer la vision comme réponse libératoire à un moment de stress particulièrement intense. L’image à partir de là, va pouvoir accueillir des représentations directes ou indirectes de visions, dans la mesure où elle sont légitimées par le fait que des hommes ont vu le divin. Ce ne seront plus les seules « images-symboles » qui porteront la puissance même de la révélation.

Mais de quoi est faite ou remplie une telle « vision » ? Qu’est-ce qu’elle montre ? Qu’est-ce qu’elle donne à voir qui soit si libératoire et si puissant ? Et bien, à cette époque, elle montre quelque chose qui est une sorte de mixte de symbole et d’image au sens que nous donnons à ce mot aujourd’hui. Grégoire de Nysse dit ceci : « La vision des Cieux ouverts n’est acquise ni par une éducation du regard ni par un art de la représentation et de l’image mais elle est donnée à ceux qui consentent au mystère de la croix. [...] C’est pourquoi il faut que le fils de l’homme non pas meure tout simplement mais qu’il soit crucifié afin que la croix devienne « théologienne » (c’est-à-dire qu’elle donne accès à la Trinité) pour eux qui voient à travers elle. » (A. Besançon, op. cit. p. 214)

À travers le symbole, c’est la question du statut même de ce qui déclenche les processus de croyance qui est posée. Le symbole, ici est une sorte d’entité intermédiaire entre lisible et visible. Il est reconnaissable et il signifie quelque chose à la fois directement et comme message condensé, et c’est ce message qu’il s’agit de déplier. C’est une parole concentrée dans un signe, un condensé de texte dans un élément visuel. Ce n’est donc pas une image ou alors un certain type d’image, une sorte de mixte d’image, de mémoire et de concept au sens de Changeux qu’il faut transformer en puissance de rappel et d’inscription dans la conscience. Mais dans ce cas je propose de comprendre ce processus comme constitutif de nouveaux aspects du fonctionnement de la conscience.

B. Relique et icône

Il y a bien un problème au sujet du statut de l’image. En effet, elle est à la fois matérielle et pourtant non matérielle et ce quelle donne à voir, est réel et non réel. Ainsi sa matérialité particulière est comme le double ou l’expression du problème qu’elle pose théologiquement et théoriquement. Elle offre et retire en même temps, parce qu’elle montre et occulte. Elle montre donc en occultant, mais il va falloir faire en sorte de démontrer pourquoi qu’elle « doit » faire cela montrer en occultant.

Le processus de légitimation de l’image pourrait être lu comme le long mouvement par lequel cet « objet » connu va pouvoir prendre une part du pouvoir dans la conduite des âmes. Elle remplace le texte dans des époques où il est d’un accès difficile ou alors, lorsque la vision du monde est en train de changer et où les repères précis se font attendre, à un de ces moments où existe un grand décalage entre vision du monde et connaissances sur le monde. En de tels moments des éléments synthétiques, comme le sont les images peuvent servir de repère et de guide.

Mais il y a un problème avec l’image, à savoir quelle est en tant que telle une sorte de double de la métaphore et que la métaphore, on le sait, a une sorte de vis-à-vis à la fois rhétorique et concret, la métonymie. Cela se traduit dans le champ qui est le nôtre par une distinction entre image et relique. La relique, c’est un objet qui a été réellement lié à la personne sacrée, au Christ même ou à des saints. Il est donc chargé d’une puissance « magique » et c’est cette puissance magique qu’il s’agit de faire dévier ou sortir de l’objet pour la faire entrer dans l’image.

En tant que telle, liée aux pratiques impériales et funéraires romaines, la relique est d’abord un moyen de pouvoir être dans une proximité supposée réelle avec le divin, sans que l’on ait affaire à une idole. En effet tel ou tel fragment d’os ou de vêtement porté par un saint n’est pas un artefact, mais procède directement du divin ou a été directement en contact avec le divin qui a habité ce personnage et dont cet élément inévitablement s’est « chargé ». La question est donc encore une fois de savoir comment se transmet ou peut se transmettre, non pas tant la foi que l’expérience d’un accès au divin ?

Le schéma d’inférence fait que l’on a tendance à privilégier outre les éléments qui font partie intégrante du cadre culturel commun les éléments qu’il est possible de relier à l’expérience individuelle la plus simple immédiate et évidente, le contact direct, physique. Qu’il soit fantasmé ici ne remet pas en cause l’évidence de son efficacité, puisque l’enjeu consiste à l’intégrer dans le monde individuel.

C’est donc une sorte de triangle qui est en fait à l’œuvre dans cette question. L’image jouit d’un statut ontologique inférieur à celui d’un objet ou mieux d’une partie du corps d’un personnage divin car cet élément lui, témoigne directement à travers l’existence du personnage de la réalité du divin et donc de sa puissance.

Mais de même que le Christ est ressuscité, de même l’objet devenu relique, un clou de la croix par exemple, et par la suite l’image, peuvent nous dire quelque chose concernant à la fois la présence réelle du divin, le message théologique ou si l’on veut la promesse, celle de la résurrection, et donc la question même qui est au cœur de la théologie chrétienne, celle de l’incarnation.

Introduction
L’image et la conscience
Première partie
Les pôles constitutifs de l’image
A. Mouvement et fixité
B. Le tableau et quatre aspects du psychisme
C. La conscience et la question de dieu (l’histoire de la conscience n’est pas linéaire)
Deuxième partie : l’invention d’un nouveau dieu
A. Du texte à l’image
B. Relique et icône