vendredi 1er mai 2020

Accueil > Les rubriques > Images > Logiconochronie — XLVI — Les icônes

Logiconochronie — XLVI — Les icônes

Suite de la Logiconochronie — XLV

, Jean-Louis Poitevin

Nous poursuivons ici notre réflexion sur les images aujourd’hui, leurs significations, leur présence dans nos vies. L’enjeu est, à travers l’histoire, de tenter de suivre les différents aspects qu’ont pu prendre les images afin de mieux comprendre ce qu’il en est de notre situation actuelle. Ce texte fait suite aux deux premiers chapitres parus dans la Logiconochronie XLI et XLV. L’enjeu, ici est de comprendre ce qui se joue autour de l’invention chrétienne des images connues aujourd’hui encore sous le nom d’icônes.

VII. Les icônes

Si l’on veut une formule choc pour non pas définir l’icône mais évoquer sa provenance on dira que l’icône sort de terre et glisse des murs pour s’avancer vers ceux qui la cherchent.

Mais en fait l’icône apparaît tardivement dans le processus que nous avons évoqué, c’est-à-dire pas avant le Ve siècle. La première icône serait donc un portrait de la Vierge à l’enfant (une Hodighitria) arrivé à Constantinople à cette époque et que Luc l’évangéliste aurait peint à partir de la Vierge elle-même. Cette image, en fait ces images, il y en aurait eu trois, est considérée comme la première icône. Mais elle est considérée ou comprise comme une sorte d’image verbale au sens où c’est à la fois la Vierge réelle mais en fait le portrait intérieur, le personnage théologique dans sa dimension spirituelle qu’elle représente.

Nous avons vu que les images sont donc créées pendant cette période qui va du Ier au Ve siècle à la croisée des traditions juives (avec leurs scènes visuelles composées à partir de la Bible), grecques avec leur grande tradition de la statuaire ainsi que des vases, romaines (païennes, et de leurs fresques que nous n’évoquerons pas ce soir), et dont Pompéi en particulier garde pour nous les traces les plus vivantes et enfin de l’Égypte romaine à travers la technique de la peinture sur bois, à l’encaustique. Les premières icônes actuellement conservées se trouvent en effet en Égypte dans le monastère Sainte-Catherine au Sinaï.

En fait l’art chrétien naît dans les catacombes, dans la clandestinité, car le christianisme est religion interdite à Rome jusqu’à Constantin et ne devient la seule religion que bien plus tard vers le VIe siècle ap JC.

Les sources sont donc la Bible, les textes des évangiles et les histoires païennes que le christianisme s’approprie et transforme comme nous l’avons dit. Une remarque s’impose. Le philosophe, personnage clé de la culture romaine en ce qu’il détenait un savoir transmissible fondé sur la raison plus que sur la magie, va être associé au Christ et à sa sagesse. Le Christ va donc remplacer d’une certaine manière le philosophe et prendre sa place en tant que philosophe suprême. Le Christ va devenir rapidement l’image de référence, le prototype de l’image, de toute image, le cœur vivant de la représentation, le sujet essentiel et qui, au fond, aurait dû être unique sujet de l’image sacrée, de l’icône. Dès 537, date de la construction de Sainte-Sophie à Constantinople il est présent.

Les chrétiens vont donc aussi inventer de nouveaux sujets dès le IIe siècle, tous liés à la figure du Christ, à ses actes, à sa vie, comme les rois mages, le baptême ou la multiplication des pains. Mais c’est par l’association entre le prestige de l’empereur et celui du Christ ou plutôt le fait que l’empereur a eu besoin d’associer sa gloire à celle du Christ, que l’iconographie va se préciser.

Ainsi, l’image « sacrée » existe dès le règne de Justinien Ier, le dernier grand empereur romain (527-565). L’inscription du nom du personnage pour l’identifier est une tradition païenne, mais elle va prendre dans l’art chrétien une importance majeure.

1. L’autre image

Il existe aussi une tradition tout à fait singulière et qui apparaît comme fondatrice de l’icône (encore qu’elle ait eu des antécédents grecs avec l’Artémis d’Éphèse dit-on), celle de l’image acheiropoïète, l’image non faite de main d’homme. En effet, il y a un problème essentiel qui traverse cette époque longue de plusieurs siècles. Celui-ci trouvera une acuité particulière dès lors que la production des images et des images sacrées personnelles va prendre de l’ampleur. Ce problème est de savoir si, de telles images, dans la mesure surtout où on les adore, ne sont pas idoles, c’est-à-dire des entités non chrétiennes, des résidus du paganisme, bref des figures du mal.

Le mal ou le diable n’est pas d’entrée dans l’image, mais le fait que des images soient vénérées ou adorées révèle leur aspect matériel, et se pose donc la question de savoir quel est leur statut. Il ne faudra pas moins de quelques siècles de réflexion et d’un siècle de guerre entre iconoclastes et iconodoules, pour que la question soit finalement théologiquement réglée.

Elle a été réglée en particulier par une série de déplacements de sens mais surtout par l’interposition de cette image dont le statut est unique, l’image originelle du Christ, en fait l’impression que son visage aurait laissé sur un linge avec lequel il se serait essuyé.

« Il s’agit d’une légende attestée par Eusèbe de Césarée. D’après lui, la première représentation du visage du Christ fut laissée sur un linge destiné au roi d’Édesse, Abgar. Malade, ce roi avait demandé que Jésus vienne pour le guérir Il avait envoyé son intendant pour l’inviter, Ananias, qui avait pour consigne en cas de refus de réaliser un portrait du sauveur. Jésus montant à Jérusalem pour sa passion ne pouvait se rendre à Édesse et Ananias tenta de faire son image, mais il ne le put, ébloui par le rayonnement intense qui se dégageait de sa face. Alors le sauveur, prenant un linge, imprima ses traits, constituant ainsi l’image non faite de main d’homme qui fut conservée jusqu’au sac de Constantinople par les Croisés en 1204. Caché un moment, le linge avait été posé sur une tuile keramyon qui se trouva impressionnée, constituant ainsi la première réplique et en même temps l’affirmation implicite de l’utilisabilité iconique (répétitivité de cette trace). Mandylion (image sur le linge) et Keramyon sont le fondement de la « ressemblance  » chrétienne dans l’image et donc de toute icône.  » [1].

Cette légende est d’une importance majeure puisqu’elle constitue le fondement de la réflexion chrétienne sur l’image. Mais avant d’aborder ce point, il est important de rapporter une dernière légende et d’évoquer en quelques mots la querelle iconoclaste, puisque c’est à partir d’elle réellement que se sont développés la réflexion théologique sur l’image et l’instauration des divers canons qui la constituent.

Les icônes de saint-Luc
Il y a donc aussi la légende des icônes dites de saint Luc l’Évangéliste. En effet, chez les chrétiens des premiers siècles, la tradition courait que l’un des quatre évangélistes, saint Luc, qui était aussi médecin à l’époque du Christ, et portraitiste, avait peint plusieurs portraits de la Vierge Marie, d’après nature et dans trois attitudes différentes : la Vierge « Hodiguitria  » (Celle qui montre le chemin), la Vierge « Eleousa  » (ou Mère de miséricorde et de tendresse), la Vierge Orante (dite encore « platytera »). Quelques siècles plus tard, ces trois modèles byzantins anciens deviendront la référence de la peinture d’icônes. Des canons stricts furent édictés au cours des premiers conciles de l’Église et s’appliquèrent à toutes les formes d’art sacré.

Là encore, c’est le fait que ces images témoignent directement de la sainteté de la Vierge, qu’elles aient donc été réalisées par quelqu’un qui l’a connue réellement qui en fait des images saintes. Ainsi, ce que l’on va chercher à représenter dans les icônes apparaît donc non pas comme la vérité sur la personne mais comme la vérité sur la sainteté de la personne, sur son caractère divin, et cela implique le fait que ce caractère divin peut être d’une certain manière capté par l’image, rendu visible et actif pour ceux qui les voient. Car ce qu’implique la légende du Mandylion, c’est bien que l’image en tant qu’image sacrée et sainte a une puissance réelle, la même puissance que la personne même du Christ ou de la Vierge.

Le christianisme est institué religion d’État en 380, et l’Église entre dans une ère de paix. C’est alors que commence une création esthétique qui déterminera l’art des siècles suivants. Un troisième concile œcuménique est réuni à Éphèse en 431 et proclame Marie : Mère de Dieu. Alors, on se met à représenter la Mère de Dieu trônant solennellement avec l’Enfant divin sur ses genoux : la Mère de Dieu Kyriotissa. On comprend ainsi que l’évolution est parallèle entre la réflexion théologique et la réflexion sur les images, l’une ouvrant les portes à l’autre et réciproquement.

La guerre des iconoclastes va donc constituer le moment de l’histoire qui va réellement fonder
la théologie de l’icône et qui va imposer l’image comme un élément essentiel dans le christianisme.

Une guerre est doctrinale
Cependant, un grand duel va s’engager entre partisans et ennemis des icônes, entre défenseurs de l’Orthodoxie et hérétiques : les iconoclastes, de 730 à 843. La guerre est doctrinale. Une première période (730 à 780) commence en 730 lorsque Léon l’Isaurien (726-741) décrète l’interdiction du culte des icônes qu’il qualifie d’idolâtrie. Mais ce n’est pas seulement une querelle religieuse ; c’est la fin d’une époque, l’aboutissement de multiples tendances, religieuses, politiques et économiques mettant en question les valeurs dans tous les domaines.

C’est un phénomène complexe. Pourtant les questions dogmatiques forment le fond du problème. Suit une période de rétablissement des saintes images (780-813) ; puis une nouvelle période iconoclaste (813 à 842) éclate qui prend fin en 842. Un nouveau Concile s’ouvre en 843 et l’Orthodoxie connaît le triomphe avec l’exaltation des icônes dans toutes les églises, à la suite de la réaffirmation magistérielle solennelle de l’Incarnation du Verbe  : « le Verbe indescriptible du Père s’est fait descriptible, en s’incarnant de Toi, Mère de Dieu. »

2. Le verbe et le nom

Les icônes apparaissent, on l’a vu, comme le résultat d’un processus de transformation de l’analogique en symbolique et, dernière étape que nous abordons maintenant, du symbolique en iconique. En effet, le mot icône signifie image, mais dans un sens nouveau que nous avons en quelque sorte oublié depuis la Renaissance mais qui demeure vivant dans les pays orthodoxes. L’icône a une fonction essentielle qui est de transmettre non pas un message, mais la manifestation directe de dieu sous son aspect spirituel. En ce sens, elle est non pas transmission du verbe mais actualisation du verbe dans sa puissance révélante.

Si l’on revient à nos remarques du début, l’icône est pensée et vécue comme perception pure. La reconnaissance n’est pas ce qui est visé par l’image qui est alors médiation, mais c’est la connaissance, une connaissance directe du divin qui a lieu ou est rendue possible par l’icône. En fait, il ne faudrait parler de connaissance que dans un second temps, ou alors d’une connaissance d’un autre genre. Ce qui est en jeu dans l’icône, c’est la manifestation directe de la présence divine à travers la révélation sur un mode qui n’est plus celui du texte de la vérité, même synthétique, pourrait-on dire du projet même du salut. On ne comprend pas le salut, on le vit parce qu’on le voit exprimé sous une forme qui rassemble en une image ou quelques images comme dans l’iconostase, mais un peu toujours les mêmes, l’ensemble du projet christique. On change donc d’espace mental face à une image. Elle pénètre en nous d’une autre manière que le texte. Elle l’actualise, le rend à sa puissance première d’être parole vivante. L’image en ce sens est comme la voix silencieuse de dieu auprès des hommes. Elle est le verbe qui se manifeste à travers le nom écrit du personnage qui libère la question de la ressemblance naturelle et/ou formelle pour ouvrir la porte à une autre ressemblance, qui est le véritable cœur de la question de l’icône, celle de la ressemblance spirituelle.

3. La question de la ressemblance

Si l’on veut bien comprendre l’enjeu de l’invention de l’icône, il ne faut pas oublier qu’elle se situe à la croisée de deux attentes :
- celle de la promesse, promesse de la fin du monde et de la résurrection générale qui, s’éloignant dans le temps, va devoir trouver un nouveau statut, celui donc de l’économie au sens du plan de rédemption général de l’univers et de l’homme en particulier,
- et celle de la possibilité de la présence de dieu dans le monde, de la possibilité pour chacun d’en éprouver la puissance et la gloire, en lui-même, de se transformer donc par et dans la foi.

L’image va donc court-circuiter le texte afin de déployer une version synthétique et pédagogique basée sur la vérité de l’image comme témoignage de la présence réelle du ressuscité dans le temps et en chacun ; et elle va d’autre part être le vecteur d’une perception sans cesse renouvelée qui d’une certaine manière viendra court-circuiter le jeu des médiations liées au processus cognitif basé sur la reconnaissance pour permettre à une connaissance à la fois immédiate et directe de prendre la place dans l’esprit, une connaissance à la fois ontologique et existentielle, affective et ouverte sur la transcendance.

Ainsi il faut donc comprendre le moment de la guerre iconoclaste non pas comme une guerre contre les images mais une guerre entre les images, celles que le pouvoir veut capturer, récupérer, dirait-on aujourd’hui, pour accroître et légitimer sa puissance et en faire l’équivalent des images qui avait cour dans la paganisme. Et, si l’on reprend les termes de Marie-Josée Mondzain, il faut aussi bien comprendre, que l’image sainte, l’icône vient donc aussi remplacer la théologie obsolète et donner à l’économie la première place.

« Par théologie il faut entendre la tradition vétéro-testamentaire, le règne de dieu de la loi mosaïque. Mais avec l’avènement du Christ, avec le geste de Dieu d’offrir et de sacrifier son fils pour la rédemption de l’humanité, il rachète donc l’image de l’homme par une image rédemptrice de lui-même. L’image salvatrice va sauver l’image déçue. Dire que Dieu s’est fait homme, c’est dire que Dieu s’est fait image. Voilà ce qu’est l’économie.

L’incarnation est par essence mimésis, l’image négocie les relations entre spirituel et terrestre et surtout elle est la matrice de tous les partages. Elle invente au fond un nouvel espace et un nouveau temps. Mais la doctrine mimétique qui s’invente donc à cette époque se situe dans une réflexion originale sur la circulation des indices de la similitude entre le regard de l’icône et le regard du spectateur.

On arrivera ainsi à la formulation suivante, toute réalité est image de quelque chose mais aucune image n’est image d’une réalité. Toute image est image d’une autre image »

Mais alors à quoi ressemble une image qui n’est qu’image d’une autre image ? On l’a dit du modèle absolu que sont les visages du Christ et de la Vierge tels qu’ils ont été captés par le Mandylion et les icônes de Saint Luc.

On le comprend, aucune ressemblance avec une quelconque réalité est ici en jeu mais pas plus avec l’invisible. Cette formulation est erronée comme le rappelle Philippe Sers. Ce qui est visible c’est la part visible de Dieu, c’est ce en quoi il est venu s’incarner, se montrer, faire image donc. Ce modèle est le modèle absolu et l’icône donc ne représente littéralement rien, elle copie une présence, elle témoigne qu’elle est venue. C’est ce caractère de témoignage qui est sans aucun doute l’aspect le plus nouveau et le plus essentiel de l’icône car il permet à la fois d’échapper au piège du symbole et au piège de l’analogie.

L’image n’est pas faite pour être regardée, mais pour être le lieu d’un échange entre des regards : celui du dieu pénétrant littéralement le regardeur-spectateur et le transportant dans une autre réalité, le conduisant, l’enlevant, l’élevant et l’installant dans la dimension spirituelle qui (est ?) la sienne propre.

Il nous faut donc ici revenir sur l’analyse de la question du statut de l’icône de Philippe Sers.

Quatre aspects la définissent et mettent place de nouveau la ressemblance qui est la sienne, la manifestation, la ressemblance spirituelle, la conformité et ce qu’il nomme l’attention neptique.

« La manifestation signifie que l’image est apte à l’accueil de la transcendance qui lève l’interdiction vétéro-testamentaire et fait face à l’idolâtrie. L’image a donc pour fonction de transmettre la manifestation directe de dieu. (C’est ce direct qui importe, cette présence en elle qui fait de l’image non pas une médiation mais un vecteur de la puissance divine, en ce qu’elle porte son regard et rend possible cet échange infini entre deux regards.)

En soi, il n’y a rien de plus impressionnant que de voir la sainte face c’est-à-dire le corps ressuscité et donc la réalité de la promesse. La promesse ne se réalise pas demain mais ici et maintenant et en voyant l’image de ce corps-là le mien en est transformé. L’image représente donc le corps du Christ ou de la Vierge tel qu’il est spirituellement, et le corps ensuite de ceux qui dans leur vie se seront rapprochés de ce modèle, auront en quelque sorte fait leur corps à cette image-là.

Mais il y a une deuxième source pour la ressemblance, l’évidence intérieure. En effet on suppose que, selon les témoignages encore une fois le vécu donc des mystiques, à l’intérieur de notre cœur se trouve l’image du Christ. Ainsi l’illumination est promise à l’homme qui a purifié son cœur et il s’agit bien DE VOIR, l’âme est un miroir dans lequel se photographie, s’enregistre la lumière des traits du Christ.

La ressemblance est donc la tâche à accomplir.

Et l’on se trouve alors au cœur de la machine de l’échange dieu image.

Le concile de Nicée en 787 indique que « les choses qui s’indiquent l’une l’autre sans aucun doute se signifient l’une par l’autre [...] Chaque fois qu’on voit leur représentation par l’image chaque fois on est incité en les contemplant à se rappeler les prototypes, on acquiert plus d’amour et l’on est davantage incité à leur rendre hommage [...] »

L’image met en place un processus d’anamnèse complexe mais basé sur l’actualisation ou l’actualité de la vision comme mouvement de transformation de soi dans et par le regard de Dieu. La conformité concerne les processus techniques, pourrait-on dire de la représentation des divers éléments dans une icône. L’enjeu est de spatialiser l’ensemble des éléments signifiants retenus pas l’écriture et la tradition inspirée sur la surface particulière que constitue le support.

Mais l’image recèle autre chose que la transcription des textes, elle est fondée sur la rencontre de l’écriture sainte et de la tradition mais aussi de l’esprit saint et de l’évidence intérieure. L’attention neptique est la capacité d’accueil de la lumière, une vigilance qui permet de s’opposer à la venue dans l’image aux forces maléfiques qui tentent de prendre le pouvoir sur l’espace sacré.

Ainsi voit-on se mettre en place l’aspect essentiel de l’icône, un rapport au temps très particulier en ceci que le monde de l’icône s’évade ou échappe à la temporalité. Si la spatialisation d’un ensemble d’éléments sur une surface bidimensionnelle permet la réversibilité de la lecture (dimension magique selon Flusser) alors la lecture de l’icône nous fait prendre conscience de la substitution du temps du sens au temps de l’instant. Elle dévalue la durée au profit d’une vision synoptique que l’on retrouve dans l’iconostase. Tout se passe comme si l’écriture consignait de manière linéaire ce que l’iconostase a la capacité de mettre en ordre et l’on passe ainsi de la succession des instants au temps du sens.

L’autre aspect « technique » est, bien entendu, celui de la perspective inversée. L’espace de l’icône est spirituel, la perspective inversée correspond à une convention précise, celle d’une vision du monde non-euclidienne ou kantienne. Dans l’icône il y a un évident manque de profondeur de l’espace et c’est en fait que le spectateur et donc SON REGARD se trouve à la place du point de fuite inversé. Les parties éloignées sont donc présentées au regard en même temps que les parties proches : tout est visible accessible (on agrandit la forme du corps du saint pour qu’il paraisse devant comme les autres, par exemple). C’est donc le processus de la révélation que met en forme l’espace de l’icône.

4. Le témoignage

L’image chrétienne se définit en effet comme ce qui a été vu par les hommes, l’image n’est pas figuration libre et le spectacle vu n’est pas hallucinatoire, l’image est la représentation de ce qui a été vu et vécu par les individus et les peuples, elle est une scénographie du FAIT et une liturgie de l’ÉVÉNEMENT, un témoignage qui doit être contrôlé par un témoin vigilant. (En effet on retrouve notre question, il faut ici se protéger de l’image hallucinée ou produit d’une hallucination qui ferait de l’icône une image humaine ou fantasque, un simulacre). Il y a un vu-touché de l’image sainte basé sur l’idée de vérification et l’image, la vraie image, l’icône donc est la trace de cette vérification d’un quelque chose qui est à la fois transcendance et non hallucinatoire.

L’image est donc, et c’est un point majeur, support d’un type de connaissance atteint par un autre cheminement que celui de l’écriture ou du discours ou du texte. L’écriture est le mode le plus complet de connaissance et fonde la cohérence iconique. L’image qui a pour fonction de nous conduire à la rencontre de la transcendance doit s’estomper au moment de la rencontre de Dieu. Sa fonction est donc d’être un guide, de nous aider à nous orienter dans l’existence, de nous montrer le chemin vers cette connaissance d’un autre genre, vers cet accès le plus direct à la perception du divin de sa présence dans le monde ; et pour moi comme ce qui me montre vers où aller, ce qui me montre où est le sens de la vie, de ma vie. Le projet de l’image est donc de convoquer l’événement théophanique par l’inscription iconographique. Le pari de l’image est d’accueillir l’infini à travers le fini.

5. Le basculement de l’image

Si l’on reprend les termes de Marie-Josée Mondzain, « l’ambition de l’image est d’accueillir la manifestation de la transcendance. L’image est donc nécessairement apophatique. L’expérience de l’image devient un véritable relais de la logique dans ses fonctions cognitives et ouvre un nouveau monde à la connaissance, le monde du dépassement des limites causales ou spatio-temporelles. C’est du côté des fonctions cognitives de l’image et de ses pouvoirs que se trouvent les éléments positifs et constructeurs de la modernité. »

Ce que la perspective inversée met en place, c’est une sorte d’espace réversible entre Dieu et son peuple, un espace qui rend possible le partage de l’expérience et sa réitération.

Comme le moment de la résurrection n’a eu aucun témoin humain et que tout souvenir est situé toujours avant ou après cet événement qui, en tant que tel, ne relève pas de la catégorie de l’expérience, elle ouvre la longue histoire de l’attente, en constitue le signe — bien qu’il soit en tant que "tel" non représentable — et se trouve porteuse néanmoins de la valeur du témoignage pour tout "le reste", c’est-à-dire les événements de la vie du christ précédant et suivant cette résurrection.

L’icône apparaît alors comme un anti-discours puisque le parcours USUEL du regard est empêché par le premier ordre de la figuration qui est la chronologie. L’image s’affirme comme incohérente par rapport à CET ORDRE et nous met devant la nécessité d’opérer une autre mise en ordre […] de chercher une autre mise en ordre, un autre parcours possible pour le regard […] l’image nous apprend des choses sur ce bouleversement (spatio-temporel). Il y a finalement basculement de l’image dans un autre ordre, celui du SENS…

Le projet chrétien est précisément le dépassement de cette dimension temporelle historique causale, car la dimension de l’éternité étant aussi en l’homme, accessible immédiatement (selon conditions) et présente en permanence. L’image, le POUVOIR de l’image, c’est précisément de lui permettre d’en SORTIR (du temps) et de rejoindre l’éternité qui est en lui.

La vie éternelle est en l’homme et l’image est la puissance qui la rend sinon manifeste, du moins assure l’accès à sa possibilité, voire à son effectuation.

Le basculement, comme DOUBLE VUE, marque la possibilité de la rencontre avec l’au-delà. L’image a donc la capacité de convoquer la réalité et de réaliser concrètement le basculement. L’image accomplit ou du moins est ce par quoi peut s’accomplir l’expérience du dépassement.

L’image manifeste la possibilité de vaincre la limitation temporelle par le sens, ce qui définit la vision prophétique.

Je comprends alors que ce n’est pas moi qui regarde l’image mais l’image qui me regarde et je dois la lire dans ces conditions dans un autre ordre que de droite à gauche ; l’espace de l’image affirme sa cohérence propre qui ne dépend plus de la projection de mon espace (entendre des conditions habituelles de ma perception, donc elle entraîne une variation infime et importante par rapport aux attentes habituelles de reconnaissance et c’est cela qui ouvre l’entre-deux de l’expérience où vient se loger l’expérience).

L’univers de l’image sainte est le lieu de l’expérience vitale de la transcendance. Cette expérience conditionne l’interprétation de l’image et l’image offre un nouvel éclairage sur la nature de la manifestation théophanique. C’est le fruit de la capacité de l’image de s’installer entre le langage et le silence puisqu’elle est devant la vie, riche d’expérience et avare de la surdétermination discursive en présence de l’absolu.

En représentant la vision prophétique ou l’événement chrétien, l’image fait échapper le dévoilement au dédale complaisant de la traduction. Ainsi la transcendance perd-elle son caractère d’énigme pour devenir une invite. Plus que par apprentissage initiatique, la rencontre de Dieu s’opère au sein d’une expérience d’évasion hors de la quotidienneté qui s’effectue grâce à l’émotion vitale.  »

VIII. Conclusion

L’image est magique malgré tout et Philippe Sers le confirme magistralement. Blocage cerveau gauche pour libérer le cerveau droit fasciné et connecté à la forme acceptable (à ce moment-là de l’histoire) de la voix et qui est le SENS, à savoir un mixte de saisie non discursive et d’englobement supra conceptuel mis en route par une perception directe qui actualise dans l’instant la puissance de la sensation pour la projeter comme concept-perçu, super percept en quelque sorte. C’est donc la continuité de cette croyance que nous interrogerons les fois suivantes et que nous tenterons de comprendre dans leurs implications les plus profondes.

( à suivre)

Notes

[1Philippe Sers, Icônes et saintes images, p. 48)

Logiconochronie XXXV — La saga des images II
Logiconochronie — XXXI — La saga des images I

Toutes les icônes accompagnant le texte sont attribuées à Andreï Roublev

Table des matières
VII. Les icônes
1. L’autre image
2. Le verbe et le nom
3. La question de la ressemblance
4. Le témoignage
5. Le basculement de l’image
VIII. Conclusion