samedi 1er mai 2021

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Logiconochronie — LVII

Partie III : La vidéo et la fin de la conscience

, Jean-Louis Poitevin

En fait, ce qui apparaît avec l’invention de la vidéo, c’est le fait qu’on quitte définitivement, si l’on peut dire, l’univers de la représentation au sens traditionnel du terme.

Deux régimes d’images

On se souvient que l’on a évoqué au début de ce parcours l’existence possible de deux types d’images ou de deux régimes d’images.

Le premier était de faire de l’image une puissance d’arrêt dans le mouvement infini du déroulement du temps linéaire associé au fait d’être une forme synthétique permettant de rendre compte de ce que le mouvement du texte, de la raison ou de l’histoire ne cesse de chercher, et le second qui est de constituer une sorte de mémoire implicite de la forme inchoative ou discontinue du temps d’avant la conscience.

En fait, ce qui apparaît avec l’invention de la vidéo, c’est le fait qu’on quitte définitivement si l’on peut dire l’univers de la représentation au sens traditionnel du terme. L’image n’apparaît plus sur un support papier, elle n’a plus rien avec cela avec la bi-dimensionnalité de la surface plane mais on le sait avec la bande magnétique et le moniteur de télévision au début et désormais avec l’ordinateur l’écran et la projection.

Si l’on veut donc comprendre ce qui se joue avec l’invention de la vidéo, et qui bien sûr était déjà en œuvre dans le cinéma sous certains aspects mais pas de la même manière radicale, il est nécessaire de prendre acte de cet effacement du support et de ce transfert de l’image de la surface à l’écran.

Avec ce passage de la surface à l’écran, c’est l’ensemble du dispositif de l’image photographique que l’on vient d’analyser qui se trouve basculer dans une autre dimension.

En effet, ce dispositif était composé un peu de manière parallèle à celui de la conscience. Il incluait un cadrage et un cadre, un support matériel, un sujet, un jeu de renvois ou de reflets, ou si l’on veut des jeux de miroirs entre le sujet et le monde dont le sujet était finalement le centre, et surtout la possibilité d’une reconnaissance généralisée basée sur la croyance en la ressemblance et en l’indexicalité de la photographie.

Ce qui posait problème, c’était la narratisation qui se voyait mise à mal et comme interdite par le statut même de l’image fixe et c’est précisément ce point qui posait problème, l’image étant pensée dans une relation de dépendance par rapport au texte, cette puissance magique de l’image n’était pas vraiment prise en compte. En montrant qu’il n’en est rien et qu’au contraire, le statut même des images, allié à leur multiplication opérait un reversement général de position et la transformation du monde ou plutôt de notre perception du monde, on se trouve confronté à la nécessité de comprendre comment la vidéo transforme encore plus profondément un dispositif qui met à mal pour ne pas dire abolit celui de la conscience.

L’omniprésence de la représentation et de la question de la ressemblance ont occulté l’existence d’images liées à des instruments divers et variés comme les microscopes ou les télescopes, mais cela est dû au fait que les visions rendues possibles par ces appareils ne pouvaient se traduire dans un langage qui ne fût point celui de la représentation et de la connaissance.

Flusser dans son livre, Les gestes et dans le texte intitulé Le geste avec vidéo précise la différence qui pour lui existe entre deux régimes ou deux types d’images.

« Par sa généalogie, le film se localise sur la branche suivante : fresque-peinture-photographie, et la vidéo sur la branche suivante : surface d’eau-lentille-microscope-télescope. » (op. cit., p. 147).

Cette distinction est essentielle si on la met en relation avec les divers points qui nous occupent ce soir. La surface d’eau, la lentille etc. sont des instruments de vision pas des instruments qui servent à la représentation. Leur fonction n’est donc pas la même et c’est là que se situe le point de départ de tant de questionnements autour de la vidéo et en particulier des difficultés que l’art vidéo a rencontrées pour être reconnu comme art. La vidéo n’a rien à voir avec les modes anciens de représentation, c’est un instrument épistémologique, dit Flusser, il présente mais il offre aussi de multiples possibilités, de multiples virtualités et c’est à l’évidence à l’exploration de ces virtualités que l’art vidéo s’est employé.

Mais Flusser relève une seconde différence entre cinéma et vidéo et qui est essentielle. Elle concerne leur rapport au temps. Il y a dans le cinéma une forme de linéarité qui ne peut être totalement abolie. Le cinéma est lié à l’histoire dans les deux sens du terme et il peut être la base d’une réflexion sur l’histoire.

La vidéo par contre, par la relation qu’elle permet entre l’opérateur et la scène qu’il enregistre, par le fait qu’il est lui-même un acteur de la situation et qu’il contrôle ce qu’il fait en temps réel ouvre une nouvelle relation des images au temps. De plus, il peut aussi manipuler la bande, et plus encore avec les données de type numérique, faire jouer sur le même support-mémoire des données d’époques différentes. En ce sens, il ne réfléchit pas sur l’histoire, mais il agit sur l’histoire directement parce qu’il est dans l’histoire. En tout cas il intervient sur les événements eux-mêmes directement.

Il y a donc avec la vidéo à la fois une sorte de circularité qui ressemble à celle de l’image photographique, mais il y a une dimension supplémentaire celle d’un espace particulier, autrefois celui de la bande aujourd’hui celui de la carte mémoire, qui prend en charge le temps d’une manière inédite. Le temps n’est plus linéaire, on le sait, il est circulaire au sens du regard piégé par la photographie, car on peut se rendre dans n’importe quel point de la mémoire à n’importe quel moment. Il est le temps de la simulation généralisée.

La vidéo semble enregistrer les choses telles qu’elles sont, toujours à cause du principe de reconnaissance qui fait que l’on croit que ce sont les choses qui sont projetées et non les résultats de calculs effectués par les appareils, alors qu’elle ne fait que projeter des simulacres issus de calculs et de concepts abstraits. Simulacre pas au sens de Lucrèce mais au sens où il s’agit d’objets virtuels auxquels l’appareil donne naissance et qui peuvent avoir une vie propre et donc une temporalité propre qui est finalement celle de l’appareil et de la réalité dans la mesure où elle se plie et se coule dans celle de l’appareil ou en tout cas subit en retour les effets sur elle de son fonctionnement.

Le plus simple, pour grossir le trait, c’est de se dire que le décor et les personnages de chaque vidéo n’ont pas d’autre réalité que celle des paysages des décors et des individus qui vivent dans les jeux vidéo.

Le temps de l’éternel retour du même se double du temps infini du déploiement des virtualités contenues dans les programmes des appareils. Ce n’est en tout cas pas un temps linéaire mais bien post-historique. Et donc l’effet de ces images sur la conscience, de chacun comme de l’humanité si l’on veut, cet effet de feed back, va transformer la forme conscience, voir l’abolir. C’est bien là en tout cas la fonction de l’image ou des images si comme le dit Flusser, les images ne servent pas à transformer le monde mais à en changer la signification. Et ce n’est pas le sens de telle ou telle chose qui change, mais bien la signification de l’ensemble.

Perdre la conscience

Essayons encore une fois de dessiner les contours de la conscience, de rendre compte de son fonctionnement. Cela seul me semble permettre de mieux comprendre le rôle qu’y joue ce que l’on appelle l’image et ainsi de mieux mesurer comment s’opère la mutation qui s’accomplit en nous aujourd’hui.

Si l’on s’accorde donc à ne pas réduire la conscience au seul moi métaphorique, à la seule saisie en miroir des actions diverses d’un sujet par une instance qui à la fois le surplomberait et lui serait intégrée, mais à voir dans ce dispositif un mécanisme complexe qui a permis justement au psychisme humain de s’adapter à la grande révolution que fut l’invention de l’écriture, alors on pourra sans doute mieux comprendre ce que la vidéo est en train d’accomplir.

Il faut, je crois tenter d’adopter deux points de vue à la fois concomitants et contradictoires lorsque l’on parle de la vidéo, celui qui serait d’un sujet encore capable de penser un objet extérieur à lui-même et celui d’un sujet en train de prendre acte de sa propre déstructuration de sa propre disparition ou en tout cas de son propre effacement.

En d’autres termes on se trouve face à un paradoxe. La vidéo met en œuvre un ensemble de procédures qui déconstruisent littéralement la conscience et que la conscience a donc du mal à appréhender, mais qui d’autre part sont aussi des données à partir desquelles va se reconfigurer le psychisme.

L’effacement du sujet ne signifie pas l’abolition de la possibilité de penser ou de réfléchir mais la transformation des conditions d’exercice de la pensée. Ce seul point suffirait à prouver que la conscience ne se résume pas au seul moi métaphorique ni que la pensée se limite au fait de pouvoir contrôler ses connaissances sans tenir compte des affects.

Je voudrais juste tenter de dessiner une nouvelle carte du psychisme et cela à partir de la question du statut de l’image qui n’est pas un élément parmi d’autres mais sans doute l’élément central celui autour duquel s’organise la mutation.

Michael Snow, La région centrale, 1971
Institut de l’art canadien

La question du miroir ou la disparition du partage dehors/dedans

Et le premier élément qui apparaît sur cette carte, c’est la forme d’une scission, d’une disjonction ou d’une schize. Elle ressemble beaucoup à celle qui affectait le cerveau bicaméral, mais si elle semble en épouser la forme, elle est plus complexe car elle traverse de nombreux autres plans qui constituent le psychisme et ne peut être consignée à la ligne de démarcation qui passe entre les deux hémisphères.

En fait elle affecte le système général de la conscience lui-même. Et elle passe d’abord pourrait-on dire ou elle affecte en premier lieu la structure Je analogue et Moi métaphorique, c’est-à-dire la question du miroir.

La vidéo n’est pas un miroir. Elle n’est pas non plus un reflet. En cela elle se distingue de toutes les images précédentes. La vidéo n’est pas un miroir pour deux raisons techniques si l’on veut, parce que le moniteur ou l’écran ne reflète pas la lumière mais au contraire émet la lumière cathodique et parce que incluant mouvement et son, la vidéo renverse les concepts et les repères traditionnels de ce qu’est pour nous une réalité reflétée car le réalisateur comme l’observateur se trouvent dans un « espace » pour lequel il ne disposent pas encore de coordonnées.

La vidéo, l’art vidéo si l’on veut mais tout autant la télévision et les jeux vidéo, sont pour l’heure à comprendre comme des tentatives diverses mais visant un même but, celui de nous faire faire l’expérience de ce nouvel espace qui n’existait pas et n’existe pas hors de la présence de ces appareils et qui modifie fondamentalement notre relation au monde et à nous-mêmes.

Le terme d’espace n’est pas le meilleur, mais nous ne disposons pas d’autre terme pour évoquer ce mélange à la fois d’une présence physique celle de la caméra ou du moniteur ou des deux ou de plusieurs d’entre eux dans une installation. Autour de ce terme c’est à la fois l’espace tel qu’on en parle au sujet d’une sculpture qui trône souvent dans les salons des appartements ou, devenu écran plat il est maintenant accroché au mur comme un tableau ou suspendue en l’air, qui est évoqué et l’espace tel qu’il est présenté dans les vidéos elles-mêmes et qui se trouve moins représenté que mis en œuvre d’une manière inconnue à travers les expériences faites par les corps devenus images.

Ainsi ce qui a lieu avec la vidéo, c’est en fait la mise en œuvre d’un ensemble d’images qui ne reflètent plus l’expérience directe d’un corps mais plongent ce corps dans des expériences indirectes par inférence et simulation d’états dans lesquels il ne peut pas ni comme individu, ni comme espèce, se souvenir avoir été ou connu.

Le sujet est comme mis doublement hors de lui-même, par la caméra elle-même qui peut fonctionner en son absence, et par le résultat qui peut lui montrer des choses qu’il n’a pas la possibilité de voir normalement. Ici, les fonctions scopiques, télescopiques et microscopiques, en plus de celles liées à l’accélération ou au ralenti, participent directement de cette mutation du reflet qui en fait est devenu projection.

Il s’agit toujours d’une projection de quelque chose d’inconnu qui a lieu inévitablement devant les yeux ébahis du spectateur. C’est en ce point que le spectateur devient une sorte d’acteur d’un nouveau genre, non pas au sens théâtral ou actif au sens de jouer un rôle, mais au sens où sa passivité est trouée par une expérience inconnue et impossible, celle qu’il voit sur l’écran, et qui le fait donc se projeter lui-même dans d’autres espaces et d’autres temps. C’est cette projection de soi hors de soi à la rencontre d’une expérience visuelle, en vue de son intégration dans le psychisme comme expérience « vécue » qui remplace le miroir, qui tient lieu de miroir.

Ce n’est plus le reflet d’un sujet qu’il voit, mais un sujet séparé de lui-même dont il éprouve l’existence, un sujet parti à la recherche de ce qu’il a vu et « vécu » au sens de subi par la vue et qu’il cherche à comprendre. Mais il ne peut pas comprendre cela directement car cela ne relève pas de l’expérience directe, physique au sens habituel du terme. Il est à la recherche d’une sorte de compréhension ou de saisie qui n’est ni perceptuelle, ni intellectuelle, mais disons purement physique au sens d’affective, mais d’affects qui sont d’une certaine manière sans nom, car il s’agit d’expériences irreprésentables quoique visuelles et auditives.

Ce sujet est donc actif d’une nouvelle manière, dans la mesure où il se projette dans l’inconnu qu’il éprouve, où il se jette vers le dehors en voyant quelque chose qui l’affecte au plus profond de lui-même là où l’inconnu vibre en lui et le fait vibrer et qu’il ne peut pas nommer. Le chemin qui pourra conduire à une forme de connaissance va prendre du temps, il va falloir passer par l’adaptation neurale, psychique, à cette nouvelle forme d’expérience et cela peut prendre du temps.

Dans un passage de son livre Vidéo : un art contemporain, Françoise Parfait écrit à propos d’une œuvre de Michael Snow, La Région centrale, ceci :

« Dans la région centrale, le corps n’est pas représenté physiquement, mais le paysage témoigne d’un point de vue étrange et nouveau. Les conditions de réception du film sont celles du dispositif cinématographique. [...] Or la perception des images n’est pas unitaire ; le spectateur fait l’expérience de la disjonction entre lui et ce qu’il voit, comme si son regard avait quitté son corps pour adopter un point de vue icarien et élaborer une représentation panoptique du monde. L’œil mécanique de la caméra ne correspond pas à son regard à lui, il n’y a pas d’identification possible car l’œil mécanique n’est pas SUJET de la monstration, il ne montre pas du doigt de l’objectif quelque chose à quelqu’un. Pour qu’il y ait adhérence, adhésion entre une regard et un autre il faut justement qu’il y ait regard, c’est-à-dire intention, c’est-à-dire présence d’un sujet. [...] Tierry de Duve dit qu’avec la région centrale “je n’habite jamais le ici et maintenant, ils ne m’habitent pas non plus” ». Le visuel se détache de la vision (comme l’œil s’est détaché de l’œilleton de la caméra pour s’attacher à l’écran de contrôle), l’image s’instrumentalise au profit d’une surveillance généralisée des choses dans leur visibilité. Le sujet humaniste s’évanouit dans un régime spéculaire totalisant dans lequel le visible ne témoigne plus de la présence de l’homme. Il semble même lui préexister dans le film de Michael Snow où l’espace enregistré ressemble à l’idée que l’on peut se faire d’un paysage préhumain : un paysage dans lequel aucune trace de l’intervention de l’homme n’est décelable, un paysage lunaire, minéral, inhabitable. » (op. cit., p. 66-67).

Je crois que ces explications évoquent avec une grande précision, ce que j’appelle la schize engendrée par l’image ou plutôt par l’existence des images techniques dans nos vies et par celle de la vidéo en particulier.

À l’évidence les artistes vidéastes font un travail particulièrement passionnant dans la mesure où ils tentent justement de « comprendre » ce qui se passe et pour le comprendre ou espérer le comprendre un jour, il faut d’abord bien sûr le rendre perceptible, le mettre en œuvre, le présenter. C’est ce qu’ils font donc, actualiser l’ensemble des virtualités contenues dans le dispositif vidéo. Et ces dimensions ou aspects virtuels en train de s’installer dans nos vies et de les modifier, le font un peu à la manière dont certains grands artistes ont transformé leur vie ou leur corps, en inventant des mondes ou des états du monde et du corps qui dépassaient les zones balisées par les clichés pour atteindre à des zones inconnues, à des expériences psychiques inédites souvent proches de la folie.

À lire ce passage on croit entendre Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? lorsqu’ils évoquent les deux grands aspects de la pensée ou de la vie que sont affects et percepts.

« Le but de l’art avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, d’arracher les affects aux affections comme passage d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensations. [...] Les affects sont précisément ces devenirs non humain de l’homme ; comme les percepts (y compris la ville) sont les paysages non humains de la nature. » (op. cit., p. 158-160).

L’enjeu ici est bien l’arrachement, le fait de perdre la relation directe, certes pour une part fantasmée ou si l’on veut métaphorisée, mais supposée réelle, cette relation prise dans des formes de liens directs, du corps aux affections qui le traversent et au monde qui l’entoure et de la pensée à ce corps.

Deleuze et Guattari écrivent dans le même passage à propos de Mrs Dalloway que c’est elle « qui perçoit la ville mais parce qu’elle est passée dans la ville, comme « une lame à travers toutes choses » (op. cit., p. 160). La vidéo c’est une lame qui passe à travers toutes choses, dans la conscience la renvoyant à la division qui est en son cœur comme son secret qu’elle exhibe moins qu’elle ne le rend actif, à travers les relations humaines à travers les relations de l’homme au dehors, à travers ce qu’il rend pour son intériorité, bref elle passe partout impliquant pour être perçue un remodelage complet de la perception.

En effet, nous n’avons plus affaire à des affects et des percepts déjà connus mais bien à de nouveaux percepts et de nouveaux affects, « purs » au sens où ils ne sont pas traductibles dans les langages connus mais sont d’une part traduits par les langages invisibles des programmes et d’autre part projetés sans fin sur les écrans de la nouveauté. C’est dans cette langue apparemment commune et connue de tous, la langue nouvelle du visible qu’ils nous reviennent mais précisément comme des images techniques et non comme des textes.

Gary Hill — Inasmuch As It Is Always Already Taking Place
1990

L’image technique (numérique) : tentative de définition ou Retour sur le pixel

Si le conflit entre deux statuts de l’image a pu troubler les théoriciens de la photographie, il n’est plus possible de ne pas prendre acte d’un fait simple, massif, évident mais précisément dénié, du moins dans l’usage et la perception quotidienne de masse des images numériques, le fait que comme l’écrit justement Françoise Parfait, « l’image vidéographique préexiste à toute représentation mimétique qu’elle pourrait figurer » (op. cit., p. 97) ou encore « une image électronique est donc avant tout une image de l’électronique avant d’être une image d’autre chose. » (op. cit., p. 100).

Nous avons donc affaire à ce que l’on pourrait appeler « la cause » de ce processus affectant le sujet. Ce qui l’affecte est un arrachement par rapport aux modes connus jusqu’ici de perception et ce qui le cause, c’est le fait que l’image est devenue numérique comme tout le reste, le texte et la voix, et que cette dimension originaire des nouvelles images induit un processus d’autonomisation de la représentation qui change donc et de forme et de statut sous nos yeux si l’on peut dire.

Cette autonomisation participe du même processus d’éloignement, de déchirure, de rupture avec les conditions « naturelles » de la perception.

Point ligne plan faudrait-il écrire à nouveau mais plus dans le sens de Kandinsky, dans un sens nouveau. Le point est le pixel, l’élément de base à partir duquel l’espace de l’écran va être composé mais plus du tout par un jeu de reproduction analogique fixe, on le sait mais par un jeu complexe de mouvements des points en ligne, des lignes en traits et surtout des points en zones ou régions lumineuses nées du balayage des ondes sur l’écran qui est la nouvelle forme du plan.

L’image vidéographique est donc définie par la ligne qui balaye l’écran et par les pixels qui définissent des zones de luminosité. Ainsi, c’est à partir de ces éléments abstraits et purement électroniques, c’est-à-dire dépendant des codes qui permettent de les faire exister que se composent, qu’apparaissent sur les écrans sur les surfaces les éléments visuels qui vont composer l’image.

Ainsi donc TOUT ce qui apparaît sur une telle image EST abstrait, le corps comme le souffle, la voix comme les mots, tout absolument tout. Et le véritable problème qui se pose au-delà des tentatives de définition, c’est qu’il n’est pas possible de prendre en charge cette dimension abstraite, que la tendance de la perception à reconnaître du visible du déjà connu dans le visuel dans l’image qui passe sur l’écran, cette crise profonde inscrite à même l’image ou qui la porte à chaque instant, si l’on entend par crise ce qu’en dit Flusser à savoir qu’elle se définit comme la non-adéquation entre notre image du monde et la connaissance que nous en avons. Nous savons que l’image numérique est abstraite et nous l’oublions à chaque fois que nous regardons la télé, et si cette distance et cet arrachement restent non perçus ils ne cessent de nous affecter en tant que tels à chaque seconde où nous regardons des écrans.

L’art vidéo a pour fonction depuis l’origine d’être le champ de la manifestation du caché dans le visible. Il vise à rendre perceptible les opérations qui fondent la « nouvelle nature » de l’image électronique et de faire en sorte que précisément au lieu d’être maintenu dans l’oubli de ce nouveau statut soit envoyé au psychisme du spectateur des signaux qui rendent la crise perceptible et qui manifestent, sans lui donner d’autre signification que de la faire exister, la schize nouvelle qu’instaurent ces images en tant que telles et indépendamment de leur contenu.

Il n’y a donc pas de différence entre une émission de télé et une vidéo de Gary Hill, sinon que l’une masque à travers le jeu avec la croyance immédiate que fait fonctionner notre système d’inférences, l’inquiétante étrangeté de la vidéo et que l’autre rend cette étrangeté perceptible, nous en fait faire l’expérience « directe » à travers ce que nous voyons à l’écran.

L’une des vidéo de Attila était directement la mise en œuvre d’une schize, la voix qui semblait décrire le visible devenant autonome, et instaurant une distance incommensurable entre le visible et l’audible, inscrivant ou révélant, comme on veut, au cœur de l’appareil perceptif humain une faille incompressible.

Mais cette faille, si elle est jouée dans le contenu informationnel du film, existe en fait de manière « essentielle » dans le statut même et le fonctionnement des images, car c’est chaque image qui porte en elle cet écart entre chacun de ses éléments, pixel, ligne, couleur, zone de luminosité, son. L’écart est modulé, mais ce qui est la base de cette modulation c’est à la fois le fait que chacun est d’une part le résultat de la traduction de code et d’autre part absolument autonome par rapport aux autres.

Proche de la tapisserie ou de la mosaïque , l’image électronique « s’affirme donc bien comme surface et rien d’autre en tout cas rien du corps pesant profond et réel de l’artiste ; par contre cette image feuilletée, cette image qui en cache une autre, très près d’elle juste derrière, admet une certaine épaisseur, inframince mais non négligeable. Le devant et le derrière du cinéma sont remplacés par le dessus et le dessous de l’image. »(Françoise Parfait, op. cit., p. 109).

Bear’, Steve McQueen
1993, Tate

Cadre et temporalité : la boucle dans le nouveau fonctionnement du psychisme

S’il y a un élément qui rapproche l’image électronique du fonctionnement du psychisme au moment de l’invention de l’écriture, et dont témoignent de nombreuses vidéo de manière « métaphorique », c’est sans aucun doute la question du cadre et du contexte. Clarisse Herrenschmidt a parfaitement montré comment les écritures qui précèdent l’alphabet complet supposent, à des degrés divers, la compréhension du contexte pour pouvoir être lues. Il en va de même avec la vidéo.

La perception de l’image vidéo se complexifie par rapport à celle des images fixes. Il peut y avoir par exemple une mosaïque de cadres dans le cadre et donc une multiplication des informations dans l’image et cela plutôt que d’apporter plus d’informations, les rend plus difficilement déchiffrables non tant à cause du nombre que par le fait que le travail de complètement de l’image par l’appréhension mentale du contexte est plus difficile. Car en fait l’image vidéo ne peut d’une certaine manière pas être appréhendée sans que soit supposé exister un ensemble de processus mentaux et psychiques qui complètent ce qui est vu pour que cela ait du sens, pour que cela ressemble à ce que nous connaissons déjà.

Mais précisément cette étrangeté vient de cela même à savoir que les images électroniques ne relèvent pas dans leur être même faudrait-il dire, de quelque chose qui a à voir avec l’analogique avec la métaphore, bref avec la perception et avec le corps selon les modalités qui ont présidé jusqu’ici. C’est cela même qui est étrange et qui est comme dénié, effacé, occulté, nié, bref oublié dès lors que l’on pénètre dans ce monde dédié, pourtant, à la mémoire infinie.

En fait, ce qui se passe c’est en quelque sorte une mise entre parenthèses du corps comme vecteur de la sensation pour en faire un vecteur de la perception. C’est comme si la vidéo, ou plutôt les images techniques évidemment, interdisait un accès direct aux affects pour ne privilégier qu’une sorte d’affect ne remontant au psychisme que par le percept, que par la vision d’images, qui font tout appréhender comme relevant d’un monde où l’homme serait absolument étranger, d’un monde sans l’homme, d’avant l’homme ou d’après l’homme, d’avant le temps ou d’après la fin du temps.

C’est là que passe la faille, dans l’homme entre ce qu’il reçoit par les images et ce que cette réception-perception fait naître en lui, la manière dont elle l’affecte. Et cette manière, c’est simple de dire ce qu’elle est, l’homme se trouve affecté par des signaux émis par des écrans et des appareils qui traduisent tout ce qui est en images pour le rendre perceptible selon leur propre modalité.

Il y a bien sûr un lien avec l’homme mais c’est un lien brisé, en ce qu’il ne peut recevoir sans comprendre et qu’en fait, il n’y a pas à comprendre car cette langue écrite des codes et des programmes n’est compréhensible que sous la forme selon laquelle elle apparaît à savoir comme image sur un écran.

Image, texte et son sont mis au même niveau, ramenés à une seule et unique dimension. Et cette dimension est d’une certaine manière et spatiale et temporelle, elle inclut l’espace du monde dans le temps de la projection comme elle inclut le temps du monde dans l’espace de l’écran.

Si l’image, on l’a vu, « est » l’espace en ce qu’elle « est » l’écran dans sa puissance électronique à traduire les signaux en pixels et en lignes et les lignes en images, l’image « est » aussi le temps en ceci que le temps projeté par les écrans n’a plus qu’une dimension, celle de la boucle, un autre nom pour l’éternel retour du même, si l’on veut.

Mais avant de parler directement de la boucle évoquons une fois encore le fonctionnement de l’univers des appareils avec Clarisse Herrenschmidt.

« Une couche est venue s’ajouter aux langues et aux signes qui les rendent visibles, au langage non artificiel écrit des nombres. Une double couche qui n’est ni orale ni vraiment oralisable, ni écrite avec papier et crayon par les non spécialistes, celle de l’encodage binaire et des langages artificiels propres aux machines. [...] Jusqu’alors les écritures demandaient du temps, voici que l’écriture informatique inclut la simulation d’un temps discret [...] depuis toujours écrire revenait à rendre visible l’état de la matière, voici que le langage déjà écrit et visible en passant pas l’invisible devient visible, ayant subi dans l’obscur dieu sait quelles manipulations. » (op. cit., p. 455).

Plus loin elle conclut : « Nous parlons dans un univers plat, désymbolisé, où toute parole est l’équivalent de toute parole, avec des langues qui tremblent dans leur fondement. Ayant oublié qu’elles sont de l’ordre notionnel, il nous faut faire coller les mots au réel phénoménal comme y adhèrent les images, comme y adhèrent les enfants qui apprennent à parler et réintégrer le contexte . »(op. cit., p. 500-501)

Une fois de plus, ce qui apparaît ici c’est la perte totale ou radicale des liens qui unissaient l’homme au monde et à son corps au profit d’un nouvel état des choses dans lequel tout est passé au crible des signes binaires et doit devenir image pour pouvoir être perçu, c’est-à-dire appréhendé. Nous sommes devant cela comme les enfants devant la langue en train d’apprendre et nous adhérons sans autre possibilité de prendre une distance car il n’y a pas de psychisme constitué qui permette d’appréhender justement ce qui arrive. Il faut faire avec, c’est tout.

Et c’est aussi pourquoi dans cette aventure tout est à reprendre à zéro à partir de la nouvelle donne, mais d’une certaine manière sans pouvoir recourir à ce qui caractérisait la conscience, à savoir cette prise de distance entre je et moi, distance ou écart par lequel on s’assurait du contrôle des décisions. Le contrôle a changé de champ, il est passé dans l’image et d’une certaine manière c’est à l’externalisation de certaines fonctions cérébrales que nous assistons. Et comme lorsque l’homme a inventé l’écriture, mais dans un temps plus court, il doit faire face à un remodelage de son psychisme.

En effet, si l’espace est la dimension essentielle par rapport à laquelle la conscience s’est constituée, c’est par rapport à un nouvel espace-temps qu’il se constitue aujourd’hui. L’espace est celui de l’image-écran et le temps, qui a aussi une forme spatiale, inclut en elle les trois extases temporelles que sont présent passé et avenir dans le mouvement incessant d’oscillation d’un présent sans attache.

Ce temps est d’une part discontinu dans son aspect statuel, comme le dit Clarisse Herrenschmidt évoquant avec ce néologisme l’état particulier de la matière que les ordinateurs convoquent dans leur fonctionnement matériel concret, et d’autre part il prend la forme d’un éternel retour possible du même inscrit dans les possibilité infinies de mémoire contenue dans les appareils et que l’on peut appeler ici la boucle.

La boucle n’est pas un état de fait, une forme inconditionnée du temps mais bien au contraire le fruit d’une nécessité ou la réponse à un problème. Le problème est le suivant : comment rendre une certaine forme de continuité à un temps discontinu ? Comment faire coïncider les signaux qui forment l’image avec la perception humaine, un espace qui peut apparaître homogène avec un temps qui ne l’est pas ?

La boucle dit plusieurs choses. D’abord elle est en fait une possibilité offerte par l’appareil mais une possibilité essentielle puisque c’est elle qui permettant de tout faire revenir, permet de faire de l’image technique un moyen de connaissance et de faire de la fascination le moyen d’une vision.

Elle permet de voir et de revoir. Il ne s’agit pas là d’une forme ancienne de répétition mais bien d’une possibilité nouvelle, celle de faire comprendre au psychisme qu’il peut se défaire de certaine fonctions puisque l’appareil les réalise mieux que lui et même en son absence.

La boucle est aussi une sorte de métaphore spatiale qui fait de l’image une sculpture des formes temporelles à travers la possibilité de les présenter de manière justement décalée et donc non réaliste. De nombreuses vidéo ont eu recours à ces écarts entre image et son par exemple, ou image et texte, écarts qui précisément ont à voir avec la boucle en ceci que seule la possibilité de faire revenir l’image assure la possibilité d’une reconnaissance.

La boucle, si l’on veut, c’est la forme de la narratisation dans le psychisme post-historique de la même manière que l’image assure elle, les autres fonctions et que image et boucle rendent possible de faire fonctionner un nouveau principe de reconnaissance. Ainsi peut-on aussi voir dans les dispositifs comme le direct ou la surveillance non pas des fonctions secondes, mais bien des éléments constitutifs de l’image vidéo. Mais c’est l’image même pourrait-on dire, qui est portée par la répétition et qui constitue en tant que telle une boucle.

Évoquant une vidéo de Steve McQueen, Bear, Françoise Parfait remarquer : « Le combat ne s’inscrit ni dans une réalité, ni dans une fiction ; sans nécessité et sans objet, il est pur mouvement et pure émotion, car s’il n’y a pas d’histoire, il y a de l’affect » (op. cit., p. 209).

La boucle est le temps même d’un l’affect « pur ». Cet affect est sans contenu autre que lui-même et il n’existe que par son itération et c’est son statut d’image numérique qui lui confère sa temporalité propre, celle de la boucle. Ce que la boucle enveloppe en elle-même, ce qu’elle réalise c’est la fusion entre dehors et dedans, idée d’une intériorité et réalité d’une extériorité. Tout se retrouve dans ce pli particulier que forme une boucle et dans ce temps particulier qu’est celui de la boucle.

Rapportée à l’existence des subjectivités ou des consciences que nous sommes encore, ou tentons du reste, la boucle donne en gros ceci : « Or, voici le premier symptôme d’auto-immunité suicidaire : non seulement le sol, à savoir la figure littérale du fondement ou de la fondation de cette “force de loi”, se voit exposé à l’agression mais l’agression dont il est l’objet (l’objet exposé justement à la violence mais aussi, en boucle à ses propres caméras dans son propre intérêt) vient, comme de l’intérieur, de forces qui sont apparemment sans force [...]. »

Et en note, au mot boucle on peut lire ceci :

« La figure de la boucle s’imposerait ici pour trois raisons : 1. la continuité reproductive du passage, comme on dit, en boucle, des mêmes images télévisuelles d’un « direct » : l’événement puis l’effondrement des deux tours dont le film ne cesse de passer et de repasser sur les écrans à travers le monde entier ; cette compulsion de répétition confirme et neutralise à la fois l’effet d’une réalité dans un mélange indissociable de douleur effroyable, effrayée, terrifiée et de jouissance inavouable, d’autant plus inavouable, déchaînée, irrépressible, qu’elle jouit à distance, neutralisant et tenant ainsi la réalité en respect. 2. La boucle dit aussi la spécularité circulaire et narcissique de cette douloureuse jouissance, de cette acmé terrifiée par l’autre et terrifiée d’y trouver de quoi jouir à voir, terrifiée d’apaiser sa propre terreur par son propre voyeurisme. 3. Boucle enfin ou cercle vicieux d’un suicide qui s’avoue dans la dénégation, se déteste en s’attestant, s’emporte sans son propre testament, témoigne de ce qui restera, du côté des suicidés (les hijackers et les cadavres « disparus ») sans témoin. » (Jacques Derrida, Le concept du 11 septembre, p. 146).

Nam June Paik, The hundred and eight torments of mankind

L’image vidéo, les appareils et l’effondrement de la structure intentionnelle

Il est temps, je crois de boucler la boucle. Ce que l’on voit apparaître avec les appareils et avec l’image technique omniprésente, c’est quelque chose qui était présent dès le premier appareil, l’extériorité entre l’usager, l’homme et l’appareil. Ou, si l’on préfère, la radicale séparation qui s’est instaurée, dans l’ordre du phantasme puis aujourd’hui dans l’ordre de l’hallucination. À ceci près que s’est opéré un changement de taille, l’envahissement de la vie par les appareils.

Le phantasme tenait en ceci que l’homme a semble-t-il eu besoin d’oublier qu’il était l’inventeur des appareils et a joué à se faire peur, pour jouir d’une situation nouvelle, celle de cette extériorité de son être par rapport à l’appareil. Cette extériorité semblait alors secondaire car elle ne remettait pas la vie en question, le mode de vie qui était le sien, ni le mode même de la perception.

Pourtant, c’est bien ce qui était contenu dans le fonctionnement du premier appareil technique, cette possibilité de voir ce qui pouvait se passer alors qu’on était absent, de s’inclure vivant comme absent et de voir cette absence revenir comme objet perceptible sous la forme d’image puis de sons.

Ce retour, la possibilité de ce retour d’une image du monde réalisée en l’absence de l’homme est l’une des formes de la boucle. Ce retour ressemble beaucoup à l’une des fonctions internes à la conscience, la conciliation ou la reconnaissance. Mais de coupe dans un temps encore conçu comme linéaire, l’image est devenue mobile et capable de donner à ce fantasme une réalité affective brute et brutale. L’image numérique s’est glissée dans la vie de l’homme comme un scalpel dans ses chairs. Elle partage désormais sa vie en deux.

D’un coté, il y a un corps vivant et percevant et de l’autre un psychisme en proie à des expériences affectives inédites rendues possibles par les programmes contenus dans les appareils. Par ce biais, l’homme se retrouve intégré à l’appareil ou plutôt il en est devenu, comme le dit Flusser, le fonctionnaire.

Mais il y a quelque chose qui manque ou qui se trouve effacé du processus compulsionnel qui préside au déploiement des images dans notre monde, c’est l’autre ou soi comme autre.

Ce qui caractérise la conscience, c’est précisément qu’elle est la structure ou l’appareil ou le dispositif qui a permis, suite à l’invention de l’écriture, d’établir des liens, des relations entre les phénomènes et partant entre les corps et entre les personnes qui se sont trouvées pouvoir répondre de leurs actes devant les autres et non plus répondre à la seule voix des dieux en eux. C’est la logique de la contiguïté qui s’est traduite par une forme de continuité temporelle qui a prévalu pour concevoir et mesurer ce qui relevait des causes et des effets, c’est-à-dire toute la réalité, et non plus ces relations de type magique basées sur l’association de phénomène non liés par une forme ou une autre de continuité.

Le fonctionnement des appareils est à son tour basé sur une forme incommunicable de discontinuité qui se retrouve dans le fonctionnement même et de l’appareil et de ce qu’il produit, les images et qui pourtant fonctionne littéralement puisque nous pensons et croyons que ce que nous voyons sous la forme d’images, existe. Et au-delà même de cette croyance, nous croyons désormais que ce qui est image est un état de chose et a une réalité et en effet, l’image en a une par l’effet de feed back qu’elle a sur la perception.

À ceci près que la perception d’images, fût-ce d’images de corps qui provoquent des réactions d’empathie à cause de notre système d’inférence, prend la place d’un autre mécanisme qui fonctionnait dans la conscience et qu’on n’a pas évoqué, l’intentionnalité.

Il est vrai qu’il y avait dans la structure psychique bicamérale, une forme d’intentionnalité, mais elle univoque, elle allait des dieux vers les hommes qui en retour ne pouvaient que tenter magiquement de faire en sorte que les informations circulent dans l’autre sens des hommes vers les dieux.

La conscience est la structure psychique qui assure à l’intentionnalité humaine une puissance réelle, (en ceci que l’écriture permet aussi un nouveau phantasme, celui que les dieux puissent répondre puisqu’ils peuvent se taire) puisque l’homme a découvert qu’il pouvait en effet être cause et connaître les causes, et prévoir les effets de certaines de ses actes. Certes, pas dans tous les domaines mais en gros une structure de communication à double sens a été posée comme valide et elle a concerné en fait les relations que l’homme entretenait avec lui-même sur le modèle des relations qu’il entretenait avec les dieux. Mais cela se passait définitivement « en » lui et il le savait, même s’il feignait souvent de croire que cela pouvait venir encore du dehors, des dieux.

Dans un de ses tous premiers textes La voix et le phénomène, Jacques Derrida s’est intéressé à Husserl et à la question de la structure intentionnelle. Il écrivait au sujet du temps ceci : « Le “point source”, l’“impression originaire”, ce à partir de quoi se produit le mouvement de la temporalisation est déjà auto-affection pure. [...] La temporalisation est la racine d’une métaphore qui ne peut être qu’originaire. Le mot “temps” lui-même, tel qu’il a toujours été entendu dans l’histoire de la métaphysique, est une métaphore, indiquant et dissimulant en même temps le mouvement de cette auto-affection. Tous les concepts de la métaphysique — en particulier ceux d’activité et de passivité, de volonté et de non-volonté et donc ceux d’affection ou d’auto-affection, de pureté et d’impureté, etc. — recouvrent l’étrange mouvement de cette différence. » (op. cit., p. 9 et 95).

Ce que les appareils remettent en question, c’est la fonction de cette structure, de ce mécanisme, de cette auto-affection fondement de l’intentionnalité.

C’est même ce qu’ils rendent non pas impossible mais simplement invalide dans la mesure où précisément les expériences proposées par les images sont des expériences de ce qui pourrait avoir lieu sans l’homme. Elles plongent donc la conscience ou lui font « vivre » une expérience impensable, une expérience qui n’existe pas et qui pourtant est là à la fois non réelle mais vécue comme simulation, concrète et irréelle en quelque sorte, concrète par son irréalité même. C’est donc la structure de l’auto-affection qui se trouve battue en brèche par les images techniques ou plutôt balayée, littéralement effacée ou du moins rendue inopérante.

La temporalité linéaire ne tient pas devant la possibilité de l’itération infinie et ce d’autant que la source même de l’affection, quoique ayant été inventée par des hommes, fonctionne précisément sans eux et leur revient ou leur renvoie des images de ce qui pourrait avoir lieu comme s’ils n’étaient pas là, pas là du tout.

Ce ne sont donc plus les expériences vécues par le corps qui sont la source des affects mais bien des images qui mettent en scène des choses qui pourraient avoir lieu en l’absence de l’homme, et ce qui l’affecte donc indépendamment du contenu des images, c’est le fait même qu’il voit ce qu’il ne devrait pas voir ou ne devrait jamais voir ou encore n’aurait jamais dû pouvoir voir.

Il est affecté par des concepts transformés en images pouvant être projetées en boucle et qui l’assaillent sous la forme de percepts purs et d’affects purs qui ne sont en rien reliés les uns aux autres. La schize nouvelle est là, elle passe entre des percepts purs et des affects purs qui ne sont reliés entre eux que par des images qui à la fois sont ces concepts et provoquent ces affects mais ne forment pas des concepts permettant de penser ces affects.

L’homme est divisé d’une manière nouvelle qui par certains aspects ressemble à la manière dont son psychisme était divisé avant l’invention de la conscience. Mais il ne peut plus avoir comme projet de « saisir la vérité éternelle de l’événement que si l’événement s’inscrit aussi dans la chair » comme le disait Deleuze à propos des écrivains alcooliques par exemple, dans Logique du sens (p. 188). Car d’une certaine manière il n’a plus de corps ou plutôt le scalpel des images passe entre son corps et son corps entre la sensation et le senti entre le percept et l’affect et divise sa conscience en deux entités qui font des expériences incompatibles.

Je laisserai encore une fois la parole à Clarisse Herrenschmidt qui dans la dernière page de son essai écrit : « Nous coulons presque dans un océan d’images qui nous rend maladroits dans le raisonnement, quasi inaptes à l’argumentation et au débat, car dans l’image la négation est impossible – outil fondamental à toute affirmation. Pour l’instant, nous naviguons au jugé, dans l’angoisse que créent le présent bouleversement sémiologique et de multiples autres causes. Allons nous au moins atterrir, demande-t-elle ? » (op. cit., p. 502).

On peut imaginer que le psychisme saura une fois de plus évoluer et se transformer mais c’est à une transformation de son mécanisme, à l’invention d’un dispositif autre que la conscience qu’il va devoir s’attacher. Pour le reste, il est clair qu’il a quitté son sol originaire, la terre mère, la mère patrie, et surtout la possibilité de penser par métaphore mais aussi par métonymie, tant son corps lui revient sous forme d’image et que la seule sensation qu’il connaisse est celle de l’effroi devant des situations impensables ou celle du glissement de ses doigts engourdis sur les écrans du malheur.

Frontispice : Nam June Paik, TV Buddha, 1974, Techniques mixtes, 55 X 115 X 36 cm, Amsterdam Stedelijk Museum.