lundi 2 décembre 2019

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Les formes de la couleur

Espace Icare, Issy-les-Moulineaux

, Cristina Elinesco , Florentin Tanas et Jean-Louis Poitevin

Celle qui peint est une coloriste hors pair. Celui qui sculpte travaille merveilleusement le bois et la couleur. L’un et l’autre rendent sensible le déséquilibre dans l’équilibre et font de la couleur le vecteur d’un élan perpétuel. Sans qu’ils s’en aperçoivent, leur travail s’est engagé sur une même voie. Les formes qui surgissent des techniques différentes s’imposent et peuplent l’espace. Par un jeu subtil de mouvements et de rythmes, elles atteignent un équilibre inattendu. Au cœur même de l’instable, ils ont inventé un langage joyeux, permettant à ces figures de ne raconter que leur pure présence et leur unicité palpable dans une multiplicité vivante.

Jouer contre

Oui des dés ont été lancés très haut sans doute et ils sont retombés là devant nous et se sont emboîtés les uns dans les autres en un équilibre précaire, comme si le bord de la rupture était le seuil même auquel la pensée aimait à se retrouver pour éprouver un peu des frissons si lointains qui présidaient à ses agapes alors qu’elle tentait de s’inventer en inventant le monde. Bien sûr, parfois, il en va autrement et les dés qui « semblent » être tombés du ciel laissent la place à des bois découpés aux arêtes anguleuses malgré des courbes accueillantes.

Il y a aussi une autre distinction à faire dans le travail de Florentin Tanas, entre les œuvres en bois naturel et celles qui arborent un bois recouvert de couleurs, de plusieurs couleurs, des teintes douces, une part élément, ce qui crée entre eux des tensions et des complicités charnelles fortes.

Florentin Tanas

Les bois découpés permettent d’échafauder des pièces qui, telles des immeubles de grande hauteur conçus par un architecte fou tentent de raconter en déployant des étagements de plans, l’histoire possible du creux comme élément non pensé de l’illusion du plein.

Le travail du sculpteur ici consiste à découper et creuser un peu et de faire ainsi apparaître des plans irréguliers qui sont comme les étages auxquels notre esprit a recours pour construire ses rêves. Mais ce qui se donne aussi à voir, ce sont des arêtes décharnées laissant affleurer du rêve la part d’ombre qu’il recèle.

Lorsqu’il met en scène plusieurs plans superposés, Florentin Tanas révèle combien c’est d’un bloc de nuit que nous extrayons ce qui constitue nos points de vues sur le monde. Les gestes qui les portent créent des encoches qui sont moins que des traces et plus que des aveux, ce sont des preuves de l’existence d’une dimension intérieure dans laquelle le possible prend corps.

C’est pourquoi le bois « est » cette nuit et les espaces ouverts par les scies et les burins ou les couleurs déposées avec légèreté par les pinceaux déplacent nos efforts pour construire notre monde vers une autre question.

Florentin Tanas

C’est qu’il y a une donnée qui nous échappe à tous et dans laquelle pourtant nous vivons : l’air. L’air seul n’est rien et nous ne serions rien sans l’air, mais rien non plus sans la pesanteur qui nous appuie sur le crâne et pèse constamment sur nos membres jusqu’à leur faire espérer un jour de rentrer « dans » la terre.

Florentin Tanas le sait qui tente à la fois de nous montrer comment nous jouons nos rêves aux dés et comment c’est contre elle, la pesanteur, que se joue l’affirmation de soi de l’humanité. Il agit avec et contre la pesanteur de l’air comme on le fait avec le facteur chance quand on joue.

Qu’elles soient totem ou formes potentiellement habitables, résultat d’un lancé de dés ou extraction d’une dimension secrète contenue par la matière, les sculptures de Florentin Tanas nous indiquent combien tout est à la fois et solide et fragile. L’empilement des dés ou la colonne totémique sont des aveux extraits de la matière même, des éléments qui proviennent de ses secrets et que l’artiste révèle. Cet engagement est là pour nous les offrir et nous permettre, dans l’instant du regard d’associer à notre tour les élans de la vie aux deniers du rêve.

Pastel, 150x160cm — Cristina Elinesco

Symphonie colorée

Les pastels de Cristina Elinesco révèlent une peintre de grand talent qui par une pratique aérienne du dessin ou de l’exhibition des formes confronte la peinture à l’un de ses démons les plus intimes, celui de la relation entre trait et couleur, entre dessin et masse colorée. Cette tension entre forme et couleur est aussi ancienne que la peinture elle-même. Elle est non seulement au cœur de la pratique picturale mais des questions théoriques philosophiques et théologiques qui la traversent. Cristina Elinesco en s’emparant de cette donnée fondamentale la développe et la déploie sur des registres rarement explorés sinon par des sculpteurs lorsque ceux-ci prennent le crayon ou le pinceau.

Ici nous avons affaire à un monde essentiellement peuplé de couleurs. Chacune habite un espace restreint, un lieu unique qu’elle détermine. C’est comme couleur qu’elle les fait entrer en relation les uns avec les autres. Certains de ces espaces se touchent, sont proches, d’autres sont situés peu plus loin, dans ce microcosmos qui, sous nos yeux, s’invente à mesure que les éléments se déploient en inventant leur monde. Mais pour accomplir cela, la mise en relation des petits pans de couleur qui peuplent le blanc de leur affirmation pure, il faut aussi qu’existe un système de connexion. Cristina Elinesco en utilise plusieurs.

Pastel, 150x160cm — Cristina Elinesco

Il y a évidemment la proximité la plus immédiate qui fait qu’un élément coloré en touche un autre sans que pour autant leurs couleurs se mélangent. Il y a aussi l’inclusion de la proximité avec le blanc qui parfois se retrouve comme par miracle à l’intérieur d’une forme colorée. Mais le vecteur principal de connexion est et reste le trait. Mais il y a trait et trait, ou plus exactement il faut distinguer entre trait et ligne.

Le trait est à la fois ce qui contient une masse colorée et ainsi délimite une forme, ce qui crée un espace ou vide à l’intérieur de certaines de ces formes et ce qui, témoin de l’ardeur du geste, permet d’inscrire à même la forme colorée la part des pulsions et des émotions sans lesquelles rien n’existerait. Le trait se déploie à la fois comme marque et trace, griffure et rature, mais aussi comme éléments de connexion entre mondes.

Cristina Elinesco le sait, la force créatrice n’a pas besoin d’un dieu pour se manifester puisqu’elle est le dieu qui habite en elle comme en chacun de nous, le dieu à la fois exigeant et accueillant qui ne demande qu’à faire exister dans l’immensité de la lumière un peu de la beauté des couleurs qui erre dans la nuit.

Pastel, 150x160cm — Cristina Elinesco

La ligne, elle, traverse sans raison le blanc et sans rien délimiter qui relève de la logique de l’espace. La ligne est ce qui rend possible la distribution de mondes d’un côté ou de l’autre de ce qu’elle inscrit. Plus encore lorsque, disséminées à travers le blanc elles se font semblables à des portées musicales, elles permettent de voir et d’entendre les sonorités des couleurs, leurs tonalités particulières, leur vibrations singulière autant que la symphonie qu’elle font éclater devant nos yeux.

Et puis il y a les angles, ces pointes qui assurent à tout ce qui se manifeste de pouvoir espérer tenir. L’usage qu’en fait Cristina Elinesco témoigne de son attention à l’un des enjeux les moins souvent évoqués lorsque l’on parle de la relation entre couleur et forme, celle de l’équilibre.

Ce que ces peintures nous racontent sans avoir à passer par la représentation, c’est l’histoire de ces moments de magie pure qui existent tant dans le plus lointain cosmos que dans les soutes de la terre. Simplement, ici, le déséquilibre, tenu au bord de la catastrophe, de cette chute imaginaire risquant en advenant d’emporter tout, et le rêve et les choses vues, est élevé à la hauteur d’un chant d’une liberté rare.

Pastel, 150x160cm — Cristina Elinesco

Et alors, oui, face aux œuvres de Cristina Elinesco nous commençons d’entendre à travers le bruissement des hésitations et les crissements des déséquilibres contenus, le chant profond de la grande symphonie des couleurs.

Florentin Tanas
Florentin Tanas
Pastel, 150x160cm — Cristina Elinesco
Pastel, 150x160cm — Cristina Elinesco
Florentin Tanas

Exposition Les formes de la couleur — Cristina Elinesco — Florentin Tanas
Du 3 au 19 décembre 2019

Vernissage le mardi 3 décembre à partir de 18h30

Exposition réalisée dans le cadre du Collectif Ik-Art de l’espace Icare
Entrée libre du lundi au vendredi de 9 heures à 22 heures
le samedi de 10 heures à 18 heures
31 bd Gambetta
92130 Issy-les-Moulineaux
Tél : 01 40 93 44 50
www.espace-icare.com