lundi 2 décembre 2019

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Le regard double de l’escargot

Sylvie Valem à l’atelier L’Œil Vert

, Jean-Louis Poitevin et Sylvie Valem

Chacun le sait l’escargot a deux yeux au bout de deux de ses tentacules qui, au rythme de sa légendaire lenteur, balayent l’improbable hauteur du sol. C’est un de ces gastéropodes qui introduit et nous guide à travers l’exposition de Sylvie Valem, intitulée Lambeaux de passage, qui se tient actuellement à l’atelier L’Œil vert.

Dualité de l’image

Cet escargot, elle l’a sauvé en le retirant du milieu de la route où il aurait probablement fini écrasé, pour le déposer dans l’herbe. Mais avant, elle a installé son appareil à sa hauteur ou presque, donnant comme par magie sinon une clé du moins un angle de vue singulier, métaphore volontairement involontaire de celui qui est le sien depuis qu’elle s’est mise à la photographie.

Nous aussi avons deux yeux, mais nous oublions lorsque nous regardons le monde, qu’ils sont deux et que notre cerveau adapte et corrige, assimile et emboîte en permanence deux images provenant de deux sources, certes proches l’une de l’autre, mais distinctes.

Elle, il semble qu’elle ne l’oublie pas, à sa manière. Et cela pour deux raisons. La première c’est que, comme elle le rappelle nécessairement à ceux qui découvrent pour la première fois ses images, « à 38 ans elle perd la capacité à se souvenir de son passé et celle de mémoriser efficacement son présent. Subitement alors que le monde est impalpable, elle est comme anesthésiée. La photographie participe alors à une possible et potentielle reconstruction de son histoire. » Cette tension entre un souvenir impossible et un enregistrement défaillant constitue donc l’espace même dans lequel ses images vont prendre corps et se déployer. La seconde raison qui la conduit à « savoir » qu’il y a toujours deux images dans une image, tient à ceci que les images qu’elle réalise ne sont pas la capture d’une réalité mais la construction d’une scène purement imaginale en vue de sa réalisation et de son intégration dans un scénario irreprésentable.

Pour Sylvie Valem, l’image vient se loger à l’endroit même où le réel, et en tout cas ce qui pour les autre va de soi, pour elle, défaille. À moins que ce soit elle qui défaille et qui, pour ne pas s’effondrer, s’accroche à l’appareil et à la prise de vue, faisant de chaque image l’élément contradictoire servant de preuve non pas que le monde existe mais qu’il est, peut-être, possible.

Cette dualité constitutive de l’image est ici la source d’une résonance produisant des cercles à l’infini sur une mare sans reflet. Ainsi, à chaque fois que le déclic tel un caillou que l’on jetterait à l’aveugle au milieu de la mare, retentit, une vibration se fait sentir qui engendre à la fois un élément visuel, une image qui pourra devenir visible après développement et tirage et la possibilité d’une anamnèse sur le fond d’une mémoire absente.

De la série Altitude 1110 mètres, sans titre, 2019.

Plus que...

Ici, à l’Oeil Vert, nous avons affaire principalement à deux séries d’images, la première évoquant un jardin mais constitué de fleurs prises de près, l’autre un morceau d’enfance fabriqué à partir de paysages enneigés. À « l’absente de tout bouquet » répond ici l’absence de tout jardin et l’absence de tout Jura, région où elle passa des vacances pendant l’enfance et qu’elle évoque à travers des images faites en Aubrac, à cause de la neige.

Dans les deux cas, le procédé de recouvrement impossible d’une mémoire vide la conduit à un processus de fabrique de l’image qui, s’appuyant sur des éléments concrets, fleurs ici, paysage là, nous renvoie à des éléments que nous connaissons et reconnaissons. Mais ils ne correspondent pas directement à ce qu’ils sont censés évoquer. L’image, ici, si elle présente des objets ou des paysages que chacun appréhende et reconnaît, ne représente rien pour celle qui les fait, sinon l’immense morceau de nuit qui occupe une grande partie de son esprit.

Sa pratique vient inscrire ces images dans le cadre normé de l’usage habituel de la photographie, car les fleurs sont entièrement fleurs et les paysages absolument paysages, tout en en faisant le vecteur d’une solution sans fin qui viendrait répondre à une question sans support.

C’est ce « entièrement » qui, donné à voir comme on donne à voir « habituellement » des photographies, des images subtilement encadrées par le maître des lieux, l’atelier d’encadrement l’Oeil vert, pourtant nous surprend.

De la série 53 rue Jean Rongière, sans titre, 2017.

Car, dans ces images, il nous apparaît vite que les fleurs sont « plus que fleur » et les paysages « plus que paysage ». Et c’est cela qu’il nous faut lentement finir par reconnaître et accepter, que les photographies de Sylvie Valem ne prélèvent pas quelque chose de la réalité pour le faire advenir, ombre ou spectre, dans l’image. Elle ajoute quelque chose à la réalité du visible en le faisant advenir comme élément d’une impossible vision.

Regarder, voir, tout cela évidemment elle le peut. Mais nous savons tous qu’il ne suffit pas de regarder ou de voir pour pouvoir réaliser des images, qu’elles soient dessins, peinture ou photographie. Il faut pour cela parvenir à inscrire ce que l’on vit et voit dans le champ élargi d’un vécu et d’une mémoire. C’est à ce croisement que quelque chose se produit que nous pouvons nommer vision.

La singularité du travail de Sylvie Valem, c’est que privée en quelque sorte de vision, au sens d’un projet possible autour duquel peut s’organiser l’ensemble des perceptions, elle parvient à inscrire chacune de ses images dans une dimension visionnaire.

Là où un photographe cherche à se libérer du visible pour atteindre à « la vraie image », Sylvie Valem réalise des images qui ont pour effet de libérer le visible dont elles sont les porteuses et les dépositaires, pour le faire entrer, ce visible, de plain pied et immédiatement dans l’orbe de la vision.

C’est pour cette raison, parce que son regard est toujours « moins qu’une vision » que chaque image qu’elle réalise est toujours et à chaque fois « plus qu’une image ».

De la série 53 rue Jean Rongière, sans titre, 2017.

Un certain tremblé

C’est en partie grâce au travail minutieux et précis que Sylvie Valem mène lors du tirage de ses photographies que ses images atteignent à cette vibration qui les caractérise le mieux. Pour le percevoir, il suffit de les regarder avec l’attention de l’escargot. Alors, même si on ne parvient pas à le distinguer d’entrée de jeu, on ne peut pas ne pas percevoir que chacune des fleurs, chacun des champs ou de ces sentiers enneigés, une fois devenu image, est porteur et porté par une vibration singulière et intense.

Chaque élément sur chacune de ces images est présenté à partir d’une consistance qu’il n’a, si on sait la découvrir, qu’en lui. Cette consistance est si singulière et si étrange qu’il faut bien la dire pour ce qu’elle est : incarner le devenir vrai du fantôme qu’il était dans la réalité pour la photographe et qu’il affirme avec force en devenant image.

Ici, nous ne sommes pas comme on le pense d’ailleurs à tort, – mais comment faire comprendre cela à tous ceux qui croient qu’ils photographient des êtres réels alors qu’ils fabriquent des fantômes ? – dans un travail qui capture des morceaux de réalité, mais bien au cœur de ce qu’il faut nommer l’usine de l’imaginaire.

De la série 53 rue Jean Rongière, sans titre, 2017.

On pourrait croire que Sylvie Valem parvient à la faire fonctionner uniquement parce qu’elle a, comme on dit, mais d’une manière radicale et absolue difficile à imaginer, « perdu la mémoire ». Il n’en est rien. Elle découvre l’un de nos secrets les plus intimes et les plus inavouables, celui dont la formulation est à la fois poétique et brutale mais que nous devons accepter : ce que nous appelons le réel n’existe pas ou guère. Pourquoi ? Parce qu’il ne se donne à voir ou à éprouver que par l’invention constante à laquelle chacun de nous se livre et qui consiste à empiler du souvenir construit sur du souvenir construit, pour tenter de reconstituer ce que l’on a si bien mis entre parenthèses, pour ne pas dire occulté, ces choses et ces événements dont on prétend qu’ils ont réellement existé. Procédé semblable et même pire que si on les avait, comme c’est le cas pour elle, oubliés.

Ce dont les images de Sylvie Valem sont porteuses, c’est de quelque chose qui a à voir avec une vérité sur l’oubli. Et comment se montre cette vérité ? Par une sorte de tremblement, une sorte de flou qui à la fois travaille au corps chacune de ses images et en même temps lui permet de révéler et la chose même qu’elle cherche à constituer comme fantôme vivant et l’essence même de ce qu’est une image. Car une image, c’est une action qui se produit en nous, un acte de l’esprit et de la pensée qui déborde de ce que nous sommes et permet de nous constituer pour ce que nous sommes, non pas tant « une oasis d’horreur dans un désert d’ennui » comme le dit si bien le poète, mais une machine à rêver, à imaginer, qui pour ne pas sombrer finit par croire à la réalité de ses rêves et des images qu’elle produit.

Non, une image n’est pas le résultat d’une action qui nous serait ensuite montrée. Une image, et c’est ce que nous « prouve » le travail photographique de Sylvie Valem si nous sommes capables de le regarder avec les yeux oublieux de ceux qui savent, c’est un fantôme sorti tout droit de l’usine à rêve dont nous sommes l’outil préféré, nous, les êtres dotés de deux yeux et qui parfois savent se prendre pour des escargots.

De la série Altitude 1110 mètres, sans titre, 2019.

Voir en ligne : www.loeilvert.fr

Sylvie Valem - Lambeaux de passage
Exposition du 21 novembre 2019 au 11 janvier 2020
Atelier l’Œil Vert
12 rue Léopold Bellan
75002 Paris
jeudi - samedi, de 12h à 19h et sur rendez-vous
atelierloeilvert@gmail.com

Les tirages de Sylvie Valem sont des tirages argentiques lith réalisés par l’artiste dans une édition de 15 exemplaires, trois formats inclus : 13 x 13 cm, 22 x 22 cm, 30 x 30 cm.

Frontispice : De la série Altitude 1110 mètres, sans titre, 2019.