jeudi 18 juillet 2019

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Le Meurtre des Vierges folles (extraits)

Un roman de A.C. Scotto, autrement dit Alain Coelho

, Alain Coelho

"Quelques femmes charmantes susurraient, toutes cultivées sans doute, oh ! certainement. Ah, l’art ! C’est le charme du standing. Des bijoux. Pas grand-chose. Seule la présence de Tony, dans un petit groupe animé, près de la porte ouverte et qui donnait dehors sur la lumière de la rue, me procura le sentiment un instant d’être toujours vivant, comme si c’était en fraude, l’impression de connaître en secret le dernier lien ténu me raccordant encore à la sève non perdue des vivants."
Un ticket pour un voyage dans un roman policier d’Alain Coelho

Dans l’éclair pâle d’un flash, je vis qu’il y avait les journalistes habituels, Presse océan, puis Ouest-France et un nouveau journal, La Tribune, un de ces petits journaux qui ne duraient jamais et se lançaient toujours. C’était encore les photographies de l’époque des reporters, de Tintin presque, de la mise au point et des cellules d’exposition. Pas de numérique alors, et prendre des photos était à soi seul un numéro d’acteur et une supposée science. En cet instant, la cible, l’artiste distingué du jour (on disait alors « avoir les honneurs de la presse » quand sortait un article), était laid, avec une barbe mal taillée, blanchissante, un foulard de méchante couleur rougeâtre sur les bords rêches de son gros pull marin. C’était le peintre dont j’exposais les tableaux, les moyennes horreurs en réalité, pendant deux semaines. Il parlait, faisait l’intéressant, c’était sans espoir et pire que sa peinture. Je suis un peu sévère. C’était au fond des petites horreurs relatives, et tout à fait courantes. Il fallait lire plutôt les catalogues et s’en remettre au génie des critiques d’art. Les intentions des artistes étaient immenses, mais ne se voyaient pas sur les tableaux. Il valait mieux être informé et avoir lu les notices. En outre, pour un directeur de galerie, j’étais assez difficile et mauvais juge. Comment ai-je pu passer une partie de ma vie face à ces œuvres si vides ? C’est une question de résistance. En réalité, la peinture m’ennuie passé Léonard de Vinci, Vermeer, Giorgione, Guardi, ou encore Delacroix. On a plus de chance pour la musique. On peut écouter Beethoven et Schubert sans être obligé de subir les modernes. Le peintre du jour poursuivait, pérorait, citait Marcel Duchamp, Braque, Picasso, Monet, qui étaient ses heureux et involontaires parrains. Tant qu’à faire, autant ne pas se priver ! Il semblait les comprendre. Je me demandai si j’allais vendre quelque chose de son exposition, peut-être rien. En ce cas, je devrais me payer en gardant une ou deux de ses toiles. C’était le pire scénario.

Au loin, tandis que l’assemblée formait un essaim doux et bavard, je tentai de n’entendre que le son pur et parfait, très bas, qui sortait des baffles, des enceintes je veux dire, une reprise magnifique du piano sous les doigts de Serkin. Images de contrainte, d’ennui tranquille ou de bonheur ? Je ne sais aujourd’hui. Je me sentis sourire, et j’en avais le droit. Bonheur et médiocrité dans un petit monde oublié sur la Terre, cela suffit très bien pour vivre. Le reste n’était que des écarts, ou bien des souvenirs déjà.

Quelques femmes charmantes susurraient, toutes cultivées sans doute, oh ! certainement. Ah, l’art ! C’est le charme du standing. Des bijoux. Pas grand-chose. Seule la présence de Tony, dans un petit groupe animé, près de la porte ouverte et qui donnait dehors sur la lumière de la rue, me procura le sentiment un instant d’être toujours vivant, comme si c’était en fraude, l’impression de connaître en secret le dernier lien ténu me raccordant encore à la sève non perdue des vivants.

Tony et moi, nous nous étions connus là-bas. Là-bas, c’est l’Algérie. En 1960, ou tout début 61. C’était entre Noël et la Nouvelle Année. Je m’en souviens à cause du bonheur puéril d’un officier supérieur. À la fin d’un exposé quelconque, il nous fit remarquer, pontifiant et émerveillé, que 1961, écrit en barres droites pour les uns, se lisait toujours 1961 quand on retournait la feuille des chiffres imprimés. C’était une sorte de palindrome. « Palindrome », il avait répété le mot avec la suffisance pitoyable des sots. C’était fatal, avec un tel niveau, on ne pouvait pas gagner cette guerre. Mais quelles étranges et merveilleuses amitiés entre nous ! Tony gardait toujours, dans ses yeux pâles et le timbre de sa voix lente, la chaleur de ces années qui n’étaient pas éteintes, comme notre belle jeunesse toujours courant à présent dans nos veines. Du moins, c’est ce que je croyais.

Voilà. D’abord la Vendée, un village où j’ai vécu enfant, mon école, la petite école publique de garçons, puis la grande ville et le lycée. Pour moi, ce fut Nantes et le lycée Clemenceau, près du jardin des Plantes, près aussi du musée des Beaux-Arts où je découvris, niais et émerveillé, à 14 ans, Madame de Senonnes d’Ingres, le Joueur de vielle de Georges de La Tour, ou encore le sulfureux Les Deux Amies de Courbet, qui illustrait l’édition de poche des Fleurs du mal de Baudelaire. Quel beau programme nantais ! Après le lycée, ce fut les Beaux-Arts et Paris. J’ai traîné une année, quel plaisir ! Mais je ne suis pas devenu le grand créateur que le siècle attendait, ou n’attendait pas. Je n’ai même rien fait du tout, si ce n’est arrêter la peinture. La seule petite toile que j’ai gardée et trouvée longtemps la seule supportable dans mes travaux, Une gondole à Venise, n’a pas renouvelé l’art mondial. Je n’ai pas compris tout de suite. Je suis parvenu à errer un an encore, cette fois à Bruxelles, dans une autre école où je n’ai pas davantage réalisé grand-chose, si ce n’est le plaisir essentiel d’être jeune et vivant et de marcher avec bonheur dans la vieille cité.

[…]

J’ai toujours aimé les gares, comme si c’était la raison d’être et le destin des villes, leur véritable but. Et la gare de l’Est était un vrai tableau, un Monet bien sûr. Je n’avais vu l’original, le tableau, qu’une fois, c’était au Jeu de Paume, ou à l’Orangerie, je ne sais plus, il y avait longtemps. Je connaissais et retrouvais les grandes reproductions imprimées, partout, dans les librairies, les maisons de la presse, les papeteries, les divers magasins qui vendaient des cartes postales et des posters, comme on disait alors. Je crois que j’aimais la gare de l’Est parce qu’elle ressemblait au tableau. Peut-être les armatures en fer des piliers, ou la poussière qui maculait les hangars et parvenait à estomper les bruits et les vapeurs des trains avec, loin derrière, le jour immense et blanc qui s’ouvrait sur les rails et le soleil levant.

Le train s’ébranla enfin, et je me suis endormi un peu. Avant Bruxelles, j’ai abandonné ma place et me suis rendu au bar. Je buvais un café tandis que le train ralentit au niveau de la douane. C’était avant la monnaie unique, les euros, et avant les passages sans police. Un café ne suffirait pas. Me réveiller ? Qu’est-ce qui pourrait bien un jour me réveiller ? En regardant les douaniers passer, les deux policiers belges s’arrêter devant moi, demander mes papiers d’identité, les examiner lentement, me les rendre, j’ai songé à la miniature flamande volée à Dresde, Amsterdam ou Berlin. La miniature flamande et précieuse qu’on devait me remettre à Bruxelles et que je devais passer au retour.

Mais cela n’est rien, n’était qu’un détail dans les détails. Je veux dire que nos trafics s’étendaient sur bien plus qu’une miniature volée ! J’achetais, je vendais, parfois des « grosses pièces », c’était l’expression. Chirico, Braque, Gris. Mais tout cela encore n’était qu’une goutte perdue dans un vaste blanchiment d’argent. Une goutte, comme pour l’aquarelle, et c’est une autre histoire. Elle m’éloigne de ce que j’ai commencé à remettre en ordre ici, avec le pavillon des Vierges folles, la nuit, et le pistolet dans ma poche. Faire attention ? Je ferai attention. J’espérais un instant que le danger n’était pas lié à la miniature flamande volée que je devais prendre en charge et passer au retour. Je voulais tant la tenir tranquillement dans mes doigts, l’admirer ! Certes, il y avait longtemps qu’on ne passait plus ainsi un Vlaminck ni un Braque, qui n’existaient plus sur le marché, hors des colonnes vertigineuses de chiffres et de certificats.

N’étais-je pas un marchand d’art ? Marchand, quelle vilaine expression ! Sans doute cela me consolait-il alors de ne pas être un vrai marchand, que ce travail ne fût qu’une simple couverture pour d’infinies complications et d’infinis trafics ! Non que je sois contre le commerce, la question n’est pas là. Mais les mots « marchand » et « art » semblaient tellement s’exclure, comme une magnifique imposture. Ils irradiaient pour moi une sorte de clandestinité et de solitude, comme celle de l’art. Suis-je fou à ce point ? Du moins, l’étais-je en ces années que je relate à présent ? Il faut trancher et choisir. Ce ne peut être à la fois le soleil d’Algérie qui m’a frappé sur la tête et un Monet, en France, un tableau, la beauté d’une gare ouvrant vers l’est et le froid… Même en matière de folie, je ne suis pas fiable.

Le Meurtre des Vierges folles
Éditions Les indès
140 x 216 mm
208 pages
ISBN papier : 978-2-37548-053-3
ISBN ebook : 978-2-37548-054-0
http://www.les-indes.fr/produit/le-meurtre-des-vierges-folles/