lundi 2 novembre 2020

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La pensée mondiale et l’Amérique latine

Première partie

, Pedro Alzuru

En janvier 2019, Le Magazine Littéraire a publié un dossier sur les 35 penseurs les plus influents du monde aujourd’hui, les responsables en reconnaissent leur part de subjectivité et d’arbitraire. Une présentation à la fois synthétique et efficace, nous permet ici de partir à la découverte de la première moitié de ces figures emblématiques de notre temps disruptif.

En janvier 2019, Le Magazine Littéraire a publié un dossier sur les 35 penseurs les plus influents du monde aujourd’hui, les responsables en reconnaissent leur part de subjectivité et d’arbitraire, suivent cependant quelques principes pour choisir ces intellectuels « globaux » : ils considèrent que sa liste est « globale » car elle comprend des hindous, des africains, des arabes, des chinois, etc., dans le but de surmonter l’eurocentrisme ou l’occidentalisme ; dans leur conception de « l’intellectuel », ils évitent explicitement les artistes car ils qualifient avant tout leurs apports théoriques au sens strict, ils font néanmoins deux exceptions, un influenceur arabo-israélien et un activiste anti-intellectuel américain, en raison des rôles qu’ils y jouent dans le débat d’idées politiques. Ne croyant pas que ces catégories soient imperméables, ils séparent ces 35 penseurs du monde en six catégories : les fondamentaux, les critiques, les pionniers, les alarmistes, les influenceurs et les militants. Ils excluent les morts, les marginaux et les invisibles. Une liste discutable mais utile, à notre avis, c’est pourquoi nous voulons la commenter.

Nous avons déjà indiqué les critères des sélecteurs de ce dossier, nous n’avons pas l’intention de les remettre en cause, nous vérifions simplement qu’il n’y a pas de latino-américains et nous supposons aussi que s’il n’y en a pas, c’est parce qu’ils ne répondent pas aux critères de sélection. Sans aucun doute, d’autres listes peuvent être établies avec d’autres critères, sous d’autres latitudes, avec d’autres affiliations, etc., dans celle-ci nous ne sommes pas tout simplement.

Cependant, nous souhaitons passer par les contributions, les propositions, les découvertes qui ont valu à ces influenceurs d’être sur la liste, d’être reconnus et pris en compte, demandés internationalement dans leurs domaines respectifs, en pensant à leur pertinence pour l’Amérique latine. En d’autres termes, nous nous demandons à quel point les contributions des élus nous concernent, dans quelle mesure elles nous interpellent et nous aident à nous décrire, à nous comprendre - pour le meilleur et pour le pire - comme faisant partie d’un même monde.

Joan Tronto

Le concept de « care » développé par Joan Tronto, États-Unis 1952, est défini comme « l’activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour entretenir, perpétuer et réparer notre monde et pour pouvoir y vivre de la meilleure façon possible ». Par conséquent, « l’État doit protéger les citoyens ». Aborder ce concept ne peut être différé pour nous. S’il y a une région du monde dans laquelle ce concept est pertinent, c’est bien en Amérique latine, car là les États remplissent partiellement cette fonction ou ne la remplissent tout simplement pas. Ou ce qui est encore plus grave, ils font le contraire, c’est-à-dire qu’ils exploitent, exilent, persécutent, emprisonnent, éliminent les citoyens, surtout s’ils sont des opposants. Jusqu’à ce qu’ils appliquent des formes de torture au quotidien, en abandonnant leur fonction de fournisseur de services élémentaires et pire encore, de sécurité sociale : santé, éducation, emploi. Tel est le cas de l’État en faillite qui a été établi au Venezuela avec le chavisme pendant plus de deux décennies. Et dans cette relation État- citoyenneté, le Venezuela suit le modèle cubain - déjà plus de soixante ans de dictature communiste - qui s’est répandu, avec quelques différences en chaque cas -, au Nicaragua, en Bolivie, au Brésil de Lula Da Silva et Dilma Rousseff, l’Équateur de Correa, l’Uruguay de Mujica, l’Argentine des Kirchner et maintenant de Fernández, bref, de tous les gouvernements promus par le Forum de Sao Paulo qui a eu pour but explicite de prendre le pouvoir dans les pays de la région.

Kwasi Wiredu

La « décolonisation conceptuelle » proposée par Kwasi Wiredu, Ghana 1931, et partagée par d’autres africains comme Achille Mbembe et Soleymane Bachir Diagne, est certes également pertinente, mais il faut voir ce qui est devenu en fait l’influence décroissante d’Europe et des États-Unis. Nous pouvons convenir de la nécessité de développer des méthodologies, des théories et des épistémologies générées dans la région, mais nous ne pouvons ignorer que la science est la science du général, s’il y a des particularités, celles-ci doivent être comparables d’une certaine manière. Participer à la science, c’est participer à une tradition occidentale, cette « décolonisation » a jusqu’à présent été utilisée pour la pénétration de nouveaux empires qui rivalisent avec l’Occident dans la géopolitique mondiale (Chine, Russie, Iran, Turquie, etc.), on fait usage du multilatéralisme comme une compétition entre puissances qui ne profite en rien aux soi-disant « décolonisés ».

Gayatri Chakravorty Spivak.

Référence mondiale de la pensée « postcoloniale », Gayatri Spivak, Inde 1942, traductrice américaine de la French Theory, reprend dans les années 80 le terme « subalterne » de Gramsci pour indiquer comment les femmes indiennes ont été privées de la parole et on n’a pas réfléchi sur la façon dont elles peuvent accéder à sa représentation. Spivak tente d’y parvenir avec la méthode derridienne de la déconstruction, devenant une critique reconnue. Il déclare que le « mot originel » ne peut cependant pas être restauré, car la colonisation s’est accompagnée d’une hybridation totale des cultures.

Cette approche du « mot originel » est tout à fait pertinente. Plus d’un demi-millénaire s’est écoulé depuis l’arrivée des Européens en Amérique et la traite des esclaves africains qui l’accompagnait, et même aujourd’hui, il existe un recours démagogique à des revendications ethniques qui séparent les descendants d’Amérindiens, d’Africains et d’Européens comme s’il n’y avait pas eu de métissage, de relation, d’hybridation, comme si l’histoire n’était pas passée et que nous étions toujours confrontés aux mêmes guerres et atrocités de cette période. Ces mêmes démagogues, déjà au pouvoir, remettent le « soin » des populations indigènes aux forces militaires, sans aucune formation anthropologique. « Groupes armés » qui ont contribué à l’expansion dans ces communautés vulnérables de la prostitution, des maladies infectieuses, de l’exploitation minière illégale, du trafic de drogue et de l’extermination. Dans ce contexte, la population pauvre et extrêmement pauvre, dont le pourcentage augmente, n’a pas plus de chance, les régimes populistes les rendent dépendants de leurs aides qui visent à les maintenir dans la pauvreté et la dépendance. La lutte quotidienne pour obtenir la nourriture et les services de base laisse le « mot original » comme une chimère.

Pierre Gisel

L’une des zones de conflit dans des sociétés comme l’Amérique latine, où convergent différentes origines, ethnies, religions, cultures, langues, etc., c’est précisément la religion. Dans ce domaine la réflexion de Pierre Gisel, Suisse 1947, le plus sociologue des théologiens, engagé dans le débat sur le retour des religions, ou du « religieux », ou de son utilisation pour exprimer autre chose. Sa contribution est développée dans une trentaine d’ouvrages sur le protestantisme, le catholicisme, l’islam, les « nouvelles spiritualités », dans un travail de clarification exemplaire. Gisel nous alerte sur le fait que nous attribuons des traits du christianisme - croyance, foi, transcendance, etc. - à des « religions » qui fonctionnent différemment. En notant notre chrétien-centrisme qui ne nous permet pas de comprendre d’autres cultes, il propose des modes de lecture plus ouverts. Avec lui s’accorde le ghano-anglais Kwame Anthony Appiah figure de la nouvelle pensée africaine.

Parmi cette « autre chose » qui se confond avec le « retour des religions », il y a l’utilisation politico- idéologique du religieux si caractéristique du populisme en Amérique latine. Dans l’autel catholique populaire, personnalités politiques, saints, chefs indigènes, voyous, etc., se mêlent, plongeant les croyants dans un « combat contre les démons », loin des luttes sociales, de la recherche du progrès personnel et social.

Bruno Latour

Si la modernité en Amérique latine a toujours connu des hauts et des bas ; des politiques, des cultures qui semblent parfois l’assumer et la projeter, on voit aussi des reterritorialisations, des régressions, des fondamentalismes ethniques, régionaux, idéologiques. Comment ne pas s’intéresser à l’objectif de « refondation des principes de modernité », proposé par Bruno Latour, France 1947, pour construire une « maison commune », face aux dérives de l’intervention humaine au point de générer une ère géologique hybride. Dans cette circonstance, il est également vital pour nous de proposer un « parlement des choses » où les hommes, leurs artefacts, la faune, la flore, les sols, les minéraux, seraient également représentés afin de reformuler qui nous sommes et ce que nous faisons avec nous et avec l’environnement dont nous faisons partie.

La conscience écologique, promue par ces auteurs, semble avoir plus de résonance dans les pays européens où des siècles d’industrialisation ont fait des dégâts qui semblaient irréversibles. Elle entre dans les lois et les gouvernements initient - à un degré variable - un traitement respectueux de l’environnement. Dans des pays comme ceux du soi-disant tiers monde, les pays sous-développés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, qui dépendent encore de l’extraction de matières premières et d’une industrie hautement polluante, et sont toujours dirigés par des élites kleptocratiques, il n’y a pas de scrupule sur la destruction de l’environnement, juste l’exemple de la réduction drastique de la forêt amazonienne dans laquelle les gouvernements de la région sont impliqués, pas seulement celui de Brésil d’ailleurs, et à laquelle participent les entreprises transnationales.

Philippe Descola

Comment ne pas se sentir aussi interpellé par les recherches de Philippe Descola, France 1949, héritier intellectuel de Lévi-Strauss qui a remis en cause notre conception de la « nature ». Dans nos pays nous partageons le territoire avec différents groupes humains, ethnies autochtones, euro et afro-descendants, avec les niveaux d’intégration les plus divers entre eux, Descola réfléchit précisément sur les différents liens que l’homme établit avec les « non-humains » (terre, faune, flore, éléments,). Il classe les sociétés selon les caractéristiques qu’elles attribuent à leurs membres et aux entités qui les entourent, en lui donnant une « ontologie » animiste (les non-humains ont une « intériorité » comme la nôtre mais une « physicalité » différente), totémique, analogique et naturelle, celle de l’Occident (attribue une physicalité identique mais une intériorité différente aux humains). La séparation apparemment évidente que nous faisons entre la nature et la culture, les humains et l’environnement, n’est qu’une parmi d’autres.

Sanjay Subrahmanyam

La diversité que nous sommes en tant que pays et région doit, à son tour, être intégrée dans un monde de plus en plus inévitablement connecté, sans que cela implique la disparition des différences. D’où la nécessité d’une enquête comme celle de Sanjay Subrahmanyam, Inde 1961, l’un des maîtres de « l’histoire globale », qui rendrait compte de toutes les civilisations. Contre la légende européenne des grandes découvertes, il adopte les points de vue décentrés des sultans africains, des mamelouks et des hindous, préférant l’appeler une histoire « connectée », à la fois matérielle, politique et intellectuelle, pour dépasser le récit égocentrique de l’histoire occidentale conventionnelle. Face à cette approche, que nous partageons, nous devons ajouter que les colonisateurs les plus brutaux des groupes ethniques autochtones d’Amérique latine sont souvent les gouvernements des pays eux-mêmes. Au Venezuela, par exemple, le gouvernement actuel méprise les peuples autochtones, les soumet à des conditions inhumaines, les réprime, les expulse de leurs terres ancestrales, les extermine dans la zone minière et leur a même enlevé le vote direct pour élire leurs représentants, des peuples autochtones qui, comme une bonne partie de la population, ont été trompés et ont contribué à la montée en puissance du chavisme.

Isabelle Stengers

Un autre appel à l’attention sur les « excès de la raison » est celui d’Isabelle Stengers, Belgique 1949, dans lequel la prétention à la vérité absolue des disciplines scientifiques est dénoncée. Connue depuis 1979 quand elle a publié La Nouvelle Alliance avec Ilya Prigogine, elle n’a cessé de croiser philosophie et science, son combat contre l’argument de l’autorité en science ne fait pas d’elle néanmoins une relativiste, elle propose simplement que les frontières entre savoir scientifique, politique, religion, etc., soient clairement établies pour éviter les affirmations qui entravent la libre pensée.

En ce qui concerne la pertinence de ces approches pour l’Amérique latine, il suffit de souligner la tendance des gouvernements qui ont émergé de la fin des années 1990 et du début de ce millénaire - dont certains demeurent, manifestement comme des dictatures après avoir fait usage des institutions démocratiques - dans le cadre du soi-disant socialisme du XXIe siècle, pour imposer une pensée unique, soutenue par un suprématisme moral qui leur donnerait leur prétendu but d’être des gouvernements « du peuple ». L’entrave à la libre pensée en eux n’est pas exactement scientiste mais ils récurrent à tous les moyens : démantèlement progressif du système éducatif, élimination de la liberté de la presse et de la liberté d’expression, persécution, prison, torture, exil et mort des opposants.

Axel Honneth

Précisément pour connaître un processus politique qui tentait d’entraver la libre pensée, les travaux d’Axel Honneth, RFA 1949, philosophe de la reconnaissance et de la reconquête identitaire, nous sont utiles. Successeur de l’école de Francfort et comme ses prédécesseurs, mêlant sociologie et philosophie, son travail fondamental porte sur le concept de reconnaissance, le besoin urgent que les individus ressentent d’être reconnus comme tels, non seulement comme acteurs économiques et politiques, typiques du formalisme républicain classique. Il coïncide avec ceux qui repositionnent dans la réflexion sociale les revendications « identitaires » de l’individu, du sujet, contre ceux qui veulent le faire disparaître sous des entités « supérieures » (État, idéologie, ethnicité, religion, etc.). Il faut noter que si le formalisme républicain classique brouille l’individu, le sujet, devant ces macro- entités, et encore plus la culture de masse capitaliste dans les dernières décennies du XXe siècle et jusqu’ici au XXIe, on ne peut pas oublier qu’il est en démocratie libérale moderne où cette notion a du sens, avant le XIXe siècle, la notion et l’entité individuelle n’avaient pas une plus grande importance et dans les totalitarismes, de droite et de gauche (communisme, fascisme, nazisme, dictatures militaires, narco dictatures, etc.) du milieu du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, l’individu est l’ennemi par définition.

Dans le domaine économique, il semble que nous luttions dans des essais et des erreurs sans fin, sinon dans la destruction pure et simple des progrès réalisés. Il est temps que les économistes - ainsi que les spécialistes de chacune des compétences humaines - soient convoqués par les gouvernements et participent à la planification et à la prise de décision car ils ont à voir avec le bien- être - ou le malaise - de tous et ne peuvent être laissés qu’aux hommes politiques. On peut prévoir des crises économiques, comme l’a fait Steve Keen, Australie 1953, avec la crise financière de 2008. Son œuvre n’est pas celle d’un idéologue mais plutôt celle d’un rationaliste qui a proposé des pistes pour refondre la théorie néoclassique : intégration du rôle du crédit dans finances, prise en compte de l’instabilité systémique du capitalisme et réexamen de l’idée de valeur.

Hartmut Rosa

Dans le même domaine, le rapport économie-développement, on trouve évidemment des oppositions, des contradictions, des partisans et des critiques. Telle est la position de Hartmut Rosa, Allemagne 1965, avec son concept d’« accélération ». Ce sociologue tente de ralentir un monde qui accélère. Il nous raconte les épreuves de notre temps malgré la promesse technologique ; adepte de l’école de Francfort aussi, il propose une relecture de la modernité basée sur la dialectique entre forces d’accélération et forces de freinage, ces dernières, selon lui, risquant de disparaître. Dans ce jeu, l’autonomie devient la disponibilité totale de l’individu contraint de se satisfaire rapidement d’objectifs qu’il n’a pas choisis. Pour cette raison, le ralentissement ne suffit pas, il faudrait résonner avec le monde, redécouvrir une relation affective avec la nature et avec les autres.

David Graeber

Cependant, nous ne pouvons pas séparer nettement les royaumes de l’humain. L’une des vertus de ces penseurs est de restaurer les relations profondes qui ne peuvent manquer d’exister entre, par exemple, l’économie et l’anthropologie. C’est le cas de David Graeber, États-Unis 1961, figure de proue d’Occupy Wall Street en 2011, avec son anthropologie de l’économie où il questionne la nature cachée du capitalisme en démystifiant ses fausses preuves. Elle a montré que les prétendues déterminations rationnelles de l’économie (dette, salaire, loi du marché...) sont des phénomènes chargés de représentations symboliques et reposent sur notre crédulité. Sa thèse, dirigée par le grand anthropologue Marshall Sahlins, liait déjà magie, esclavage et politique à Madagascar.

Puis, il trouve en Occident des mécanismes de domination qui sont identifiés en Afrique, pour cela ses travaux sur les salariés et l’esclavage ou sur la « théologie de la dette » ne semblent pas exagérés. Avec sa « théorie ethnographique », il propose de redéfinir les méthodes de la critique politique, de procéder à la liquidation de l’héritage marxiste, d’explorer toutes les alternatives possibles au capitalisme, tant chez les contemporains que chez les Grecs, au Moyen Âge, dans la préhistoire, pour démanteler les représentations naturalisantes de l’économie. En même temps, il introduit un ton populaire et offensif à l’anthropologie sans renoncer à la rigueur conceptuelle. Graeber entend fonder un « nouvel anarchisme » avec l’héritage des fondateurs des sciences sociales, non avec celui des rebelles, il promeut l’expérience au lieu des rêveries, une perspective argumentée et raisonnée non une interprétation abstraite, c’est le contraire d’une prophète ou, en tout cas, il est un prophète de réalités dérivées d’une critique anthropologique de la nôtre.

La critique du libéralisme occidental, en particulier d’un point de vue argumenté et raisonné, doit cependant considérer le résultat récent de la critique radicale, des remèdes qui finissent par être pires que la maladie sinon des tragédies humanitaires tout court. Il est vrai que ces penseurs ne sont pas toujours responsables de l’usage qu’en font les politiciens et les « indignés » de ses théories, mais parfois oui.

Alain Badiou

Cette prudence vaut également pour les positions politiques du critique du libéralisme européen Alan Badiou, France 1937, métaphysicien français avec une influence politique importante dans le monde, philosophe exigeant et à la fois défenseur politique d’un communisme qui fait – encore - référence à Mao Zedong, bien qu’il a laissé de l’évoquer et a fait un virage vers un socialisme populiste, moins rigide que celui de son alter ego léniniste, Slavoj Zizek.

Ce virage est en effet « populaire », en Grande-Bretagne Jeremy Corbyn peut aspirer au pouvoir et 45% des Américains entre 15 et 30 ans sont favorables au socialisme - même si la majorité ne sait pas comment le définir et continue de faire référence à un socialisme livresque, théorique, utopique, qui ne s’est matérialisée dans aucune expérience historique et il n’y a aucune perspective qu’elle se matérialise. Aux élections nord-américaines de cette année 2020, entre Trump et Biden, républicains et démocrates, ce dilemme se joue : la sympathie du parti démocrate pour le Foro de Sao Paulo et les gouvernements qu’il soutient, y compris les dictatures cubaine et vénézuélienne ne sont pas un secret. Ces gouvernements pseudo-socialistes ou en tout cas, exécuteurs d’un socialisme militariste, dictatorial, corrompu, antidémocratique et criminel, quand ils disent « socialisme », ils ne se réfèrent pas à la même chose que les démocrates européens et nord-américains veulent pour leur pays. Est- ce que ceux-ci sont conscients de cette contradiction ou s’en moquent-ils ? La différence entre ce qu’ils veulent pour leur pays et ce qu’ils veulent pour l’Amérique latine est-elle explicite ?

Taha Abderrahman

Dans ce contexte où l’Occident semble incertain de ses fondements et où de nombreuses voix critiques annoncent leur déclin et cherchent des solutions dans d’autres cultures, il est bon de connaître les voix critiques de ces autres cultures, tel est le cas de Taha Abderrahman, Maroc 1944, avec son concept de « modernités multiples » qui préfigure une pensée arabe fidèle à l’Islam sans être ancrée dans le passé, musulmane et « globale », tel est son défi philosophique.

Contre la dualité communautarisme / universalisme, il propose une morale aux origines multiples dans laquelle l’émancipation philosophique n’implique pas de détachement religieux. Son universalisme questionne à la fois les impasses de la modernité occidentale et du conservatisme musulman, c’est la rationalité en tant que telle, sous ses multiples formes, qu’il tente de protéger contre le durcissement du front qui opposerait science et religion. Fait religieux qu’une version très voltairienne des Lumières ne voit pas et n’accepte pas. Paradoxalement, ce n’est pas avec ces critiques et modérés venus des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine que les critiques occidentaux se lient, ils préfèrent se lier aux radicaux et fondamentalistes.

Chantal Mouffe

Mais la critique la plus dure du libéralisme et celle qui a eu, à notre avis, les conséquences les plus discutables est celle proposée par Chantal Mouffe, Belgique 1943, philosophe politique, inspiratrice des mouvements européens de « gauche populiste ». Reconnue depuis 1985, pour son texte Hégémonie et stratégie socialiste, écrit avec l’Argentin Ernesto Laclau (1935-2014), son collègue et mari ; bien qu’avant on la connaissait déjà, notamment en Amérique latine comme référence pour toute réflexion qui implique le « peuple ». C’est pourtant à partir de la crise européenne de 2008 quand elle devient une inspiration directe pour Podemos en Espagne et de nombreux partis ou mouvements de gauche en Amérique latine, Five Stars en Italie, La France insoumise, DiEM25 en Grèce, etc. Son succès découle du diagnostic du « virage centriste » de la gauche depuis les années 1980.

Mouffe soutient que la gauche n’a pas renouvelé son langage et sa théorie politique, c’est pourquoi la « troisième voie » a été imposée en se nourrissant de la tradition libérale. Dans le même temps, il y a des réclamations qui ne sont pas celles de classe, sexuelle, ethnique, régionale, etc., que la gauche institutionnelle n’aurait pas pu intégrer. Cet échec découle d’une conception de la démocratie fondée sur l’illusion d’un consensus rationnel et universel qui efface l’opposition droite / gauche. Ainsi, contre la démocratie délibérative - Habermas, Rawls - dans laquelle ce consensus est recherché, propose une « démocratie radicale » qui part, selon elle, de l’impossibilité du consensus, la société est toujours divisée et le conflit fait partie de la démocratie. L’antagonisme de Carl Schmitt (1888-1985), l’opposition ami / ennemi, se transforme en « agonisme », des adversaires qui s’opposent se reconnaissant comme tels. Partant de là, elle propose d’unir le niveau vertical aux luttes « horizontales ».

La « démocratie radicale » articulerait des revendications divergentes qui permettraient « d’instituer un peuple » avec un projet qui puisse accueillir le système de parti représentatif. Ainsi, Mouffe fait non seulement une analyse de la démocratie, mais propose également une stratégie de conquête du pouvoir qui met fin à l’illusion centriste de la social-démocratie, exhorte la gauche radicale à conquérir l’hégémonie, à constituer un « populisme de gauche » contre « populisme de droite ».

Il faut dire que ce « populisme de gauche » est arrivé au pouvoir dans plusieurs pays d’Amérique latine et ses effets ont été désastreux à l’extrême de la tragédie humanitaire au Venezuela, cette démocratie « radicale » « participative » qui remplacerait et dépasserait la démocratie libérale s’est dégradée en États défaillants dont les élites dirigeantes, en rivalité mimétique avec les élites libérales, ont copié et approfondi ses vices et n’ont pris aucune de ses vertus. Dans ses résultats les plus désastreux elle a placé au pouvoir, conquérant « l’hégémonie », des mafias narco-militaires soutenues par des organisations criminelles internationales qui n’hésitent pas à éliminer leurs adversaires.

À suivre N113