dimanche 26 juillet 2020

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La Spiritualité païenne — VIII et fin

, Pedro Alzuru

Ici s’achève ici la publication de l’ouvrage de Pedro Alzuru portant sur les quatre derniers séminaires donnés par Michel Foucault entre 1980 et 1984 au Collège de France.

L’art est un troisième grand vecteur de cynisme dans la culture européenne (en plus du religieux et du politique). Dans les temps anciens, il y avait un art et une littérature cynique, le satyre, la comédie ; cette littérature que Bakhtine a étudiée (Rabelais) ; mais c’est surtout dans l’art moderne que la question cynique devient singulièrement importante. Vers la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, quelque chose d’unique dans la culture européenne apparaît : la vie artiste, l’idée que l’artiste en tant qu’artiste ne devrait avoir que sa vie unique, qui ne peut être réduite à des dimensions et à des normes ordinaires, une idée déjà connue (la Vie des peintres de Vasari, 1546, ou l’autobiographie de Benvenuto Cellini), mais il apparaît dans la période indiquée, quelque chose de nouveau, que la vie de l’artiste doit constituer, de la même manière, un témoignage de la vérité de l’art. Tout au long du XIXe siècle, on estime que l’art est capable de donner à l’existence une forme en rupture avec toute autre, une forme qui est celle de la vraie vie ; la vie, en revanche, est la caution selon laquelle toute œuvre qui y a ses racines en elle appartient au domaine de l’art. Ainsi, le principe cynique de la vie est repris comme une manifestation de rupture scandaleuse par laquelle la vérité se manifeste. L’on partage également l’idée que l’art doit établir une relation avec le réel qui n’est ni une ornementation ni une imitation, mais un démasquer, une réduction violente à l’élémentaire de l’existence, ce que l’on peut qualifier d’anti-platonisme de l’art moderne de Manet à Bacon, de Baudelaire à Beckett ou Burroughs, l’art comme mise au nu de l’existence.

Ainsi, l’art établit avec la culture, avec les canons esthétiques, une relation controversée, de réduction, de rejet et d’agression, chaque règle posée est, par l’acte suivant, rejeté, le cynisme à l’égard de tout canon, l’anti-aristotélisme des art moderne. Art anti-culturel, courage de l’art dans sa vérité barbare, cynisme de la culture retourné contre elle-même. C’est dans l’art que les moyens les plus intenses de dire la vérité se concentrent dans le monde moderne, qui risque de causer du tort (Idem, 174).

Les réflexions de l’auteur sur les relations du cynisme avec l’art et la politique se prolongent dans une note en pages 174-175. Plus précisément, la relation entre le cynisme de l’art et le militantisme révolutionnaire : proximité, fascination (tentative perpétuelle de lier le courage de l’ouverture révolutionnaire à la violence de l’art en tant qu’irruption sauvage de la vérité) ; mais aussi l’impossibilité essentielle de sa juxtaposition, si cette fonction cynique est au cœur de l’art moderne, elle est marginale dans le mouvement révolutionnaire, organisé en institutions partisanes pour lesquelles la « vraie vie » est régie par l’uniformité sociale et culturelle. Le cynisme loin d’être un lien marque une incompatibilité entre l’éthos de l’art moderne et l’éthos politique, même s’il est révolutionnaire. Le cynisme, une attitude élitiste et marginale aux XIXe et XXe siècles, se rapproche du scepticisme, également grec, plus un style que une doctrine, une façon d’être, de faire, de dire ; attitude éthique à l’égard de la vérité, de la preuve, du questionnement. Mais le scepticisme se développe dans le domaine de la connaissance, tandis que le cynisme se concentre sur une attitude pratique. La combinaison des deux au XIXe siècle est à la basse du « nihilisme », une autre façon de vivre avec une certaine attitude envers la vérité : pas tant le destin de la métaphysique occidentale, destin auquel on ne peut échapper mais retour à cela dont l’oubli a fait cette même métaphysique possible ; comme le vertige de la décadence d’un monde occidental incapable de croire en ses propres valeurs. Le nihilisme en tant que figure propre des XIXe et XXe siècles mais inscrit dans l’histoire qui le précède et le prépare, scepticisme, cynisme ; une autre forme de relation entre volonté de vérité et style de vie.

Dans le croisement cynisme-scepticisme, dans le nihilisme, quelque chose d’essentiel se manifeste : une forme d’existence où le souci de la vérité la met toujours en question, la vie nécessaire quand la vérité n’est plus nécessaire. Le problème n’est pas que « si Dieu est mort, tout est permis » mais si je dois affronter le « rien n’est vrai », comment puis-je vivre. Le cynisme, non pas comme une doctrine, mais comme un art de la vie, ne cesse de nous rappeler le peu de vérité nécessaire pour ceux qui veulent vraiment vivre et le peu de vie nécessaire pour imposer une vérité (Idem, 175 et Ss.).

La tradition doctrinale était très importante pour le platonisme, l’aristotélisme, pour le stoïcisme pas tellement, encore moins pour l’épicurisme et presque rien pour le cynisme. Le cynisme pratiquait une tradition d’existence, la tradition doctrinale nous permet de garder un sens au-delà de l’oubli, la tradition d’existence nous permet de restaurer la force du comportement au-delà d’un affaiblissement moral (Idem, 194), du cynisme, comme essence de l’héroïsme philosophique (le cynique n’est pas un sage mais n’est pas encore un saint ni un ascète chrétien), il a parcouru l’antiquité et est devenu, malgré sa pauvreté doctrinale, un événement important de sa vie et de sa pensée.

D’où son influence sur l’ascèse chrétienne et sur la manière dont la vie philosophique est pratiquée en Occident à ce jour, il aurait donc un chapitre important dans une histoire de la philosophie, en tant qu’histoire des formes ou de styles de vie, évidemment cette histoire elle s’arrêterait au moment où la philosophie deviendrait une profession de professeurs, au début du XIXe siècle, où, par conséquent, la vie philosophique, l’éthique, l’héroïsme perdent leur raison d’être, le Faust de Goethe, pour Foucault, serait la dernière grande image de la philosophie légendaire telle qu’elle s’est constituée en Occident (Idem, 196).

En éthique politique, à partir du XIXe siècle, nous retrouvons le thème de la vraie vie. Il y a quatre significations de vrai (Alèthe) dans Platon : ce qui n’est pas caché ou dissimulé, ce qui ne reçoit aucun ajout ou complément, ce qui est juste, ce qui existe et reste dans son identité. Ces quatre valeurs s’appliquent à beaucoup d’autres choses, aux façons de faire, aux manières d’être, aux comportements, aux formes d’action, au logos lui-même, compris non comme une proposition mais comme une manière de parler, le logos alêthês ; il peut être appliqué à l’erôs, alêthês erôs, le véritable amour et, bien sûr, à la vie, alêthês bios, la vraie vie, association que le platonisme chrétien et la philosophie occidentale associent jusqu’à aujourd’hui.

Alèthe bios, est une vie non dissimulée, sans ombres, qui affronte toute la lumière et montre à tout le monde, ne cache pas ses intentions et ses fins, entre ce qu’elle pense, dit et fait il n’y a pas aucun truc ; le bien et le mal, le plaisir et la souffrance, le vice et la vertu ne font pas bon ménage, c’est ce qui empêche la vie réelle de se réaliser, ce qui empêche le logos ; une vie rectiligne se conforme aux principes, au nomos, aux règles proposées par la philosophie de la vie individuelle et de la vie sociale, publique et politique ; c’est une vie qui échappe aux perturbations et aux changements, à la corruption, à la chute, elle reste dans l’identité de son être, cela garantit la liberté, l’indépendance de tout ce qui peut l’asservir, et assure le bonheur, la maîtrise et le plaisir.

Le cynisme était impliqué dans cette notion d’alèthe bios ; tout comme Socrate a reçu la prophétie d’agir comme celui qui enseigne aux hommes à prendre soin de soi, Diogène a reçu celle de changer la valeur de la monnaie. Il existe une proximité entre monnaie et coutume, règle, loi, Nomos est la monnaie. Changer la valeur de la monnaie, c’est aussi adopter une attitude envers la règle, la convention, la loi. Cela ne veut pas dire dévaluer, mais que la monnaie ne trompe pas sa vraie valeur, que sa valeur soit restaurée, c’est ce que le principe cynique veut définir, prendre la pièce de monnaie de la vraie vie et lui donner son sens, sa valeur traditionnelle. Ainsi, ils opéreront une radicalisation de cette notion.

La vie cynique en tant que vraie vie (bios kunikos comme bios alêthês) ; le cynisme reprend les caractéristiques fondamentales des tendances philosophiques contemporaines mais en fait une pratique désobéissante et scandaleuse, qui n’établit pas un consensus, mais une divergence dans la pratique philosophique, une extériorité et même une hostilité. Le cynisme transforme le vieux problème politique, philosophique et éthique du courage de la vérité. Nous l’avons trouvé dans le courage politique du démocrate ou du courtisan, disent-ils à l’Assemblée ou au Prince, respectivement, quelque chose de différent de ce qu’ils attendent et c’est pour la vérité que l’homme politique, s’il a du courage, met sa vie en danger. L’ironie socratique est une autre forme de l’ironie, moyen de faire dire aux gens et de reconnaître qu’ils ne savent pas ce qu’ils pensent savoir ; dans ce cas, le parresiastés risque la colère, l’irritation, voire la vengeance de la part de ses interlocuteurs, malgré l’appel à se soucier d’eux-mêmes, de leur âme et de la vérité. Le courage de la vérité cynique consiste à amener les gens à condamner, à rejeter, à mépriser la manifestation même de ce qu’ils admettent ou ont l’intention d’admettre. Il s’agit de confronter leur colère à l’image de ce qu’ils admirent et valorisent en théorie mais qu’ils rejettent et méprisent dans leur vie (Idem, 215).

Dans les deux premiers cas, la vie est risquée en disant la vérité, dans le troisième cas, la vie est risquée non seulement en disant la vérité, mais en raison de la façon dont elle est vécue, la vie est « exposée » et est risquée. La question que le cynisme signifie dans l’histoire de la philosophie est celle du bios philosophikos, de la vie philosophique. Alors que toute philosophie a tendance à soulever le problème de la vérité, les formes et les conditions permettant de reconnaître une affirmation comme véridique, le cynisme révèle ce que le mode de vie peut être tel qu’il soit la pratique de la vérité.

Depuis l’origine de la philosophie jusqu’à aujourd’hui, l’Occident admet que la philosophie n’est pas dissociable d’une vie philosophique, cette philosophie se distinguant de la science, mais il a progressivement négligé cette question de la vie philosophique (Idem, 216). Une des raisons en est la confiscation de cette affaire par la religion, comme si la philosophie se soulageait dans la mesure où la religion en prenait possession. Une autre raison est l’institutionnalisation de la pratique de la vérité dans la science, la disparition de la vraie vie comme condition d’accès à la vérité, à quelques exceptions notables près, de Montaigne à l’Aufklärung, du XVIe au XVIIIe siècle.

Si la question de l’être a été ce que la philosophie occidentale a oublié et que l’oubli a rendu possible la métaphysique, la question de la vie philosophique n’a pas été oubliée, a été négligée par une philosophie de plus en plus indexée sur le modèle de la science. Cet oubli a permis que le rapport à la vérité de ne plus se manifester et se valider dans la philosophie mais dans la science. Dans cette perspective, le cynisme pose scandaleusement la question de la vie philosophique.

Les deux principes fondamentaux des cyniques seraient alors « se connaître soi-même » et « réévaluer la monnaie ». Celui qui se connaît saura exactement ce qu’il est et non seulement ce qu’il semble être, la réévaluation ne peut alors pas être faite sinon par la voie du « se connaître », c’est ce qui remplace la fausse monnaie de l’opinion que nous avons de nous-mêmes, que les autres ont de nous, la vraie monnaie est celle de la connaissance de soi. Nous aurons entre nos mains la monnaie de notre véritable existence avec la condition de nous connaître nous-mêmes, de sorte que la monnaie que nous serons aura sa vraie valeur. Changer la monnaie, c’est aussi changer la coutume, rompre avec elle, enfreindre les règles, les habitudes, les conventions et les lois.

La vie cynique est à la fois l’écho, la continuation, le prolongement, le pas vers la limite et l’inversion de la vraie vie (sans dissimulation, indépendante, droite, souveraine) : la vie sans dissimulation devient une vie impudente ; la vie indépendante dans la vie indifférente ; la vie droite, qui obéit à la loi, dans la vie diacritique ; la vie souveraine dans la vie d’un chien (sans scrupule, indifférent, de combat, que défend les amis). De cette manière, la vie des autres apparaît comme une fausse monnaie, une monnaie sans valeur. En ce sens, le cynisme cesse d’être une forme insolente de la vie philosophique et pose un problème essentiel : la vie pour être vraie, ne devrait-elle pas en être une autre, une vie radicale et paradoxalement différente ?

Seule l’epimeleia heautou socratique permet de distinguer deux lignes fondamentales dans le développement de la philosophie occidentale. D’une part, le souci de soi conduira à ce qu’il est, ce dont il faut se soucier, l’âme, l’Alcibiade fondait par le soin de soi, le principe de l’autre monde, origine de la métaphysique occidentale. D’autre part, Lachés, à partir du même souci de soi, a mené à ce qui devrait être une vie qui cherche à prendre soin de soi, la question de savoir comment ce mode de vie devrait être en relation avec les autres, la philosophie de l’art de vivre : le platonisme et la métaphysique de l’autre monde / le cynisme et le thème d’une autre vie. Nous ne devrions pas penser que ces deux grandes lignes sont étrangères l’une à l’autre, le même platonisme a soulevé la question de la vraie vie sous la forme d’une autre existence, le christianisme, les courants gnostiques. Cette relation va être remise en question dans l’éthique protestante, avec Luther, mener la même vie pour atteindre l’autre monde est la formule du protestantisme (Idem, p. 228).

Le cynisme radicalise la vie sans dissimulation dans la vie impudente ; la vie sans mélange à la vie indifférente ; la vraie vie dans la vie pauvre, principe qu’on trouve dans beaucoup de civilisations, philosophies, religions, dans Socrate. Mais ce principe rencontrait des difficultés dans la culture gréco-romaine, fondées sur une opposition structurante entre les premiers, les meilleurs, les plus puissants, les plus instruits et les plus puissants et les autres, la masse sans aucun pouvoir, sans formation et sans fortune. C’est pourquoi le problème de la pauvreté n’était pas un problème simple, il sera plus simple dans le christianisme médiéval. Comment réconcilier la vraie vie en tant que vie de pauvreté et la vraie vie en tant que vie des meilleurs (Idem, 236). Chez les stoïciens, l’important ne pas d’avoir ou de ne pas avoir d’argent, il faut se placer au-dessus de la fortune, que ce ne soit pas un problème de la perdre. La pauvreté cynique est efficace, matérielle, physique, réelle, active, indéfinie. Ce n’est pas un simple détachement, c’est la privation effective d’éléments auxquels l’existence est traditionnellement associée. La pauvreté stoïcienne est un exercice virtuel, la pauvreté cynique est réelle, active, à la recherche d’une dépossession croissante, le seuil du vraiment indispensable.

Cela a des effets paradoxaux, par fidélité au principe de pauvreté active, le cynique vient mener une vie de laideur, de dépendance et d’humiliation, l’application radicale de ce principe conduit à son inversion, à la valorisation du sale, du lait, de la misère. Nous pouvons comprendre que cela n’était pas facile à supporter par les civilisations attachées à la beauté, à la plasticité du corps, aux attitudes, aux formes, cet inversion ne pouvait que générer un scandale. La pauvreté cynique est l’affirmation de la valeur de la laideur physique, du sale, de la misère. Ceci introduit dans l’éthique, dans l’art du comportement et dans la philosophie ces valeurs dont elles ne se sentent pas exemptées même aujourd’hui. La pauvreté absolue est une situation de dépendance, d’esclavage, inacceptable pour les Grecs et les Romains (Idem, 239) ; le pire est encore la mendicité, la pauvreté conduit à la dépendance des autres, de la bonne volonté, de la providence ; tendre la main est la dépendance la plus insupportable. La mendicité c’est le principe de pauvreté amené par les cyniques jusqu’au scandale.

Au-delà de l’esclavage et de la mendicité, quelque chose de plus grave, l’adoxia, la mauvaise réputation, de l’image que l’on laisse de soi-même quand on est insulté, méprisé, humilié par d’autres, des choses qui ne pourraient jamais recevoir une valeur positive chez les Grecs et les Romains. Pour les cyniques, la pratique systématique du déshonneur a une valeur positive, les cyniques sont donc une exception, cependant, le cynisme faisait partie du paysage grec, mais il existe un point où les cyniques ne représentent en aucune manière la morale grecque et c’est précisément le déshonneur (adoxia), la recherche active de situations humiliantes à exercer dans la résistance aux phénomènes d’opinion, de croyances, de conventions (Idem, 241).

L’humiliation cynique peut être comparée à l’humilité chrétienne, celle-ci est cependant une attitude qui se manifeste et se vérifie dans les humiliations subies, autre que le déshonneur cynique, un jeu appliqué aux conventions d’honneur et de déshonneur, dans lequel le cynique, au moment où il joue le rôle le plus déshonorant, impose son orgueil et sa souveraineté, tandis que l’humilité chrétienne sera un renoncement à soi-même.

Nous pouvons dire la même chose en ce qui concerne la vie juste, un des caractères de la vie vraie, une vie selon certain logos indexé à la nature, également selon certaines lois, un naturel jamais clairement défini et un ensemble variable de lois selon les écoles philosophiques ; La conformité des cyniques ne concerne pas seulement la vie naturelle, ils ne jugent pas si intolérable de manger de la chair humaine, ils rejettent l’interdiction de l’inceste, ils peuvent être réticents à avoir des enfants, ils ont une évaluation positive de l’animalité, cela que l’animal peut mettre de côté ne devrait pas être une nécessité pour l’homme, il est nécessaire d’assumer cette animalité comme une prescription et comme un défi, c’est un test pour lui et un scandale pour les autres. La vie immuable est également renversée par le cynisme et mènera à la vraie vie dans l’ascèse chrétienne. La vie non dissimulée devient, avec les cyniques, une vie sans honte ; la vie sans dépendances, autosuffisante, une vie pauvre, dépossession volontaire, mendicité, jusqu’au déshonneur ; la vie droite, selon la nature, la raison, le nomos, dans la vie naturelle, en dehors des conventions, défi et pratique de l’animalité, le cynisme est alors une grimace que la philosophie fait d’elle-même, ce miroir brisé dans lequel se voit et ne se reconnaît pas.

La vie souveraine est aussi un thème traditionnel de la philosophie qui sera poussé à l’extrême par les cyniques. La vie contrôlée, supérieure à toute autre vie, une vie qui est pleine de possession et de jouissance de soi-même, s’ouvre cependant à une relation à l’autre, à autrui, à une relation personnelle, à une direction, à un soulagement spirituel, à une aide. Entre l’enseignant et l’élève, être souverain sur soi et utile aux autres sont les deux faces d’une même pièce. Dans Platon, il existe une analogie entre la philosophie et la monarchie, le philosophe établit dans son âme et par rapport à lui-même un rapport de hiérarchie (Idem, 251), est également capable d’exercer une monarchie sur les autres en assurant à chaque âme la souveraineté sur elle-même et à la ville la forme que lui permettra d’être heureuse et stable. De même, chez les stoïciens, le philosophe est capable de guider son âme et de gouverner les autres âmes ; les cyniques font l’affirmation simple, dépouillée et insolente d’être rois eux-mêmes, les souverains couronnés ne sont que l’ombre de la vraie monarchie, le cynique est le roi qui montre que la monarchie des rois est vaine, illusoire et précaire, dénonçant ainsi l’illusion du pouvoir politique (Idem, 252).

Roi vrai mais inconnu, ignoré, un roi qui cache sa souveraineté dans la misère et le sacrifice (Idem 255 et Ss.), cela ne consiste pas seulement à donner des leçons à d’autres, mais à se dédier à eux, en se sacrifiant, en s’abandonnant, pour pouvoir s’occuper des autres, ce n’est pas une mission de législateur ou de dirigeant, mais de soin, de guérison des autres, de guérison par laquelle ils peuvent assurer leur guérison et leur bonheur, cette mission est un combat, elle est controversée et belliqueuse, leur médicaments sont amers, il est un bienfaiteur agressif, il attaque ses ennemis, les vices qui affectent les hommes, ses interlocuteurs ou la race humaine. Pour Socrate et les stoïciens, ce combat avait essentiellement pour ennemi ses désirs, ses appétits et ses passions ; dans le cas des cyniques, il se dirigeait également contre les conventions, les institutions et les lois, contre l’état de l’humanité en général, contre les vices du monde et les maux des hommes, les cyniques renversent le thème de la vie souveraine en le dramatisant dans la vie militante, le militantisme des autres écoles philosophiques se faisait en cercles fermés, tandis que le militantisme cynique se faisait dans des milieux ouverts, ce n’était pas une paideia, a eu recours à des moyens violents et radicaux pour secouer les gens, les convertir brutalement.

Epictète dans ses Entrevues décrit la mission cynique, il était un stoïcien mais les contacts entre cynisme et stoïcisme ne peuvent pas s’ignorer, c’est pourquoi il écartera les traits les plus scandaleux : l’impudeur, le cynique ne doit pas être dégoûtant, il doit attirer des gens, pas pour le luxe mais pour la propreté et la décence. Et il ajoutera des éléments stoïques : l’examen des représentations, la théorie de la propension, de la répulsion, du désir et de l’aversion. Non pas comme une option de vie, mais comme une mission, la philosophie est une option personnelle, la vie cynique ne le serait pas, toutes les pratiques qui sont imposées volontairement ne constituent pas une vie cynique ; en faisant cela, l’individu se présente comme cynique et c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire, car pour la vie cynique on doit être nommée par les dieux. Nous ne pouvons-nous occuper de cette mission que si on est testé, nous nous reconnaissons faits pour la mission cynique si, dans l’exercice même de cette vie, nous réalisons que nous pouvons la remplir. Il n’y a donc pas d’auto-institution mais une preuve de soi, une reconnaissance de qui nous sommes et de ce que nous pouvons faire pour essayer de vivre cyniquement. Le thème de la vie sans dissimulation, avec une tournure strictement stoïque : vivre sans rien cacher, une vie qui n’a besoin de rien, une vie diacritique, qui fait la différence entre amis et ennemis, qui montre aux hommes s’ils vivent dans l’erreur, s’ils essaient de trouver le bien et le mal là où ils ne peuvent pas les trouver.

Cette mission implique de la dureté envers soi-même, l’acceptation de la violence, des coups et des injustices d’autrui, il s’agit pour lui d’un exercice, d’un entraînement à la résistance physique et à l’indifférence des opinions, il répondra par l’affirmation de son lien philanthropique, affection et amitié, pour toute l’humanité. Il ne doit pas se marier, il doit rester libre de tout ce qui peut le distraire, afin qu’il puisse se consacrer aux hommes sans s’enchaîner avec des devoirs privés. Cela diffère du prosélytisme et du militantisme des différentes écoles philosophiques de l’Antiquité, le cynique est un représentant de l’humanité en général, de l’universalité éthique et non de la politique d’un groupe, c’est l’inversion de la question de la souveraineté parmi les cyniques.

La souveraineté de la vie cynique implique une double moquerie par rapport à la souveraineté politique : elle s’affirme agressivement comme la seule vraie monarchie ; elle inversa tous les signes des monarchies de cette époque : elle pratiquait la solitude lorsque les souverains s’entouraient de la cour, des soldats et des alliés ; la pauvreté quand les monarques se donnent tous les signes de richesse et de pouvoir ; fermeté et ascèse, tandis que les monarques se plongent dans la joie et le plaisir. Par cette double moquerie, les cyniques ont atteint la vraie souveraineté, la souveraineté universelle, celle des dieux, d’associé du gouvernement de Zeus. Cette pratique est à la base pour ceux qui l’exercent d’une vie bienheureuse et de la pratique de la vérité.

Une vie bienheureuse comme relation avec soi-même, comme acceptation de son destin, une souveraineté qui se manifeste dans la joie de celui qui accepte son destin et ne connaît pas le manque ni la douleur ni la peur. La dureté, la privation et la frustration deviennent des exercices de souveraineté sur eux-mêmes (Idem, 282). Cette vie souveraine, heureuse, est aussi une manifestation de la vérité, son rapport à la vérité est conforme à sa conduite, à son corps, à l’harmonie, à la conformité entre son dire et son faire, son mode de vie. C’est pourquoi le cynique – dans sa correction stoïque – doit éviter les excès de misère, de saleté et de laideur, car la vérité doit attirer, servir à convaincre, votre corps doit être la figure visible d’une vérité qui attire ; dépouillant le corps de tout ce qui serait équivalent à de la rhétorique mais en pleine santé. Cela doit s’accompagner d’une parfaite connaissance de soi, d’une vigilance sur ses propres représentations, son âme étant le premier objet de son travail ; la vigilance des autres, pas au sens d’être comme ceux qui interviennent dans leurs affaires, de cette attitude devrait se distancer, mais prendre soin de leurs problèmes, de ce qui concerne l’humanité en général, il n’est pas un indiscret, mais quelqu’un qui remet en question l’humanité à laquelle il appartient, qui montre aux autres qu’ils se trompent, qu’ils ne savent pas où sont le bien et le mal, le bonheur et le malheur ; dire que la vraie vie en est une autre, différente de la vie traditionnelle des hommes, y compris des philosophes, de sorte que la vie ordinaire apparaîtra comme n’étant pas la vraie vie, elle indique un mode de vie qui ne sera pas seulement un changement d’individus, mais une réforme du monde entier.

Expérience métaphysique du monde, expérience historique et critique de la vie : deux noyaux fondamentaux de la philosophie occidentale. Le monde n’atteindra sa vérité qu’au prix d’un changement général dans la relation que l’individu entretient avec lui-même. C’est dans ce souci de soi que se trouve le passage à cet autre monde annoncé par le cynique, que ce personnage a des caractéristiques communes avec un autre qui apparaîtra dans l’expérience chrétienne, le missionnaire de la vérité, l’exemple ascétique de la vérité, passage de l’ascèse païenne à chrétienne.

Le cynisme a essayé, par un travail continu sur soi-même, de s’assurer que les besoins sont satisfaits afin d’obtenir le maximum de plaisir avec le minimum de ressources, de coûts et de dépendance, avec le christianisme cet équilibre n’est pas recherché mais la réduction de tout plaisir, de sorte que la nourriture et les boissons ne causent aucun plaisir. L’ascèse chrétienne des IIIe et IVe siècles sera alors socialisée au sein du cénobitisme, on y retrouvera les thèmes du scandale, de l’indifférence à l’opinion d’autrui, l’affirmation de la brutalité de l’existence matérielle au-dessus des valeurs de l’humanité. Différents bien sûr : dans l’ascèse chrétienne, il existe une relation avec l’autre monde, pas avec un autre monde, avec un monde différent, la vie différente à laquelle l’ascète doit se dédier n’est pas tant le but de transformer ce monde que de montrer aux individus, aux chrétiens en particulier, l’accès à l’autre monde, une vie différente en tant que vraie vie dans ce monde, un accès à l’autre monde en tant qu’accès à la vérité.

Importance accordée par le christianisme, quelque chose que nous ne trouvons ni dans le platonisme ni dans le cynisme, au principe d’obéissance. Obéissance à Dieu, à l’autre, dans ce monde, pour avoir accès à la vraie vie. L’accès à la vraie vie passe par l’obéissance à l’autre et par l’accès à l’autre monde, la différence réside dans la double relation : l’accès à l’autre monde grâce à l’ascèse et à l’obéissance à l’autre (à Dieu et à ses vicaires), est esquissé donc un autre régime de vérité. Ainsi comme dans la vie chrétienne, le principe d’obéissance est imposé, la relation de confiance de l’homme avec lui-même et de l’homme avec Dieu deviendra obscure. La parresia-confiance sera remplacée par une obéissance tremblante dans laquelle le chrétien se rend à la peur de Dieu, reconnaître le besoin de se soumettre à sa volonté et à la volonté de ceux qui le représentent. Dans ce contexte, la méfiance envers soi-même et la règle du silence vont se développer. La parresia risque donc d’apparaître comme une arrogance, une présomption.

À partir des IVe, Ve et VIe siècles, les structures d’autorité qui encadreront l’ascétisme, le cénobitisme et le monachisme individuels ; le pastoralisme, la conduite des âmes seront entre les mains de pasteurs, pères et évêques. Le développement de ces institutions générera, conditionnera et aura pour conséquence l’idée que, par lui-même, l’individu n’est pas capable de salut, ne peut pas se tenir devant Dieu ; il doit se méfier de lui-même, ne peut pas croire, ne peut pas imaginer qu’il peut le faire seul (Idem, 304). Par soi-même et en soi-même, il ne peut trouver que le mal, ce ne sera que par le renoncement à soi-même et par la pratique du principe général d’obéissance que l’homme pourra être sauvé.

La parresia, en tant que confiance, entre en contradiction avec le principe de la peur de Dieu et apparaît maintenant comme une confiance en soi arrogante. Dans la vie en communauté, le jeune moine doit continuellement se déchiffrer, se méfier de lui-même, craindre le salut, être terrorisé devant la volonté de Dieu. Ainsi se développe une anti-parresia, maintenant la parresia est une négligence de soi-même, alors qu’avant, c’était le soin de soi. Sans crainte de Dieu, sans méfiance de soi-même, sans méfiance du monde : la confiance arrogante, la parresia se manifeste par la parole, par le toucher, par le regard, nous conduit à avoir de vains discours, à parler de choses du monde. Là où il y a obéissance, il ne peut y avoir de parresia, l’obéissance, la loyauté sont au cœur de cette inversion des valeurs de la parresia.

Depuis lors, les relations entre la connaissance de la vérité et la vérité de soi ne peuvent pas prendre la forme complète d’une existence distincte qui serait à la fois existence de vérité et existence capable de connaître la vérité sur soi-même, la vraie vie ne sera réalisée qu’avec la condition de pratiquer le déchiffrement de la vérité de soi. Déchiffrer la vérité de soi-même, dans ce monde, dans la méfiance de ce monde, sous la crainte de Dieu, seulement cela nous donnera accès à la vraie vie. Vérité de la vie avant la vraie vie, dans cette inversion, l’ascèse chrétienne a modifié l’ancien ascétisme qui aspirait à réaliser la vraie vie et la vie vraie et qui, dans le cynisme, affirmait la possibilité de mener cette vraie vie. Il n’y a pas d’établissement de vérité sans altérité, la vérité n’est jamais la même ; il n’y a de vérité que sous la forme d’un autre monde et d’une autre vie.

Rappel de la table générale des matières et des numéros :

Introduction……………………...........…………..………….3

1. Des aphrodisia à la concupiscence……………………5

2. Le sujet comme interprétation…………..…………..22

3. Gouverner et se gouverner………….…………………47

4. Savoir, pouvoir, sujet……………..…………………….72

Bibliographie……………………………...……….………..100

Références :

Michel Foucault 2009, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984, EHESS-Gallimard-Seuil, Paris.

Bibliographie :

Michel Foucault, 2014, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France, 1980-1981, EHESS-Gallimard-Seuil, Paris.
Michel Foucault, 2001, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, EHESS-Gallimard-Seuil, Paris.
Michel Foucault, 2008, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, EHESS-Gallimard-Seuil, Paris.
Michel Foucault, 2009, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984, EHESS-Gallimard-Seuil, Paris.