dimanche 27 février 2022

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La faiblesse de l’oiseau (Cegerxwîn,Temo, A. Tchekov)

, Joël Roussiez

Mangeant des olives et des pommes à la table d’un hôte,

je lui conte l’histoire des faibles, ceux qui souffrent et n’ont pas de force pour luter, une femme prisonnière d’une troupe de soldat, un être débile au milieu d’un carrefour, un enfant perdu sans sa mère, un homme qu’on torture… et tous ces exemples nous confortent dans ce que nous pensons de ce monde. Monde injuste et impudent ; c’est le nôtre ! Et, prenant une petite gorgée de thé fort, nous ne sommes pas prêts à pleurer.

— Tous nous admirons le lion, n’est-ce pas ?

— Mais est-ce la force que nous admirons ?

Et notre conversation allait ainsi que vont les propos quand contre la vitre, un oiseau vint voleter pour saisir du bec d’invisibles insectes. Son élégance, sa vitalité…

— Son élégance, sa vitalité, c’est ce que nous admirons.

Et le thé chaud derrière la vitre de la maison nous parut si agréable que tous deux souriant, nous levâmes nos tasses comme pour dire : santé ! Nous restâmes ensuite silencieux pour ne pas troubler la bienveillance qui nous était venue.

Pierre-Auguste Renoir - Odalisque

Dans les pays perdus (Hafiz, légende Kurde : Ali Te’djo, Said Hassan, Ch. De Troyes)

La tension qui excite les nerfs dépasse l’amour de Jabali pour Binafshé, et cette dernière n’est pas moins tendue ; lui vers elle, elle vers lui, et cette tension leur nuit. Ainsi leurs caractères s’exaspèrent, ils n’en peuvent plus, ils pleurent, ils gémissent sous ce câble, cette corde d’acier qui avive les ardeurs et pourvoit les désastres.

- Ah, je me jette à genoux dans la chambre obscure ; je me traîne sur la mosaïque froide et contre les boiseries précieuses, j’erre comme un lézard, je frissonne affolée, je suffoque sous mes voiles… Sa voix de hautbois dans la cour me torture, c’est pourtant la joie qui vient, celle des danses et des œillades. À travers la grille de bois fin, il devine mes yeux…

- Ah, la brillance de ton regard, c’est la lame qui me tue !... Je me tords, je me roule contre la margelle du puits, est-ce toi qui dans l’eau jette ces éclats ? Demain, après demain, plus tard, je vais partir Binafshé, il le faut, tout m’est insupportable. Je ferme des portes, chaque jour je termine quelques choses, et d’autres chaque jour me réclament.

- Et tu n’en finis pas d’être occupé ; et moi je meurs en écoutant ton pas dans l’ombre de la chambre ; sous l’alcôve où repose le lit, j’agonise déjà… 

- Et je n’en finis pas d’être occupé, d’infimes événements retiennent mon élan, là tes yeux, ici ton pied, ta main sur la grille, tes cheveux… La chaleur de ta peau rôde sous l’ombrage des cours ; je boucle mon paquetage, je ferme les portes… Les souvenirs gémissent, je déchire mes ongles aux murs de ta maison ; mes plaintes sont sans pareil.

- Mes plaintes sont sans pareil, je frappe du pied, je jette mon front contre les murs et les portes. Dans l’ombre j’erre en gémissant et lorsque tu passes dans la cour, de désir je lacère mes voiles… Je me tue, voici le couteau de Damas ; voilà la pointe dans mon cœur… Je déteste mon cœur et j’adore le tien, comment pourrais-je vivre encore ?

- Comment pourrais-je vivre encore dans les déserts ? La colombe me fuit, la gazelle aussi et mon cœur sous la lame de tes yeux chavire, se démène sous la pointe qui s’enfonce. Bientôt, l’éblouissement sous le dard du soleil enivrant ; vois, je tombe de cheval et j’attends la morsure des chacals et des hyènes…

Ainsi se débattent les ardeurs des amants dans les pays perdus des chaleurs et des ruts…

Frontispice : estampe de Lu Yu (733-804)